Les Inrockuptibles

L’indéracina­ble Orchestra Baobab

Après une traversée du désert longue de dix ans, le légendaire groupe sénégalais d’afro-salsa sort un album hommage à l’une de ses voix phare disparue récemment, Ndiouga Dieng. Rencontre à Dakar, avec le chanteur Balla Sidibé, autre branche forte du Baoba

- par Francis Dordor

le légendaire groupe sénégalais d’afro-salsa est de retour. Rencontre, à Dakar, avec le chanteur Balla Sidibé

Le baobab africain appartient à la famille des bombacacée­s, nous apprend Wikipédia. C’est aussi un arbre à palabres qu’il est malvenu ou sacrilège de couper.” Si l’on en juge par sa prestation du 25 mars à Dakar, cette vérité ne concerne en rien l’Orchestra Baobab, groupe légendaire de la musique sénégalais­e qui resplendit, même amputé de plusieurs branches maîtresses. Ainsi le chanteur et membre fondateur Rudy Gomis, convalesce­nt depuis son opération d’un glaucome, était-il absent. Comme Barthélémy Attisso, seul guitariste au monde qui charmerait un nid de serpents rien qu’avec les sinuosités de son instrument. Rentré à Lomé, capitale de son Togo natal, il y a repris son métier d’avocat.

Manquait aussi à l’appel Ndiouga Dieng, qui a quitté ce monde en novembre, à 71 ans, après avoir gratifié le groupe de sa voix de griot merveilleu­x et de chansons parangons pendant près d’un demi-siècle. Sévèrement élagué, le vénérable arbre à musique dakarois envoûte toujours autant. Pendant les deux heures d’un concert d’anthologie donné aux Petites Pierres seront proposés les fruits de toute une vie, ces chansons légères, ensorcelan­tes, résultats d’une hybridatio­n parfaite entre musique cubaine et africaine. Et ce pour le plus grand bonheur d’un public à fort pourcentag­e d’expatriés qui à la fin en sera réduit à supplier mains jointes les musiciens pour que la fête se prolonge dans la nuit.

Un samedi soir à danser sur l’afrosalsa veloutée du Baobab ? La dernière occasion remonte à une dizaine d’années au Just 4 You, restaurant musical de la ville, pour le lancement de Made in Dakar, deuxième album signé sur le label anglais World Circuit. Cette fois, c’est aux Petites Pierres, lieu multicultu­rel du quartier Ouakam, que le groupe célèbre en public la sortie de leur nouveauté intitulée, forcément, Tribute to Ndiouga Dieng. Produit par Nick Gold, deus ex machina de World Circuit,

c’est une nouvelle preuve de la jeunesse éternelle d’une formation qui a traversé le temps, enjambé les modes, fait le dos rond pendant les périodes difficiles, pour mieux rejaillir telle une source de jouvence en milieu aride.

Authentiqu­e madeleine sonore, la musique du Baobab n’a pas son pareil pour nous rouler dans la farine d’un plaisir à l’ancienne en nous épargnant les grumeaux de la nostalgie. C’est une musique qui crée son propre milieu sans sombrer dans la facilité, ni verser dans l’inconsista­nce de la musique d’ambiance. Souple et malléable, elle domestique les forces sauvages qu’elle possède en elle sans jamais les affaiblir. Si bien que son invitation à danser se transforme en une injonction que nos sens ne peuvent refuser. Aussi douce que démoniaque, elle a certaineme­nt favorisé un nombre phénoménal de flirts et de passions charnelles. Et ce faisant, bien plus qu’appartenir à l’histoire contempora­ine du Sénégal, elle s’est incrustée dans le corps même de ce jeune et turbulent pays d’Afrique.

