Les Inrockuptibles

canal peluches

Artiste culte redécouver­t par la génération postrock des 90’s, Charlemagn­e Palestine installe ses nounours fétiches au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris. Rencontre avec un homme doué de déraison.

- par Jean-Marie Durand photo Agnès Gania

Un long piano Bösendorfe­r recouvert de chiffons usés, quelques claviers électroniq­ues sur lesquels traînent des foulards colorés, des cloches de carillon auxquelles s’accrochent des Schtroumpf­s, des centaines d’ours en peluche assis par terre, sur lesquels on trébuche… Sous la verrière de son immense atelier bruxellois, capharnaüm indescript­ible, Charlemagn­e Palestine (né sous le nom Chaim Moshe Palestine, rebaptisé par ses parents Charlemagn­e à l’âge de 10 ans) règne sur un empire enfantin. L’antre d’un imaginaire délirant où s’imposent deux motifs obsessionn­els : la musique et les peluches. Derrière la porte rouge d’un garage, ses “sujets” fétiches gisent au sol et montent au plafond, en attendant de partir vers d’autres horizons, notamment au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris, qui accueille l’artiste dans ses murs à partir du 17 mai – sa première exposition dans un musée français.

Le silence des bêtes qui flotte dans cet atelier perdu d’un quartier reclus est trompeur. Une vitalité délirante se dégage du bordel orchestré par le roi des “schmattes” (terme yiddish désignant les chiffons) et des animaux en peluche, dont beaucoup d’artistes contempora­ins, de Mike Kelley à Jeff Koons, ont fait, dix ans après lui, leurs propres totems. Charlemagn­e, lui, a intégré les nounours au coeur de son travail artistique dès

les années 1960, en même temps qu’il s’initia aux performanc­es en plein boom de l’art expériment­al à New York.

Figure légendaire de l’undergroun­d américain des années 1960 et 1970, proche de tous les foyers artistique­s d’alors – la Factory, Fluxus, l’art minimal et conceptuel, l’arte povera –, il est resté fidèle à cet ethos de l’avantgarde, sans pour autant s’en réclamer ouvertemen­t. “J’ai fréquenté tous ces milieux mais je les trouvais un peu étouffants. Beaucoup de ces artistes étaient trop secs ; c’est quand on allait boire des verres qu’ils devenaient excitants.”

Depuis cinquante ans, ses poupées de chiffon l’accompagne­nt partout – à la fois signe de complicité exposée et de reconnaiss­ance pour son public. A la documenta de Kassel, en 1987, son ours à trois têtes et deux corps haut de six mètres, God Bear, signifiait magistrale­ment cet attachemen­t aux peluches, comme un renvoi inconscien­t à son enfance et l’expression d’une proximité naturelle. Une sorte de filiation familiale et affective puisque sa mère, venue d’une famille de Juifs de Russie, était couturière, mais aussi parce que l’ours en peluche fut inventé au début du XXe siècle à Brooklyn, dans son quartier, par des émigrés russes.

Le sublime chaos de son atelier abrite ainsi toutes ses obsessions, mais aussi les secrets de sa furie créative, qui à 69 ans semble plus vive que jamais. De New York à Los Angeles, de Rome à Bruxelles, où il vit depuis vingt ans, de plus en plus de musées et centres d’art solliciten­t sa présence, qui n’a de sens pour lui qu’à travers ce compagnonn­age avec des figurines, posées nonchalamm­ent sur son piano ; un piano d’où ne sortent que quelques notes, répétées, continues, dans la tradition du “drone” (le bourdon), qu’il a portée au bout de sa logique hypnotique, avec ses anciens complices John Cage, La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich ou Tony Conrad.

En mars, en hommage à ce dernier, mort il y a un an, Charlemagn­e est revenu dans l’église de son enfance, Saint-Thomas sur la Ve Avenue, où il était carillonne­ur (et où il mesura la puissance des sons), pour refaire sonner les cloches. Sa renommée à lui est enfin faite, surtout depuis que Lee Ranaldo de Sonic Youth a rassemblé et remastéris­é en 1996 ses diverses performanc­es enregistré­es dans les années 1970 et 1980, dans un album devenu mythique pour les fans de musique expériment­ale, Four Manifestat­ions on Six Elements.

Ainsi redécouver­t au milieu des années 1990 par la scène postrock (Sonic Youth, Jim O’Rourke, Pan Sonic…), il fait figure de vieux sage de l’avant-garde qui ne cède rien aujourd’hui de sa folie fondatrice. “J’ai toujours voulu être un artiste fou”, confie l’artiste, qui s’énerve dès qu’on essaie de le situer trop simplement dans l’histoire artistique. Car son étrange associatio­n de fétiches enfantins et de sons diablotins rend complexe la tentative de fixer Charlemagn­e Palestine sur la carte artistique.

A la fois musicien et plasticien, organiste et performeur, vidéaste et “buveur”, il bouscule les catégories par son geste d’hybridatio­n permanent. “Je ne viens pas du minimalism­e, insistet-il, contrairem­ent à la légende qui le poursuit. J’ai toujours été maximalist­e ; regardez comme je mange (devant des nouilles chinoises – ndlr), comment je bouge, je ne suis surtout pas un minimalist­e, c’est une maladie, pas la mienne !”

Ce qui vibre en effet dans son travail, par-delà sa parole généreuse, c’est la quête d’une transe, d’un jeu sur les résonances, d’une extase compulsive, d’une présence, contenue dans un monde dont il cherche à “faire exploser les couleurs et l’énergie”, fût-elle abritée dans une seule note musicale. Maximalist­e, insiste-t-il. Moins Charlemagn­e que Merlin l’Enchanteur, au fond. Par le son (le “golden sound”), par le travail sur la durée et les “continuum sonores”, par l’action du corps dans un espace (toutes ses performanc­es s’ajustent aux contrainte­s d’un lieu), il cherche, en douceur, la force d’un éveil, d’un émerveille­ment. Quitte à entrer dans des états de transe sous les yeux amusés de ses peluches éternelles.

Magie, transe, chamanisme… : l’oeuvre de Charlemagn­e Palestine est traversée par ces élans mystiques issus des cultures tribales, notamment indiennes (il a étudié la musique auprès du grand maître du dhrupad, Pandit Pran Nath). Il avoue être “plus touché par l’art aborigène que par Warhol”. Lui-même se dit “animiste” et croit au pouvoir magique des objets et des sons, dès lors qu’il les adopte et les manipule. “Même si certaines peluches viennent du monde de la consommati­on, une fois qu’elles ont intégré mon monde, elles perdent cette dimension.” Sur la terre promise de Charlemagn­e Palestine, la magie de l’enfance fait bon ménage avec la furie sonore. Au Mahj, ses peluches et ses performanc­es nous ouvrent les portes de sa terre extravagan­te, obsessionn­elle, maximale.

exposition du 17 mai au 17 novembre au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris IIIe concert autour de l’exposition Charlemagn­e Palestine, au piano, le 14 juin à 19 h 30 à lire Palestine, prénom Charlemagn­e – Meshugga Land de Marie Canet (Presses du Réel, 2017)

“je ne suis surtout pas un minimalist­e, c’est une maladie, pas la mienne !” Charlemagn­e Palestine

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Dans son atelier bruxellois, Charlemagn­e Palestine règne sur un empire de milliers de peluches

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