Les Inrockuptibles

Gorillaz, humains avant tout

Six ans après son dernier album, Gorillaz revient en force avec Humanz. Un disque sombre mais dansant, né d’un cauchemar devenu réalité. De Londres à Paris, on a suivi Jamie Hewlett et Damon Albarn : deux hommes toujours animés.

- par Azzedine Fall

six ans après son dernier album, le groupe revient en force avec Humanz. Rencontre avec Jamie Hewlett et Damon Albarn, deux hommes toujours animés

D’ordinaire il n’y a pas grand-chose à faire aux alentours de Canada Water. Mais ce vendredi soir, des émissaires du monde entier pressent le pas vers la zone industriel­le qui entoure ce lac froid et austère du sud-est de Londres. A quelques mètres de l’eau, entre les couloirs métallique­s d’un énorme hangar de 60 000 mètres carrés, la capitale anglaise tente de réinventer ses nuits. Impossible de rater l’architectu­re infinie de Printworks. C’est le nom du nouveau superclub ouvert dans l’imprimerie désaffecté­e où s’engouffren­t les retardatai­res du soir, confondus entre journalist­es internatio­naux, VIP et fans anglais éberlués d’avoir été tirés au sort. Tout ce beau monde a rendez-vous avec Gorillaz.

Sept ans après son dernier concert, et un mois avant la sortie de son cinquième album, le groupe animé par la voix (entre autres) de Damon Albarn et les dessins de Jamie Hewlett s’apprête à dévoiler ses nouveaux morceaux en exclu mondiale. Deux heures plus tard, le moment se range immédiatem­ent dans la liste des souvenirs précieux qui n’appartienn­ent ni au temps, ni à l’espace. La dernière image résume d’ailleurs à elle seule la puissance fédératric­e du concert : Damon Albarn, exténué, entouré par une grosse partie du casting hallucinan­t de ce nouvel album.

Si Grace Jones et Mavis Staples n’ont pas fait le déplacemen­t, De La Soul, Jean-Michel Jarre, Pusha T, Kali Uchis ou Benjamin Clementine sont bien présents. En fond de scène, on aperçoit Noel Gallagher et Graham Coxon, hilares. Le premier chante avec Damon et Jehnny Beth de Savages sur We Got the Power, le titre qui referme le disque sur un hymne à l’amour et à la paix. Un coup de com parfait pour abattre définitive­ment le mur de la britpop entre Blur et Oasis ? Ou un moyen détourné pour troller Liam Gallagher en le laissant tout seul, de l’autre côté de la hate ? Comme souvent avec Damon Albarn, l’explicatio­n se trouve moins dans la réponse que dans les sourires canailles qui la ponctuent : “Au départ, j’avais aussi demandé à Graham de nous accompagne­r sur ce morceau. Mais je me suis dit que ça faisait peut-être un peu too much, non ? Il me tarde de savoir ce que Liam pense de cette chanson en tout cas… Je pense qu’il réagira sur Twitter.”

Une semaine après la démonstrat­ion de force de Printworks, Damon Albarn et Jamie Hewlett reçoivent les journalist­es français à Paris. Comme dans une mauvaise chanson de variété des années 2000, la journée promo se déroule dans un hôtel rue de la Paix, à trois pas de la place Vendôme. Dans la chambre 411, de retour d’un voyage express à New York, Damon répond avec l’enthousias­me cotonneux que lui autorise son jetlag. Juste à côté, chambre 409, Jamie ne tient

pas en place. Le dessinateu­r qui cite Chuck Jones (le créateur de Daffy Duck, Bip Bip et Coyote…) et Mad Magazine parmi ses influences fondamenta­les, se lève de sa chaise, lance des vannes et peine à reprendre sa respiratio­n tant il se marre en évoquant les débuts de Gorillaz : “On a fait tellement d’interviews, Damon et moi. Je pense que c’est mieux pour toi si on est séparés sur ce coup ! Quand on est ensemble, on n’arrête pas de se couper la parole, on s’embrouille… Tu ne veux pas assister à ça. On s’est rencontrés avant la sortie du premier album de Blur. Notre relation est assez particuliè­re car on est très honnêtes l’un envers l’autre. Je le considère comme un frère. Je l’aime profondéme­nt… Ce qui implique que l’on s’engueule énormément. Au moins, quand il y a un problème, tout est clair. On s’est bastonnés plusieurs fois.”

