Entretien
Pour l’historien des idées François Cusset, le choix obligé entre la “vague brune” et la “déferlante thatchérienne” a dominé l’entre-deux-tours de la présidentielle. Il soutient néanmoins que le débat politique n’a pas été totalement absent de la campagne
pour François Cusset, historien des idées, le clivage moral qui a dominé l’entre-deux-tours n’a pas étouffé le débat politique
Le second tour de la présidentielle a opposé une représentante de l’extrême droite à un défenseur assumé de la mondialisation et du libéralisme économique : cela témoigne-t-il à vos yeux de la “droitisation du monde” ?
François Cusset – On peut faire plusieurs lectures de cette curieuse élection. La première, la plus évidente car elle est quasiment géométrique, c’est qu’il y a bien une translation à droite de l’ensemble du spectre politique. Au lieu de l’habituelle confrontation entre les partis institués – une gauche molle assumant à demimot le tournant néolibéral et une droite traditionnelle tentant de le cadrer dans les valeurs conservatrices –, nous avons assisté à un face-à-face entre l’extrême droite du PS, en la personne d’Emmanuel Macron, qui s’apprête à nous faire du El Khomri au carré, et l’extrême droite de la politique électorale française en la personne de Marine Le Pen. C’est un phénomène de longue haleine, venu de loin. La dernière étape du grand virage droitier mondial des quarante dernières années a été l’alliance, au départ de circonstance, nouée aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001, entre une droite conservatrice régénérée, déclarant la guerre des civilisations, et la droite des marchés, celle du capitalisme débridé et des anarcholibertariens de la Silicon Valley. Il faut croire qu’en France, l’alliance n’est pas encore complète, ou même possible, puisqu’on a assisté avec ce stupéfiant entre-deux-tours à l’affrontement précis de ces deux droites.
La deuxième lecture qu’on peut en faire, à partir de la sensation palpable de panique entre les deux tours,
c’est qu’on a assisté à une soudaine réabsolutisation des opinions, à une résurgence paradoxale de la politique, antagonique et hystérisée. Alors qu’aux dernières élections présidentielles, on faisait encore un choix, ou on croyait faire un choix, dans un espace de positions relatives, parmi un cocktail idéologique souvent indigeste, les trois options proposées au second tour cette année ont été revendiquées par leurs tenants comme des positions de principe, absolutisées, littéralement fondamentalistes. D’un côté, l’option de la préférence nationale et de la patrie pour seul rempart, francité en valeur absolue à laquelle tout le reste est soumis – l’économie, la morale, la mondialisation, etc. Le chantage pour le vote Macron, avec sa légitimation antifasciste donc indiscutable, était lui aussi absolutiste : on votait Macron ou on se réjouissait de la rafle du Vel d’Hiv. Enfin, les partisans galvanisés de l’abstention ou du vote blanc ont donné au “ni-ni” une justification absolue : en les rabattant l’un contre l’autre, pas parce que ce serait deux désastres comparables, mais parce que voter Macron revenait, pour eux, à voter contre
l’effet en votant pour la cause – à combattre Le Pen en favorisant une évolution qui alimente la bête et la fera revenir plus gourmande encore la prochaine fois. Ces trois injonctions impératives, ces trois positions absolues expliquent l’ambiance très tendue de cette fin de présidentielle.
Est-ce la raison pour laquelle un clivage moral s’est substitué à la confrontation idéologique entre les deux finalistes ?
