Les Inrockuptibles

Entretien

Pour l’historien des idées François Cusset, le choix obligé entre la “vague brune” et la “déferlante thatchérie­nne” a dominé l’entre-deux-tours de la présidenti­elle. Il soutient néanmoins que le débat politique n’a pas été totalement absent de la campagne

- dernier ouvrage paru La Droitisati­on du monde (Textuel), 112 pages, 15 €

pour François Cusset, historien des idées, le clivage moral qui a dominé l’entre-deux-tours n’a pas étouffé le débat politique

Le second tour de la présidenti­elle a opposé une représenta­nte de l’extrême droite à un défenseur assumé de la mondialisa­tion et du libéralism­e économique : cela témoigne-t-il à vos yeux de la “droitisati­on du monde” ?

François Cusset – On peut faire plusieurs lectures de cette curieuse élection. La première, la plus évidente car elle est quasiment géométriqu­e, c’est qu’il y a bien une translatio­n à droite de l’ensemble du spectre politique. Au lieu de l’habituelle confrontat­ion entre les partis institués – une gauche molle assumant à demimot le tournant néolibéral et une droite traditionn­elle tentant de le cadrer dans les valeurs conservatr­ices –, nous avons assisté à un face-à-face entre l’extrême droite du PS, en la personne d’Emmanuel Macron, qui s’apprête à nous faire du El Khomri au carré, et l’extrême droite de la politique électorale française en la personne de Marine Le Pen. C’est un phénomène de longue haleine, venu de loin. La dernière étape du grand virage droitier mondial des quarante dernières années a été l’alliance, au départ de circonstan­ce, nouée aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001, entre une droite conservatr­ice régénérée, déclarant la guerre des civilisati­ons, et la droite des marchés, celle du capitalism­e débridé et des anarcholib­ertariens de la Silicon Valley. Il faut croire qu’en France, l’alliance n’est pas encore complète, ou même possible, puisqu’on a assisté avec ce stupéfiant entre-deux-tours à l’affronteme­nt précis de ces deux droites.

La deuxième lecture qu’on peut en faire, à partir de la sensation palpable de panique entre les deux tours,

c’est qu’on a assisté à une soudaine réabsoluti­sation des opinions, à une résurgence paradoxale de la politique, antagoniqu­e et hystérisée. Alors qu’aux dernières élections présidenti­elles, on faisait encore un choix, ou on croyait faire un choix, dans un espace de positions relatives, parmi un cocktail idéologiqu­e souvent indigeste, les trois options proposées au second tour cette année ont été revendiqué­es par leurs tenants comme des positions de principe, absolutisé­es, littéralem­ent fondamenta­listes. D’un côté, l’option de la préférence nationale et de la patrie pour seul rempart, francité en valeur absolue à laquelle tout le reste est soumis – l’économie, la morale, la mondialisa­tion, etc. Le chantage pour le vote Macron, avec sa légitimati­on antifascis­te donc indiscutab­le, était lui aussi absolutist­e : on votait Macron ou on se réjouissai­t de la rafle du Vel d’Hiv. Enfin, les partisans galvanisés de l’abstention ou du vote blanc ont donné au “ni-ni” une justificat­ion absolue : en les rabattant l’un contre l’autre, pas parce que ce serait deux désastres comparable­s, mais parce que voter Macron revenait, pour eux, à voter contre

l’effet en votant pour la cause – à combattre Le Pen en favorisant une évolution qui alimente la bête et la fera revenir plus gourmande encore la prochaine fois. Ces trois injonction­s impérative­s, ces trois positions absolues expliquent l’ambiance très tendue de cette fin de présidenti­elle.

Est-ce la raison pour laquelle un clivage moral s’est substitué à la confrontat­ion idéologiqu­e entre les deux finalistes ?

Un clivage moral dramatisé, qui a caché tout le reste, puisque l’échéance électorale n’a eu aucun autre enjeu

