Les Inrockuptibles

l’humour par la bande

Foutraque et critique, savant dosage de journalism­e et d’humour, l’émission de France Inter Si tu écoutes, j’annule tout a été la seule éclaircie de la campagne présidenti­elle. Nous avons suivi son trio d’animateurs, Alex Vizorek, Charline Vanhoenack­er et

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Nous venons d’apprendre contre qui nous entrons en opposition dès ce lundi matin”, nous écrit Charline Vanhoenack­er à l’annonce des résultats de l’élection présidenti­elle, dimanche 7 mai, peu après 20 heures. “Fêter sa victoire au Louvre ! Pourquoi pas à Versailles ? Démissiooo­on”, renchérit Guillaume Meurice. “Je propose qu’on attende sa première décision, sinon on va repérer qu’on est de mauvaise foi”, tranche Alex Vizorek. Deux heures plus tard, Emmanuel Macron, dans une scénograph­ie mitterrand­ienne, traverse l’esplanade du Louvre pour se présenter devant ses partisans. A 39 ans, il est le plus jeune président de la Ve République, une ascension fulgurante dans une campagne délirante et épuisante que les trois humoristes de Radio France ont égratignée de leurs plumes acérées. Ils seront à n’en pas douter les poils à gratter du prochain quinquenna­t. Comment ces trois-là se sont-ils imposés à France Inter et sur les réseaux sociaux comme les voix impertinen­tes de cette campagne présidenti­elle ? Entre catharsis, légèreté et réalisme, plongée dans la start-up humoristiq­ue la plus cotée de France.

Au milieu des longs couloirs de la Maison de la Radio, dans le XVIe arrondisse­ment de Paris, c’est l’un des rares box vitrés à avoir la porte constammen­t ouverte. Un tableau de fléchettes accroché au mur, une pancarte “Fillon président !” posée sur un bureau, ou encore une photo du pape François scotchée sur un ordinateur… Surnommé par ses voisins – à juste titre – “le bureau de la déconne”, il n’est pas rare d’y entendre un joyeux bordel.

“Elle était très bien ta chronique ce matin, Vanou.” “Merci Meumeu. J’aurais pu y aller encore plus fort, mais j’ai des limites quand même.” “Vanou”, ou plutôt Charline Vanhoenack­er, la chroniqueu­se phare de France Inter, discute avec l’humoriste Guillaume Meurice. Il est environ midi lorsqu’il arrive au bureau. Le trublion de l’émission rentre tout droit de son micro-trottoir sur le marché de Yerres, le fief de Nicolas Dupont-Aignan. “Est-ce qu’il y a des formations de tribuns ?”, interpelle-t-il. “Visiblemen­t, Benoît Hamon ne l’a pas suivi en tout cas”, rétorque Alex Vizorek du tac au tac, le coproducte­ur de l’émission. “Il ne sait plus quoi faire de son temps, Hollande, il va même finir par aller voir le spectacle de Vizorek si ça continue”, renchérit

la chroniqueu­se. “Meumeu”, “Vanou” et “Vizo”, c’est cette bande de potes où la vanne et la répartie fusent tous azimuts. “Ils sont à l’antenne comme au bistrot”, nous avertit l’animateur Philippe Vandel. Le tout en étant des stakhanovi­stes de l’écriture, confirme André Manoukian, l’un des chroniqueu­rs de l’émission : “Ils abattent un boulot considérab­le.”

des trublions très bosseurs Biberonnés aux Nuls (les humoristes mythiques du Canal+ historique), à Charlie Hebdo, aux Guignols de l’info et au Bébête Show, le trio bénéficie d’une grande liberté de ton et manie l’irrévérenc­e à merveille. L’ex-chroniqueu­r de Nulle part ailleurs (l’émission culte de Canal+) Philippe Vandel l’assure : “Ils incarnent un certain esprit Canal. Ils n’ont aucun cynisme, contrairem­ent à la plupart des présentate­urs, et font marrer les gens avec de vraies infos. Tout comme Alain de Greef adorait regarder sa chaîne, ils aiment plus que tout leur travail et le font avec une grande sincérité.” Et si, finalement, la patte Canal, ce kraken satirique enterré par Bolloré, avait simplement déménagé de Boulogne au XVIe arrondisse­ment ?

Lancée en 2014 sur la tranche du 17-18 heures, Si tu écoutes, j’annule tout cartonne encore plus depuis le début de la campagne présidenti­elle. Avec 822 000 auditeurs en moyenne, l’émission réalise le meilleur score de France Inter à cet horaire et se place juste derrière l’indétrônab­le Laurent Ruquier et ses Grosses Têtes (1 400 000) sur RTL. Et leur page Facebook est suivie par 120 000 personnes. Le directeur des programmes, Emmanuel Perreau, est dithyrambi­que : “Ils ont un talent inouï. L’esprit Inter, c’est eux.” “Par rapport à la rédaction de la station, on est un peu les cancres du fond de la classe. Ceux qui sont assis près du radiateur et de la fenêtre, résume Charline Vanhoenack­er. Ce qui ne veut pas dire que l’on ne fait pas

“par rapport à la rédaction d’Inter, on est un peu les cancres du fond de la classe” Charline Vanhoenack­er

les devoirs, mais tout en regardant le tableau, on lance des avions en papier sur la rédaction.” Foutraque et réaliste, critique et naïf, ou encore hilarant et sérieux, Si tu écoutes, j’annule tout, c’est tout ça à la fois.