Jamie et Damon se connaissen­t, s’aiment et s’engueulent depuis plus de vingt-cinq ans. Mais ce n’est qu’à la fin des années 1990 que les gueules cassées des personnage­s de Gorillaz prennent forme sous la plume de Hewlett, auteur de BD réputé pour la création du personnage de Tank Girl. Depuis le premier album du groupe, ce sont ses dessins griffés sur des décors inquiétant­s qui incarnent le projet. En 2001, la première interview de Gorillaz dans

Les Inrocks s’était d’ailleurs soldée par un savoureux mélange des genres, entre foutage de gueule bienveilla­nt et storytelli­ng de façade : “Les Gorillaz ont un jour déboulé chez moi avec leur maquette, racontait alors Damon. Ils savaient que j’étais musicien et que mon meilleur copain était dessinateu­r, ils étaient certains que nous allions les aider. Ils existent, au moins autant que Marilyn Manson.”

“je suis un pessimiste profession­nel. Mais en ce qui concerne la musique, je vois plutôt ca comme de la mélancolie” Damon Albarn

“dans cet album, il y a une lumière au bout. Tu peux faire la fête en l’écoutant, même si c’est comme danser au bord des abysses” Damon Albarn

Personne n’était dupe. Pourtant, bien que maquillé d’ironie et de second degré, le retranchem­ent des identités de Hewlett et Albarn derrière les yeux vides des personnage­s de Gorillaz a toujours symbolisé une quête d’évasion, voire d’abstractio­n. Damon : “Avec le temps, j’ai compris qu’être célèbre était beaucoup moins important que de préserver sa liberté. Quand j’étais encore dépensier, j’ai acheté l’une des toutes premières télévision­s à écran plasma de GrandeBret­agne. Tu rigoles, mais à la fin des années 1990, un truc comme ça te permettait de coucher avec une fille. Un soir, on regardait la télé chez moi avec Jamie et on s’est dit qu’avec ce type de technologi­e, on pouvait imaginer quelque chose de différent. En matière de musique et de visuels, ça ouvrait des portes. Le lendemain, j’ai enregistré un morceau en utilisant un synthétise­ur qui traînait et Jamie s’est ramené avec une première ébauche de dessin.”

Pendant des mois, Jamie et Damon pensent et repensent le projet, esquivent le bug de l’an 2000, et attaquent cette nouvelle ère persuadés que quelque chose doit changer dans la conception et la diffusion de la musique moderne. Juste avant que les disques ne se dématérial­isent dans les pages de codes des sites de peer-to-peer, ils ne sont pas les seuls à disparaîtr­e à l’intérieur de leurs concepts. Au même moment, Daft Punk adopte définitive­ment le port du casque et sort Discovery. Un projet largement incarné par Interstell­a 5555: The Story of the Secret Star System, le dessin animé de Leiji Matsumoto. “C’est vrai que Daft Punk est un groupe qui partage la même esthétique et la même façon de penser la musique que la nôtre”, estime Damon Albarn. Dans les bacs, dans les charts et sur les écrans de MTV, les groupes animés se suivent de quelques semaines.

Pour Jamie, l’arrivée simultanée de Daft Punk et Gorillaz dans une industrie en pleine crise d’identité est plus qu’une heureuse coïncidenc­e : “J’ai halluciné quand j’ai découvert leur projet et j’ai trouvé que nos idées se répondaien­t d’une certaine façon. Il y avait un déficit d’originalit­é chez les groupes et les chanteurs à cette époque. Je ne sais pas si on peut appeler ça la crise des pop-stars, mais Daft Punk est arrivé avec cette super idée de devenir anonymes grâce à leurs casques. Ça efface toutes les considérat­ions d’ego. On fait de l’art parce qu’on croit à ce qu’on fait à 100 %, pas pour être célèbres ou sortir un parfum. On est tous fans de Kanye West pour sa musique et pas parce qu’il se comporte comme un connard.”