Au lendemain du concert aux Petites Pierres, nous retrouvons le saxophonis­te Thierno Koité et le chanteur Balla Sidibé sous le toit de chaume d’une buvette en bord de mer. Sous son air débonnaire, éclairé par deux yeux malicieux et un large sourire auquel manque quelques dents, Balla est le tronc indéracina­ble du Baobab. Portant ses 75 ans avec aisance, le chanteur semble encore rajeuni par la perspectiv­e d’une nouvelle étape dans la longue carrière du groupe après ces dix ans d’interrupti­on vécus comme une traversée du désert. “Une vraie galère !, tempête-t-il. Tout ça à cause d’Attisso (le guitariste – ndlr) qui nous a fait poireauter pendant trop longtemps. A la fin, on lui a trouvé un remplaçant, René (Sowatche – ndlr), un jeune Béninois qui joue exactement comme lui. Du coup, Attisso nous appelle presque tous les jours. Il nous fait croire qu’il veut rester au Togo, mais nous on sait bien que son cabinet d’avocats ne marche pas…”

C’est l’une des révélation­s du nouvel album, et l’un des attraits du groupe en concert : une nouvelle sève irrigue le vieil arbre, stimule sa renaissanc­e. L’arrivée du guitariste béninois au jeu fluide et délié comparable à celui de son prédécesse­ur n’en est pas la seule raison. L’incorporat­ion d’un joueur de kora, Abdouleye Cissoko, aux élégantes diaprures de cordes, contribue à faire du retour du Baobab un événement tout sauf passéiste. Quand bien même la chanson Foulo, la première du nouvel album, la première à avoir été jouée aux Petites Pierres, et la première que Balla a composée en 1966, nous ramène au début de l’histoire.

“Foulo, c’est une déclaratio­n d’amour à ma future femme, se souvient Balla. A l’époque, je venais d’arriver à Dakar, de Casamance, où je suis né, après avoir passé deux ans sous les drapeaux. Je faisais partie de la première promotion de parachutis­tes de l’armée sénégalais­e.” Dans la famille Sidibé, on est militaire depuis des génération­s. L’arrière grand-père de Balla a même été un lieutenant de Samory Touré, le fondateur de l’empire assoulou, héros de la résistance à la colonisati­on française, à la fin du XIXe siècle. Aussi, quand le jeune homme avoue préférer la guitare au fusil-mitrailleu­r, la consternat­ion s’empare du clan familial. Têtu comme un âne, Balla n’en fait qu’à sa tête. Et après des débuts au sein de l’Ucas (l’Union culturelle artistique de Sédhiou), il rejoint avec son copain Rudy Gomis le Guinea Jazz, qui effectue une tournée de six mois à travers la Casamance. “On n’a pas touché un centime mais on a beaucoup appris.” D’autres formations suivent : le Harlem Jazz, le Standard, le Palladium…

Au sein du groupe Galéabé, il interprète sa toute première chanson en soliste, la célèbre Guantaname­ra qu’il restitue dans un espagnol phonétique, sans rien comprendre aux paroles. Une technique maîtrisée à mesure que la latinisati­on de la musique ouestafric­aine se généralise. C’est l’âge d’or des grands orchestres de l’Afrique francophon­e, le Bembeya Jazz en Guinée, le Rail Band et Les Ambassadeu­rs du Motel de Bamako au Mali, l’OK Jazz au Congo. Tous fusionnent, à divers degrés, influences cubaines et rythmes africains. A la tête du Miami Club, dans le quartier de la Médina de Dakar, Ibra Kassé veut un orchestre capable de rivaliser avec ces formations d’élite. Il recrute Balla Sidibé, Rudy Gomis et Barthélémy Attisso au sein du Star Band. Chaque soir, le groupe fait le bonheur de la clientèle du Miami. Et ce malgré

“quand les femmes commencent à aller voir ailleurs, mon vieux, tu peux changer de métier !” Balla Sidibé, chanteur

les méthodes dictatoria­les du patron. “Quand quelque chose ne lui plaisait pas, souligne Balla, Ibra Kassé n’hésitait pas. Un soir où Issa (Cissoko – ndlr) commençait à s’endormir sur scène de fatigue, il lui a arraché son saxophone des mains et est allé le jeter dans la mer !”

En 1969, la vie nocturne dakaroise est l’une des plus folles du continent. Adrien Senghor, neveu du président Léopold Sédar Senghor, ouvre un nouveau club au 44, rue Jules Ferry, dans l’ancien quartier européen. Baptisé Baobab en raison de l’arbre planté dans la cour, l’endroit se veut le must absolu en matière d’amusement dans une ville déjà bien pourvue en rendez-vous hédonistes. “Adrien Senghor nous a mis le marché en main. On quittait le Miami pour le Baobab avec à la clé un meilleur cachet et une liberté artistique totale. On a démissionn­é le jour même.” Comme aimantée par la musique de Balla & Cie, la clientèle les suit au Baobab. La fête s’y prolongera pendant sept ans.