Un clivage moral dramatisé, qui a caché tout le reste, puisque l’échéance électorale n’a eu aucun autre enjeu
depuis le début (ni toute la politique française depuis trente ans !) que d’empêcher l’avènement du pire, le FN. Si on ajoute le violent “réalisme” économique défendu avec le sourire par le vainqueur, tout ça éliminait la politique, le rapport de forces, qui du coup s’est retrouvé dans les invectives de rue et aux tables des dîners. Car au fond, la seule question intéressante dans cette affaire est celle-là : où est la politique ? A-t-elle voix au chapitre, qu’est-ce qui l’évacue du débat public ou de ses dramatiques anxiogènes, et qui en même temps est peut-être en train de la faire renaître ? Les candidatures de Le Pen et Macron incarnaient, asymétriquement mais sûrement, deux fondamentalismes, justement, celui de la nation et celui de l’économie, avec deux tenailles entre lesquelles faire disparaître la politique : l’invective morale d’un côté – préférence nationale vs résistance antifasciste, deux de nos trois absolus de tout à l’heure – et de l’autre une approche strictement économique de tout, pliée aux impératifs de la rentabilité et de l’efficacité. L’économie et la morale, ces bordures extérieures de la politique, ont comme tenté d’effacer l’antagonisme politique de fond – d’où la cacophonie du débat de l’entre-deux-tours. Mais dans l’espace des discussions, et des subjectivités déchirées (les gens pris entre la secte, la haine et la nausée), la politique était là, beaucoup de gens lui ont refait une place, par ces partis pris absolutisés, ou par la détermination à résister – à la vague brune ou à la déferlante thatchérienne.
Comment cette prise de conscience s’est-elle manifestée ?
La candidature de Jean-Luc Mélenchon, ou ce que les gens en ont fait, a pas mal contribué à ce retour de la politique. C’est vrai : quelles que soient mes propres réserves sur le personnage un peu bonapartiste ou sur certains points inquiétants de son programme, la proposition de la France insoumise a permis de réimposer la politique contre ses dehors – la morale et l’économie, et leurs chantages absolutisants. C’est le sens du changement de régime qu’elle envisage, par un processus constituant auquel une partie des citoyens participeraient, avant le retrait du Président, ou son remplacement, dans une sorte d’horizon autosacrificiel de la fonction, tellement surinvestie sous la Ve République – ça avait de la gueule. Que cette proposition-là ait failli passer au second tour témoigne d’un réveil politique assez tonitruant quand même. On peut espérer que, remobilisé dans la rue contre Macron, et avec en tête ce genre d’horizon, un peuple de gauche plus large pourrait maintenant retrouver le désir de politique.
Après le coup de massue de cette élection, le peuple de gauche a pourtant des raisons d’être abasourdi, puisqu’il est électoralement faible et politiquement peu organisé…
Certes, la gauche était absente du deuxième tour, et son parti dominant est cliniquement mort. Mais si on met bout à bout le surgissement de cet horizon avec Mélenchon et le candidat de la gauche officielle qui était sur une position plus à gauche que d’habitude, sans oublier les velléités trotskistes, la gauche n’est pas si affaiblie que ça – près de 30 % des votants, et beaucoup d’abstentionnistes. Cette vraie gauche, qui justement n’abuse plus de ce mot galvaudé, a certes échoué, mais avant
que le couple monstrueux de la morale et de l’économie n’occupe tout le terrain, elle a eu le temps de poser une question inhabituelle dans le débat politique, la moins court-termiste et pourtant la seule urgente : comment habite-t-on le monde ? C’est une question à la fois philosophique, éthique, écologique et sociale, et c’est aussi celle des luttes à mener pour mieux l’habiter. La poser au moment où on dit la politique morte est assez audacieux, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Evidemment, ils ne pouvaient pas gagner l’élection du premier coup avec ce type d’horizon, mais c’est une façon de permettre à ceux qui ne se reconnaissent plus dans le processus électoral, son chantage moral ou ses options interchangeables, de pouvoir s’exprimer.
De nombreux citoyens se sont abstenus ou ont voté blanc, tandis que d’autres ont voté Macron sans adhérer à son programme. Pensez-vous qu’il y a là les germes d’une future révolte ?
Le slogan des lycéens qui ont défilé pendant l’entre-deux-tours – “Ni patrie ni patron” – exprimait tout haut ce que beaucoup d’électeurs ressentent tout bas sans oser le dire, tant il est difficile d’avouer qu’on ne veut ni la nation française, ni l’entreprise néolibérale comme lieux pour habiter aujourd’hui, à investir de ses désirs et d’un imaginaire commun. On verra pour la révolte, en tout cas ce n’est pas un chèque en blanc. Nous ne sommes plus en 2002 et la victoire de Macron n’a pas été celle de la République unie contre l’infamie fasciste. Ce vote, pour ceux qui y sont allés la mort dans l’âme, était une obligation éthique minimale vis-à-vis de nos camarades illégaux, réfugiés ou juste différents, qui auraient morflé plus rapidement. Mais il n’exonère pas Emmanuel Macron du face-à-face immédiat, dès le 8 mai, avec une opposition sociale résolue et potentiellement très large. Dans la même manif lycéenne de l’entre-deuxtours, il y avait aussi ce tag significatif : “Macron, tu vas chialer. Signé les jeunes”. En répétant sur le ton du réaliste courageux qu’il allait imposer par ordonnances dès cet été des réformes du marché du travail, ce qu’aucun gouvernement de droite n’a osé faire, Macron mobilisait déjà par avance contre lui. La levée de boucliers n’est pas une hypothèse, c’est une certitude, elle sera sans délai, et à mon avis durable.