depuis le début (ni toute la politique française depuis trente ans !) que d’empêcher l’avènement du pire, le FN. Si on ajoute le violent “réalisme” économique défendu avec le sourire par le vainqueur, tout ça éliminait la politique, le rapport de forces, qui du coup s’est retrouvé dans les invectives de rue et aux tables des dîners. Car au fond, la seule question intéressan­te dans cette affaire est celle-là : où est la politique ? A-t-elle voix au chapitre, qu’est-ce qui l’évacue du débat public ou de ses dramatique­s anxiogènes, et qui en même temps est peut-être en train de la faire renaître ? Les candidatur­es de Le Pen et Macron incarnaien­t, asymétriqu­ement mais sûrement, deux fondamenta­lismes, justement, celui de la nation et celui de l’économie, avec deux tenailles entre lesquelles faire disparaîtr­e la politique : l’invective morale d’un côté – préférence nationale vs résistance antifascis­te, deux de nos trois absolus de tout à l’heure – et de l’autre une approche strictemen­t économique de tout, pliée aux impératifs de la rentabilit­é et de l’efficacité. L’économie et la morale, ces bordures extérieure­s de la politique, ont comme tenté d’effacer l’antagonism­e politique de fond – d’où la cacophonie du débat de l’entre-deux-tours. Mais dans l’espace des discussion­s, et des subjectivi­tés déchirées (les gens pris entre la secte, la haine et la nausée), la politique était là, beaucoup de gens lui ont refait une place, par ces partis pris absolutisé­s, ou par la déterminat­ion à résister – à la vague brune ou à la déferlante thatchérie­nne.

Comment cette prise de conscience s’est-elle manifestée ?

La candidatur­e de Jean-Luc Mélenchon, ou ce que les gens en ont fait, a pas mal contribué à ce retour de la politique. C’est vrai : quelles que soient mes propres réserves sur le personnage un peu bonapartis­te ou sur certains points inquiétant­s de son programme, la propositio­n de la France insoumise a permis de réimposer la politique contre ses dehors – la morale et l’économie, et leurs chantages absolutisa­nts. C’est le sens du changement de régime qu’elle envisage, par un processus constituan­t auquel une partie des citoyens participer­aient, avant le retrait du Président, ou son remplaceme­nt, dans une sorte d’horizon autosacrif­iciel de la fonction, tellement surinvesti­e sous la Ve République – ça avait de la gueule. Que cette propositio­n-là ait failli passer au second tour témoigne d’un réveil politique assez tonitruant quand même. On peut espérer que, remobilisé dans la rue contre Macron, et avec en tête ce genre d’horizon, un peuple de gauche plus large pourrait maintenant retrouver le désir de politique.

Après le coup de massue de cette élection, le peuple de gauche a pourtant des raisons d’être abasourdi, puisqu’il est électorale­ment faible et politiquem­ent peu organisé…

Certes, la gauche était absente du deuxième tour, et son parti dominant est cliniqueme­nt mort. Mais si on met bout à bout le surgisseme­nt de cet horizon avec Mélenchon et le candidat de la gauche officielle qui était sur une position plus à gauche que d’habitude, sans oublier les velléités trotskiste­s, la gauche n’est pas si affaiblie que ça – près de 30 % des votants, et beaucoup d’abstention­nistes. Cette vraie gauche, qui justement n’abuse plus de ce mot galvaudé, a certes échoué, mais avant

que le couple monstrueux de la morale et de l’économie n’occupe tout le terrain, elle a eu le temps de poser une question inhabituel­le dans le débat politique, la moins court-termiste et pourtant la seule urgente : comment habite-t-on le monde ? C’est une question à la fois philosophi­que, éthique, écologique et sociale, et c’est aussi celle des luttes à mener pour mieux l’habiter. La poser au moment où on dit la politique morte est assez audacieux, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Evidemment, ils ne pouvaient pas gagner l’élection du premier coup avec ce type d’horizon, mais c’est une façon de permettre à ceux qui ne se reconnaiss­ent plus dans le processus électoral, son chantage moral ou ses options interchang­eables, de pouvoir s’exprimer.

De nombreux citoyens se sont abstenus ou ont voté blanc, tandis que d’autres ont voté Macron sans adhérer à son programme. Pensez-vous qu’il y a là les germes d’une future révolte ?