Chaque soir, l’orchestre fait étalage d’un large nuancier de styles, passant avec agilité de la salsa à des versions

arrangées de tubes soul ou pop, glissant ici et là des chansons en wolof, en malinké. S’y invitent aussi des thèmes jazzy aux couleurs mandingues exprimés par le fougueux saxophonis­te d’origine malienne Issa Cissoko. “A l’époque, l’une des principale­s voix du Baobab, c’était Laye MBoup, un griot. Mais en 1975, Laye s’est tué dans un accident de voiture et Thione Seck et Ndiouga Dieng l’ont remplacé.” Le groupe compte alors pas moins de cinq chanteurs (Thione Seck, Ndiouga Dieng, Balla Sidibé, Rudy Gomis et Medoune Diallo), chacun dans un registre vocal différent.

En 1975, le groupe enregistre cinq albums dont il ne tire aucun profit. Situation qui l’incite à considérer d’autres offres. Celle du Jandeer Club se révèle la plus intéressan­te. Là encore, la clientèle suit. Sauf que les musiciens sont payés en instrument­s et gadgets sonores. Le groupe décide de tenter sa chance en France. Sans succès. “On s’est retrouvés livrés à nous-mêmes. Sur les six mois où nous sommes restés en France, on a dû donner cinq concerts. Sans être payés. On n’avait pas un rond et rien à manger. A la fin, on s’est fait jeter de l’hôtel.” Le groupe trouve quand même le moyen d’enregistre­r deux albums avant de rentrer, penaud et sans le sou, au bercail, où un autre club, le Ngalam, les accueille.

Ils réalisent alors certains de leurs meilleurs enregistre­ments – ceux réédités sous le titre Pirate’s Choice

en 1989 et l’irrésistib­le Autorail, chanson locomotive qui célèbre l’ouverture de la ligne de chemin de fer reliant Dakar au Mali et jusqu’au Niger. Mais, au cours de ces années 1980, l’humeur musicale est au changement, et leur rumba sauce yassa lasse un public séduit par un nouveau genre, le mbalax, et sa danse exubérante, le ventilateu­r, que propulse le Super Etoile de Dakar dirigé par son jeune chanteur, Youssou N’Dour. “Le public s’est fait moins nombreux. Surtout les femmes. Or quand les femmes commencent à aller voir ailleurs, mon vieux, tu peux changer de métier !” C’est aussi l’époque où une guerre de sécession fait rage en Casamance, région natale de Rudy et Balla. “Les rebelles sont venus me trouver pour que je milite pour leur cause. J’ai refusé. Mon frère venait d’être tué d’une balle perdue à Ziguinchor.” En ces temps moins festifs, le Baobab ne fait plus recette.

En 2001, c’est Nick Gold, l’homme derrière World Circuit, aidé de Youssou N’Dour, qui parvient à reformer le groupe pour un concert décisif au Barbican de Londres et un album, Specialist in All Styles (2002), leur premier depuis des lustres. Viendront ensuite Made in Dakar (2007), et un tunnel long de dix ans.

Aujourd’hui, le vieil arbre sénégalais semble aussi solide qu’autrefois, et peut-être même plus qu’il ne l’a jamais été. Ses airs anciens empruntés à la tradition mandingue, comme Mariama ou Alekouma, le guest clin d’oeil de Thione Seck sur Sey, les “chalouperi­es” afro-cubaines toujours aussi tyrannique­s que sont Foulo ou Fayinkounk­o, font à la fois de Tribute to Ndiouga Dieng un album jubilé retraçant la longue histoire du légendaire orchestre mais aussi une invitation à savourer l’instant présent. “Tu as vu hier soir aux Petites Pierres ?, demande Balla, un clin d’oeil complice. Toutes ces femmes…”

album Tribute to Ndiouga Dieng (World Circuit) concert le 16 mai à Paris (Cabaret Sauvage)

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 ??  ?? Aux Petites Pierres, lieu multicultu­rel du quartier Ouakam, où le groupe aura joué deux heures, le 25 mars dernier, face à un public ravi
Aux Petites Pierres, lieu multicultu­rel du quartier Ouakam, où le groupe aura joué deux heures, le 25 mars dernier, face à un public ravi

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