Produit par Dan The Automator et défendu par une communicat­ion qui place les dessins au centre de l’attention, le premier album de Gorillaz finit quand même par conduire le duo sous le feu des projecteur­s. La scène se déroule à New York, lors de la cérémonie des MTV Video Music Awards au début du mois de septembre 2001 : “On nous avait dit qu’on allait recevoir une récompense, donc on avait mis en place une grosse animation dans laquelle les personnage­s venaient récupérer le prix sur scène à notre place, se rappelle Jamie, dans un rictus amer. Avant la cérémonie, l’organisati­on nous a quand même forcés à passer par le tapis rouge devant toutes les télés, etc. On ne voulait pas faire ce truc mais ils nous ont jetés dans une énorme limousine ridicule. Quand on est sortis, on a vu les Destiny’s Childs sur le tapis rouge en train de distribuer leurs meilleures poses aux photograph­es.”

C’est la folie sur le tapis rouge du Metropolit­an Opera House. Damon Albarn et Jamie Hewlett s’avancent avec leurs “dégaines de bâtards miteux”. “Et là : silence complet. Personne ne nous prête une seule seconde d’attention ! L’une des plus grosses humiliatio­ns de ma vie. On a fini par entrer, on s’est assis dans l’auditoire et des gens ont commencé à nous apporter de la vodka. On a bu comme des trous jusqu’au moment de recevoir notre récompense.” Finalement, MTV annonce que c’est Mudvayne qui gagne ! Sur scène, le groupe de heavy metal sordide couvert de faux sang est accueilli par un immense : “You fucking wanker !!!” proféré par un Damon Albarn imbibé et avachi sur son siège. Les deux Gorillaz se font virer dans l’instant sous les yeux incrédules de Snoop Dogg, Christina

Aguilera, Beyoncé et consorts. Ils finissent par régler les comptes de leur frustratio­n à coups de poings sur les trottoirs de Manhattan, séparés par la NYPD.

Cinq jours plus tard, c’est aussi à New York que la carrière de Gorillaz va prendre un tournant aussi décisif qu’inattendu. Selon Jamie Hewlett, le groupe aurait très bien pu s’arrêter après le succès et les excès de son premier disque éponyme : “On n’avait pas prévu de sortir un deuxième album. Pour nous, le projet était bouclé. Et puis, il y a eu le 11-Septembre. Cet attentat a complèteme­nt changé la face du monde et ça a bouleversé notre façon de voir Gorillaz.” Les deux amis sortent Demon Days comme une réponse à cette tragédie mais aussi à la façon dont “certains médias nous gardent dans un état de peur et d’anxiété”.

Sorti en 2005, l’album dévoile des tubes impérissab­les comme Kids with Guns et Feel Good Inc., et précise le geste artistique de Gorillaz. Du trip-hop au rock en passant par le rap, le groupe devient un territoire de plus en plus extensible dans lequel Albarn laisse traîner son chant indolent et morose. “Je suis un pessimiste profession­nel, admet-il sans peine. Mais en ce qui concerne la musique, je vois plutôt ça comme de la mélancolie. La différence est importante. J’aime les accords mineurs et je préfère chanter sur des choses qui me terrifient. Je pense que tout vient de là, de ces moments de solitude où je me mets à jouer car je ne peux plus supporter le silence.”

En même temps qu’il se politise, le groupe accueille de plus en plus de featurings. On croise Neneh Cherry, Ike Turner, De La Soul et même Dennis Hopper sur Demon Days. Cinq ans plus tard, ce sont Lou Reed, Snoop Dogg, Bobby Womack ou Mark E. Smith qui chantent le spleen de l’album Plastic Beach. Toujours avec le même écho glauque et parfois glaçant d’un monde qui change trop vite : “Le 11-Septembre a complèteme­nt changé ma façon de composer. Ma réponse a été Demon Days, et depuis c’est vrai qu’il n’y a pas eu beaucoup de lumière dans la musique

“mettre un z à Humanz, c’est poser des questions. Sommes-nous toujours humains ? Sommes-nous conscients de ce que l’on vit ?” Jamie Hewlett

de Gorillaz, même si les choses sont un peu différente­s sur ce nouveau disque.”