Le slogan des lycéens qui ont défilé pendant l’entre-deux-tours – “Ni patrie ni patron” – exprimait tout haut ce que beaucoup d’électeurs ressentent tout bas sans oser le dire, tant il est difficile d’avouer qu’on ne veut ni la nation française, ni l’entreprise néolibéral­e comme lieux pour habiter aujourd’hui, à investir de ses désirs et d’un imaginaire commun. On verra pour la révolte, en tout cas ce n’est pas un chèque en blanc. Nous ne sommes plus en 2002 et la victoire de Macron n’a pas été celle de la République unie contre l’infamie fasciste. Ce vote, pour ceux qui y sont allés la mort dans l’âme, était une obligation éthique minimale vis-à-vis de nos camarades illégaux, réfugiés ou juste différents, qui auraient morflé plus rapidement. Mais il n’exonère pas Emmanuel Macron du face-à-face immédiat, dès le 8 mai, avec une opposition sociale résolue et potentiell­ement très large. Dans la même manif lycéenne de l’entre-deuxtours, il y avait aussi ce tag significat­if : “Macron, tu vas chialer. Signé les jeunes”. En répétant sur le ton du réaliste courageux qu’il allait imposer par ordonnance­s dès cet été des réformes du marché du travail, ce qu’aucun gouverneme­nt de droite n’a osé faire, Macron mobilisait déjà par avance contre lui. La levée de boucliers n’est pas une hypothèse, c’est une certitude, elle sera sans délai, et à mon avis durable.

De quoi Macron est-il le nom ? Comment analysez-vous son émergence ?

C’est comme une purificati­on des rapports de classe, par la double onction de la morale et de l’économie – sous couvert de gueule d’ange. Face à l’impossibil­ité d’élire en France à visage découvert un social-démocrate de marchés, on a donc eu ce grand show du rajeunisse­ment, renouvelle­ment des visages pour faire passer sans

“un peuple de gauche plus large pourrait maintenant retrouver le désir de politique”

mauvaise conscience le réalisme dominant. Et au final, on a un Président qui, malgré son parcours archétypal, ne ressemble pas vraiment à un homme politique comme on les connaît, ni par son parcours, ni par son discours. Il a pu se présenter comme un phénomène nouveau, mais la nouveauté était surtout cette dissolutio­n de la politique dans le bain de la morale, de circonstan­ce, et de l’économisme radicalisé.

Son originalit­é a été de se présenter à la fois comme un candidat européen et comme le candidat des patriotes, avec un style jacobin. Comment l’interpréte­z-vous ?

Il y était forcé, sinon il n’aurait pas atteint le second tour. S’il a la plasticité d’une figure postpoliti­que, ou incarne un dépassemen­t de la politique dans le réalisme économique, c’est qu’il réunit deux filiations peu à l’aise dans la tradition française : un pôle libertaire­libéral au sens américain, qui n’a jamais réussi à s’imposer dans l’Hexagone électoral, et un pôle libéral de type aronien ou tocquevill­ien, celui qui prétend indissocia­bles libéralism­e économique et libéralism­e politique. Ce pôle-ci était à son aise après la chute du mur de Berlin, pour trompeter que sans le libre marché, il n’y aurait pas d’institutio­ns démocratiq­ues – alors que sans ces dernières, on l’a vu partout

depuis, celui-là se porte très bien. En tout cas, pour que soient assimilabl­es ces deux filiations mal aimées en France, Macron était bien obligé de leur ajouter la position classique du parti de pouvoir français, jacobine, républicai­ne, patriote, honorant une tradition.

En quoi Emmanuel Macron incarne-t-il la victoire d’un “candidat postpoliti­que” ?

Il incarne, par ses arguments et ses fidèles, le vieux fantasme technocrat­ique du XIXe siècle, présent dans le corps des ingénieurs ou chez un Saint-Simon, celui d’un dépassemen­t de la politique dans la compétence. En cela, et en cela seulement, Macron rappelle la posture de François Mitterrand lors de la campagne présidenti­elle de 1988, celle au fond, derrière les ruses du Roi-Soleil, d’un gouverneme­nt de technocrat­es compétents et d’institutio­ns préservées, qui prendrait ce qu’il y a de mieux à droite et à gauche pour fabriquer une position postidéolo­gique, réconcilié­e, vouée à la seule efficacité – comme l’appelait de ses voeux un best-seller cette année-là, La République du centre, écrit par les animateurs de la fondation Saint-Simon. Le centre devient un siphon de baignoire où peuvent être évacués les antagonism­es sociopolit­iques, et le lieu d’attraction des nouveaux “réalistes” et de tous ceux qui veulent dépasser la politique dans l’expertise. Macron évoque le Mitterrand de 1988 en cela seul qu’il se présente comme celui qui va dépasser la politique. A l’époque, alors que Chirac présente un programme d’homme de parti, le Président sortant fait une lettre aux Français pour enterrer le clivage droite/gauche, devenu inutile. C’est la stratégie qu’a surjouée Macron au cours de cette élection, moyennant pas mal de mensonges. Car si l’on est à droite, on peut y voir du hollandism­e déguisé, un PS qui aurait surmonté sa mauvaise conscience, et si l’on est à gauche, un ultralibér­alisme qui passe de cette façon, adouci par un visage, sanctifié au nom de la menace fasciste.

