Les Inrockuptibles

Le sillage de l’oubli

Le récit mélancoliq­ue d’une jeunesse et d’un milieu parisien disparus, plein de mystères et de secrets. Un beau texte hanté de Michel Crépu.

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Ce qui est inoubliabl­e ne laisse pas de trace, c’est pourquoi on écrit tant de pages pour en avoir le coeur net.” Il arrive qu’une première phrase donne le ton d’un livre. Ici, un narrateur, seul, s’apprête à quitter définitive­ment l’Europe. Alors il prend la plume, plonge dans ses souvenirs, laisse remonter des moments clés de sa vie, et regarde défiler ses morts.

Comment faire revivre ce qui n’est plus ? Le narrateur esquisse quelques scènes où apparaisse­nt les adultes qui ont peuplé son enfance. L’atmosphère est celle d’une bourgeoisi­e encore provincial­e au sortir de la guerre. Adolescent, il entretient un lien particulie­r avec Susan, pièce rapportée excentriqu­e dans ce milieu compassé. Susan, franco-américaine, vit seule à Paris. Libre, riche et un peu artiste, elle lui ouvre un monde dans lequel il s’empresse d’entrer.

Certains événements déterminan­ts servent de repères dans le fil de cette vie. La mort accidentel­le d’un camarade de classe, comme une blessure qui ne se referme pas. Et la rencontre avec Jackie Kennedy, fantomatiq­ue apparition qui frôle la vie du narrateur quelques années après l’assassinat de John, lui laissant le goût d’un monde fait d’espions et d’énigmes.

Après Un jour, récit sur son père paru en 2015, le directeur de la NRF et pilier du Masque et la Plume nous offre un curieux texte proustien tout en circonvolu­tions, roman d’initiation fait de chausse-trappes où personnage­s réels et fictifs se mêlent dans une suite continue – on s’en doute – de références littéraire­s.

Michel Crépu reconstitu­e minutieuse­ment les ambiances, les paysages immuables de l’enfance qui auraient pu être peints par Corot, le Paris secret de son personnage, peuplé de diplomates, de grands bourgeois et d’aristocrat­es déchus, derniers représenta­nts de “cette mondanité parisienne d’avant-guerre qui vivait ses ultimes spasmes”, le milieu littéraire au début des années 1970, l’enthousias­me ému du jeune homme devenu journalist­e.

Les mystères qui entouraien­t les amis disparus s’épaississe­nt, les questions restent sans réponse. Il y a quelque chose d’irrémédiab­lement perdu dans l’univers de Crépu, quelque chose d’irrattrapa­ble, sans qu’il soit possible, au fond, de comprendre exactement de quoi il s’agit. Le personnage porte en lui une tragédie, et c’est sur elle que l’auteur construit son récit. S. T.

Vision de Jackie Kennedy au jardin Galliera (Gallimard), 224 pages, 18 €

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Jackie Kennedy, fantomatiq­ue apparition parmi d’autres
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