De quoi Macron est-il le nom ? Comment analysez-vous son émergence ?
C’est comme une purification des rapports de classe, par la double onction de la morale et de l’économie – sous couvert de gueule d’ange. Face à l’impossibilité d’élire en France à visage découvert un social-démocrate de marchés, on a donc eu ce grand show du rajeunissement, renouvellement des visages pour faire passer sans
“un peuple de gauche plus large pourrait maintenant retrouver le désir de politique”
mauvaise conscience le réalisme dominant. Et au final, on a un Président qui, malgré son parcours archétypal, ne ressemble pas vraiment à un homme politique comme on les connaît, ni par son parcours, ni par son discours. Il a pu se présenter comme un phénomène nouveau, mais la nouveauté était surtout cette dissolution de la politique dans le bain de la morale, de circonstance, et de l’économisme radicalisé.
Son originalité a été de se présenter à la fois comme un candidat européen et comme le candidat des patriotes, avec un style jacobin. Comment l’interprétez-vous ?
Il y était forcé, sinon il n’aurait pas atteint le second tour. S’il a la plasticité d’une figure postpolitique, ou incarne un dépassement de la politique dans le réalisme économique, c’est qu’il réunit deux filiations peu à l’aise dans la tradition française : un pôle libertairelibéral au sens américain, qui n’a jamais réussi à s’imposer dans l’Hexagone électoral, et un pôle libéral de type aronien ou tocquevillien, celui qui prétend indissociables libéralisme économique et libéralisme politique. Ce pôle-ci était à son aise après la chute du mur de Berlin, pour trompeter que sans le libre marché, il n’y aurait pas d’institutions démocratiques – alors que sans ces dernières, on l’a vu partout
depuis, celui-là se porte très bien. En tout cas, pour que soient assimilables ces deux filiations mal aimées en France, Macron était bien obligé de leur ajouter la position classique du parti de pouvoir français, jacobine, républicaine, patriote, honorant une tradition.
En quoi Emmanuel Macron incarne-t-il la victoire d’un “candidat postpolitique” ?
Il incarne, par ses arguments et ses fidèles, le vieux fantasme technocratique du XIXe siècle, présent dans le corps des ingénieurs ou chez un Saint-Simon, celui d’un dépassement de la politique dans la compétence. En cela, et en cela seulement, Macron rappelle la posture de François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1988, celle au fond, derrière les ruses du Roi-Soleil, d’un gouvernement de technocrates compétents et d’institutions préservées, qui prendrait ce qu’il y a de mieux à droite et à gauche pour fabriquer une position postidéologique, réconciliée, vouée à la seule efficacité – comme l’appelait de ses voeux un best-seller cette année-là, La République du centre, écrit par les animateurs de la fondation Saint-Simon. Le centre devient un siphon de baignoire où peuvent être évacués les antagonismes sociopolitiques, et le lieu d’attraction des nouveaux “réalistes” et de tous ceux qui veulent dépasser la politique dans l’expertise. Macron évoque le Mitterrand de 1988 en cela seul qu’il se présente comme celui qui va dépasser la politique. A l’époque, alors que Chirac présente un programme d’homme de parti, le Président sortant fait une lettre aux Français pour enterrer le clivage droite/gauche, devenu inutile. C’est la stratégie qu’a surjouée Macron au cours de cette élection, moyennant pas mal de mensonges. Car si l’on est à droite, on peut y voir du hollandisme déguisé, un PS qui aurait surmonté sa mauvaise conscience, et si l’on est à gauche, un ultralibéralisme qui passe de cette façon, adouci par un visage, sanctifié au nom de la menace fasciste.