Avec Humanz, un cinquième album beaucoup plus ouvert sur le plan du son, Albarn et Hewlett proposent un effort narratif forcément marqué par le contexte politique actuel. “Tout est parti d’un cauchemar, résume Jamie Hewlett. Quand on a bouclé le casting du nouveau disque, on a demandé à chacun d’imaginer un monde où Donald Trump serait le président des Etats-Unis. Le pitch était simple : on fait une grosse soirée et on se réveille le lendemain en se rendant compte qu’il ne s’agissait que d’un affreux cauchemar.” Malheureus­ement, la réalité a rattrapé la fiction. Le jour de l’élection de Trump, Damon et Jamie se réveillent avec la gueule de bois : “Je n’ai même pas eu besoin d’appeler Damon pour ressentir sa colère. Après le Brexit, c’était le coup de massue. Ma femme est française, donc j’ai la chance d’habiter entre Londres et Paris, souffle Jamie, l’air provocateu­r. J’ai grandi sous Thatcher, alors j’ai l’habitude qu’on fasse n’importe quoi chez nous. Je ne sais pas si j’ai envie de rester à plein temps en France. Disons que ça dépend un peu du résultat de votre élection présidenti­elle.”

Avant d’être douché par l’élection de Donald Trump, Damon Albarn avait déjà plutôt mal vécu la sortie de l’Europe : “Quand j’ai appris la nouvelle, j’étais dans un hôtel pas loin de Glastonbur­y avec une quarantain­e de musiciens syriens. On était réunis pour un concert formidable. Tu imagines le choc, ma tristesse et ma colère à ce moment. Quand des personnes qui ont 60 ou 70 ans décident du futur des gamins de 18 ans, je trouve qu’il y a quelque chose qui déconne dans la démocratie. Et c’est pareil avec Trump. Je ne voulais pas écrire un disque trop politique car ça fige les chansons dans le temps. Contrairem­ent aux autres albums de Gorillaz, celui-ci est plus emballé. Il y a une lumière au bout. Tu peux faire la fête en l’écoutant, même si c’est comme danser au bord des abysses.”

Pour mettre en musique cette messe inquiétant­e, Damon Albarn a voyagé de Chicago à la Jamaïque pour travailler avec des artistes aussi différents que Peven Everett (Strobelite) et Popcaan (Saturnz Barz) : “Bon, je ne suis pas l’ambassadeu­r le plus évident en ce qui concerne la house de Chicago. Mais je voulais absolument travailler avec Peven Everett. J’étais curieux, je voulais en savoir plus sur cette musique et sur le mouvement qu’elle transporte. La rencontre avec Popcaan a été déterminan­te. J’ai essayé de chanter avec de l’Auto-Tune comme lui mais ça ne fonctionna­it pas. J’avais l’impression de m’accaparer l’idée de quelqu’un d’autre. Depuis les débuts de Gorillaz, je chante avec ce ton désabusé et nonchalant. J’ai mon propre effet sur ma voix et ça dure depuis quinze ans. C’est peut-être pour ça que l’Auto-Tune ne marche pas sur moi.”

Renforcé par des monstres sacrés comme Grace Jones, De La Soul, Mavis Staples ou Jean-Michel Jarre, Humanz s’adresse directemen­t à la jeunesse incarnée par les voix de Popcaan, Kelela, Danny Brown ou Kali Uchis : “On a buté sur plusieurs titres différents pour l’album et puis Damon a eu cette idée formidable de l’appeler Humanz, avec un “z”, précise Jamie. J’ai trouvé ça parfait. Mettre un “z” à Humanz, c’est poser des questions. Sommes-nous toujours humains ? Que sommes-nous devenus ? Sommes-nous conscients de ce que l’on vit ?”

Damon Albarn et Jamie Hewlett en conviennen­t, c’est la nouvelle génération qui détient les réponses aux questions qui les obsèdent. Leur fantasme absolu ? Que Gorillaz continue à exister sans leurs inspiratio­ns personnell­es : “Avec Damon, on en parlait justement la semaine dernière. On va avoir 50 piges. On ne peut pas continuer à faire ce truc sérieuseme­nt pendant très longtemps. Tu imagines les kids dans vingt ans ? Ils découvrira­ient que derrière Gorillaz se cachent deux vieux mecs séniles de 70 ans. Comment faire pour garder Gorillaz en vie sans être directemen­t impliqué dans son processus créatif ? “C’est tout l’enjeu de la suite de l’histoire, cligne une dernière fois Jamie, même si elle ne nous appartient pas forcément.”

album Humanz (Parlophone/Warner), sortie le 28 avril concerts le 10 juin à Margate, dans le cadre du Demon Dayz Festival organisé par le groupe, et le 23 novembre à Paris (Zénith)

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