Les Inrockuptibles

Vivre, dit-elle

En se racontant comme écrivaine, Laurence Nobécourt domestique sa “honte d’être née” et livre un récit sans concession, au bord de la folie.

-

Quand un romancier raconte sa vie pour en faire un roman, c’est généraleme­nt comme une caravane de banalités dans un désert de platitudes : le petit linge du moi-je souffreteu­x, les affres de la panne d’inspiratio­n, le vieux coup épuisant de la page blanche.

Laurence Nobécourt raconte sa vie d’écrivaine. Mais la page n’est pas blanche, elle est d’un noir très sombre. Fin mars 2003, le quotidien Libération lui demanda d’écrire son “Journal de la semaine”. A cette occasion, pour commenter la troisième guerre du Golfe qui venait de commencer, elle citait quelques vers d’un poète japonais du nom de Yazuki. Sauf que le poète n’existait pas et que les vers furent inventés. La Vie spirituell­e est la dissection de cette imposture et de la honte afférente. Pas la honte d’avoir menti, qui est le bien commun de n’importe quel écrivain, mais une honte plus ancestrale : “Ma honte d’être née, de me nommer, d’espérer…”

Le livre est une contre-enquête sur cette lame de fond qui la transperce, une recherche qui pourrait tourner au vinaigre autarcique si elle n’était pas bousculée dans sa ténacité et sa logique par une révélation sidérante : Yazuki le poète imaginaire existe bel et bien dans le Japon

d’aujourd’hui. Dès lors, Laurence Nobécourt part à la rencontre de ce Yazuki si beau qu’il est vrai, et surtout du Japon, pays dont elle a le sentiment qu’il l’attendait, en embuscade, depuis toujours. Ligne à ligne, le reporter-rapporteur

perd pied “aux prises avec la fiction de [sa] vie”. Cette perdition est comme un délire raisonnabl­e qui lui fait inventer a priori la biographie de Yazuki, ses amours, ses ascèses, sa maison, jusqu’à ce que l’increvable réel “qui soumet la fiction à son mystère” vienne non pas la contredire mais au contraire apporter de l’eau-forte au moulin de son imaginatio­n. Le récit est comme une boule de billard qui n’en finit pas de ricocher sur les bords de la folie. Une boule de pétanque aussi qui n’hésite pas à dégommer l’invraisemb­lable pour en faire jaillir des étincelles de vérité, voire se ruer sur le cliché orientalis­te, pour, en l’exagérant, le détruire, dit-elle.

Et c’est ainsi que pour Laurence Nobécourt, comme pour nous autres, qui dit Hiroshima dit “forcément sublime”, mon amour. Au sortir de cette cavalcade dans un labyrinthe, le minotaure de l’angoisse semble domestiqué : “La honte s’éclaire de la plénitude d’être en vie.” Gérard Lefort

La Vie spirituell­e (Grasset), 160 pages, 14 €

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France