Mélenchon a repris les thèses de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, dans le sens d’un abandon de la lutte des classes stricto sensu au profit d’une posture postmarxiste. Cette stratégie vous paraît-elle viable ?
Il y avait, dans la proposition politique de Jean-Luc Mélenchon, un clivage interne, logique : conquérir le pouvoir pour partager ou même “déprendre” le pouvoir. Ce que résume ce processus constitutionnel au terme duquel il était censé s’effacer comme Président. Mais c’est un déchirement beaucoup plus profond qui divise la gauche. Entre la logique de la gauche historique, qui est qu’on ne pourra améliorer le sort du prolétariat que par l’entremise de l’élection ou de la prise du pouvoir, par en haut donc, et l’impression que ça se passe ailleurs, plus localement, ou la conclusion logique qu’on tire après trente ou quarante ans de “gauches” de pouvoir que ça ne marche pas, et que l’élection vaut toujours trahison. C’est l’idée, encore en germe, ou encore interdite, que cette délégation politique du pouvoir des dominés, cette représentation-là dans ce cadre-là mène à l’échec, à l’abandon du peuple et du commun, et que donc l’essentiel est d’élaborer plus horizontalement de nouvelles formes de vie, des modalités de relations collectives qui ne passeraient plus par l’élection. C’est entre ces deux options-là que la gauche va devoir trancher, toujours le même dilemme depuis les débuts de l’ère moderne : entre le pouvoir redistribué par en haut et le pouvoir reconquis par en bas. Ça ramène aussi au vieux clivage des gauches de la gauche entre le léninisme de la prise du pouvoir et le romantisme révolutionnaire du commun pleinement vécu, de Bakounine à Debord et aux quelques sécessionnistes d’aujourd’hui, qui font des émules – en se fabriquant une vie collective partiellement autonome, que le pouvoir n’aura pas.
Cette élection a vu la qualification au second tour de deux candidats n’émanant pas des deux partis traditionnels qui structurent la vie politique française depuis quarante ans. Va-t-on assister à une recomposition du paysage politique ?
La polarisation demeurera, si tout débat, ou toute situation de choix, suppose bien de fabriquer des polarités. En revanche, elle ne se fera peut-être plus selon l’axe gauche/droite, puisque ça fait quand même vingt-cinq ans au moins que chacun de ces deux camps est clivé, entre une position protectionniste ou souverainiste et une position libérale, moins critique de la mondialisation. Ce n’est pas nouveau : depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht, ces débats divisent la gauche comme la droite françaises. La plus grande tristesse dans cette saga électorale, c’est que le déclin structurel des positions politiques de la gauche ait offert comme seule alternative crédible et électoralement vendable au néolibéralisme le repli national – pour onze millions d’électeurs au moins.
Il y a un an, vous considériez que les conditions d’une “révolte globale” pouvaient être réunies, s’il y avait un accord sur un “adversaire commun” et un “refus du mirage électoral”. Dans la période qui s’ouvre, cette perspective est-elle toujours d’actualité ?
Voyons d‘abord les législatives. La séquence électorale n’est pas terminée. Mais dans la mesure où Macron a été élu sur un mélange d’injonction morale antifasciste, de réalisme économique officiel et de poudre aux yeux marketing, la réaction sociale contre la politique qu’il a annoncée ne devrait pas tarder. Elle ne sera pas majoritaire bien sûr, mais pas minoritaire non plus. On peut déjà compter sur ceux qui ont voté pour Mélenchon et Hamon au premier tour. Et on peut tabler, si ça se gâte vraiment, sur une mobilisation politique aussi large que lors des grèves de 1995. Si la mobilisation politique est fonction de la désignation d’un ennemi commun, qu’on l’associe à la technocratie ou aux élites néolibérales, alors Macron s’est un peu désigné lui-même. Mais tout dépend maintenant de sa marge de manoeuvre et de ce qu’il va faire exactement. propos recueillis par David Doucet et Mathieu Dejean
“la réaction sociale contre la politique annoncée par Macron ne devrait pas tarder”