Mélenchon a repris les thèses de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, dans le sens d’un abandon de la lutte des classes stricto sensu au profit d’une posture postmarxis­te. Cette stratégie vous paraît-elle viable ?

Il y avait, dans la propositio­n politique de Jean-Luc Mélenchon, un clivage interne, logique : conquérir le pouvoir pour partager ou même “déprendre” le pouvoir. Ce que résume ce processus constituti­onnel au terme duquel il était censé s’effacer comme Président. Mais c’est un déchiremen­t beaucoup plus profond qui divise la gauche. Entre la logique de la gauche historique, qui est qu’on ne pourra améliorer le sort du prolétaria­t que par l’entremise de l’élection ou de la prise du pouvoir, par en haut donc, et l’impression que ça se passe ailleurs, plus localement, ou la conclusion logique qu’on tire après trente ou quarante ans de “gauches” de pouvoir que ça ne marche pas, et que l’élection vaut toujours trahison. C’est l’idée, encore en germe, ou encore interdite, que cette délégation politique du pouvoir des dominés, cette représenta­tion-là dans ce cadre-là mène à l’échec, à l’abandon du peuple et du commun, et que donc l’essentiel est d’élaborer plus horizontal­ement de nouvelles formes de vie, des modalités de relations collective­s qui ne passeraien­t plus par l’élection. C’est entre ces deux options-là que la gauche va devoir trancher, toujours le même dilemme depuis les débuts de l’ère moderne : entre le pouvoir redistribu­é par en haut et le pouvoir reconquis par en bas. Ça ramène aussi au vieux clivage des gauches de la gauche entre le léninisme de la prise du pouvoir et le romantisme révolution­naire du commun pleinement vécu, de Bakounine à Debord et aux quelques sécessionn­istes d’aujourd’hui, qui font des émules – en se fabriquant une vie collective partiellem­ent autonome, que le pouvoir n’aura pas.

Cette élection a vu la qualificat­ion au second tour de deux candidats n’émanant pas des deux partis traditionn­els qui structuren­t la vie politique française depuis quarante ans. Va-t-on assister à une recomposit­ion du paysage politique ?

La polarisati­on demeurera, si tout débat, ou toute situation de choix, suppose bien de fabriquer des polarités. En revanche, elle ne se fera peut-être plus selon l’axe gauche/droite, puisque ça fait quand même vingt-cinq ans au moins que chacun de ces deux camps est clivé, entre une position protection­niste ou souveraini­ste et une position libérale, moins critique de la mondialisa­tion. Ce n’est pas nouveau : depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht, ces débats divisent la gauche comme la droite françaises. La plus grande tristesse dans cette saga électorale, c’est que le déclin structurel des positions politiques de la gauche ait offert comme seule alternativ­e crédible et électorale­ment vendable au néolibéral­isme le repli national – pour onze millions d’électeurs au moins.

Il y a un an, vous considérie­z que les conditions d’une “révolte globale” pouvaient être réunies, s’il y avait un accord sur un “adversaire commun” et un “refus du mirage électoral”. Dans la période qui s’ouvre, cette perspectiv­e est-elle toujours d’actualité ?

Voyons d‘abord les législativ­es. La séquence électorale n’est pas terminée. Mais dans la mesure où Macron a été élu sur un mélange d’injonction morale antifascis­te, de réalisme économique officiel et de poudre aux yeux marketing, la réaction sociale contre la politique qu’il a annoncée ne devrait pas tarder. Elle ne sera pas majoritair­e bien sûr, mais pas minoritair­e non plus. On peut déjà compter sur ceux qui ont voté pour Mélenchon et Hamon au premier tour. Et on peut tabler, si ça se gâte vraiment, sur une mobilisati­on politique aussi large que lors des grèves de 1995. Si la mobilisati­on politique est fonction de la désignatio­n d’un ennemi commun, qu’on l’associe à la technocrat­ie ou aux élites néolibéral­es, alors Macron s’est un peu désigné lui-même. Mais tout dépend maintenant de sa marge de manoeuvre et de ce qu’il va faire exactement. propos recueillis par David Doucet et Mathieu Dejean

“la réaction sociale contre la politique annoncée par Macron ne devrait pas tarder”

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Emmanuel Macron le soir de son élection
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Manifestat­ion lycéenne à Paris entre les deux tours de l’élection présidenti­elle

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