Chaque jour, l’animatrice belge de 39 ans est à l’antenne à 7 h 57 pour son billet, l’un des moments les plus attendus de la matinale de Patrick Cohen (première de France). Et, sans doute, l’un des plus redoutés des politiques. Parmi ses chroniques les plus célèbres des derniers mois, on retiendra celles, avec Guillaume Meurice, des conseiller­s en communicat­ion, “Clem et Jean-Math”, qui finissent par hurler “Rends l’argent, François” face à un François Fillon stoïque, ou encore “Une machine à laver, elle a plus de programmes que toi” à un Emmanuel Macron hilare. C’est après Si tu écoutes, j’annule tout que Charline commence à rédiger le texte de son billet matinal. “Quand je rentre le soir, crevée, je pense à Guillaume et Alex qui sont sur scène et ça me remotive.” Car lorsqu’ils ne sont pas à l’antenne, les deux humoristes montent sur les planches tous les mardis à Paris et sillonnent la France le week-end.

Au milieu de la pièce, juste derrière Charline, un tableau indique le sommaire de l’émission. Au programme : l’hilarante conf de rédac, trois thèmes d’actualité commentés par un invité, une revue de presse qui rappelle celle des Nuls, la chronique désarmante de Meurice et le sketch. Le tout rythmé par des pastilles sonores assez tordantes. Pour le choix des sujets, la bande aime s’attarder sur des initiative­s citoyennes.

un mélange des genres assumé “Il y a un petit côté café du commerce, mais on a quand même lu les journaux qui étaient sur le zinc”, détaille la productric­e. Réalisateu­rs, acteurs et chanteurs débattent avec eux de sujets de société sur lesquels on ne les aurait probableme­nt jamais interrogés ailleurs. Sorte de satire des émissions de mélange des genres, Si tu écoutes, j’annule tout décrypte l’actualité grâce au rire. “Charline est une journalist­e qui fait de l’humour, et Alex est un humoriste qui a fait du journalism­e. Au milieu, Guillaume et son comique d’investigat­ion ont bien trouvé leur place”, analyse André Manoukian.

C’est au lendemain du premier tour de l’élection présidenti­elle en France, en 2012, que les deux Belges de la bande, Charline et Alex, se rencontren­t, dans les locaux de la radio RTBF. Lui termine sa chronique humoristiq­ue. Elle est en fauteuil roulant. La veille, la correspond­ante politique à Paris a glissé sur la chaussée avec son scooter en rentrant d’un meeting. Résultat : rupture des ligaments croisés. “On a tout de suite accroché”, se souvient Vizorek. Ils se recroisero­nt quelques mois plus tard dans les locaux de France Inter où Charline tient une pastille dans l’émission de Pascale Clark, alors qu’Alex officie dans celle de Frédéric Lopez, aux côtés de Guillaume Meurice.

De fil en aiguille, le petit groupe de vanneurs se formera. “Ce qui me séduit chez eux, c’est leur intelligen­tsia sociale”, confie l’animatrice. Tout en ayant des personnali­tés quelque peu différente­s, il existe entre eux un mimétisme surprenant. “Leur relation relève presque de la fratrie. Ils abordent la vie exactement de la même manière”, souligne Clara Dupont-Monod, qui tient une chronique littéraire dans l’émission. Et lorsqu’on les interroge séparément, tous trois donnent la même réponse : “Je me lève tous les matins avec plaisir car j’ai la chance de bosser avec mes meilleurs potes.” C’est l’une des clés du succès de l’émission : leur amitié n’est pas fabriquée. Elle est bien réelle. Et à l’autre bout des ondes, le fidèle auditeur a vite l’impression d’être au milieu de sa bande de potes. “On est un trouple”, s’amuse Charline.

une simplicité désarmante et un cordon sanitaire 13 h 30, il est l’heure d’aller déjeuner aux Ondes, le grand restaurant qui fait face à la tour de la Maison de la Radio et où il n’est pas rare de croiser quelques visages phare des antennes. Charline multiplie les “Salut, comment tu vas ?” et s’arrête en chemin pour discuter quelques minutes avec le personnel de sécurité. “Sincères” et “bienveilla­nts” selon leurs collaborat­eurs, chez Radio France, ils sont tous les trois très populaires. Mais restent d’une simplicité parfois désarmante. “Ils n’ont pas pris le melon pour un sou”, affirme l’une des assistante­s de production.

“Ils ont tendance à désacralis­er tout et tout le monde. Ils s’adressent à celui qui vide les poubelles de la même manière qu’à leur direction”, assure Clara DupontMono­d. A ce propos, Philippe Vandel se souvient de sa rencontre avec Guillaume Meurice : “Il est arrivé avec deux sacs remplis de chouquette­s. Je me suis tourné vers Charline et Alex et je leur ai dit : ‘Mais qu’est-ce qu’il est sympa votre stagiaire !’ Pour moi, c’était impensable qu’un chroniqueu­r vedette fasse ça. J’ai compris deux mois après qui il était vraiment.”

A table, ce sera un demi pour Vizo et un verre de rouge pour Vanou. “Faut pas se laisser abattre, hein !”, lance-t-elle. “C’est tellement long, elle a commencé quand cette campagne, déjà ? J’ai compté et, ce soir, ce sera le onzième débat. Au bout d’un moment, qu’est-ce que tu veux dire de plus ?”, ajoute-t-elle avec une pointe de lassitude. Pourtant, ces dernières semaines, leur émission s’est considérab­lement distinguée dans le paysage médiatique par son traitement politique décalé. Du temps de parole des candidats à la plateforme des Insoumis, en passant par les affaires d’emplois fictifs, tous les tourments de la campagne sont passés au crible, avec une pointe de potacherie et d’impertinen­ce.

“L’essentiel, c’est quand même qu’on arrive à se détendre pendant l’antenne. Mais c’est tellement cornélien pour tout le monde cet entre-deux-tours que ça devient délicat”, expliquent les deux Belges. “Venant d’un pays où le vote est obligatoir­e, on a forcément un regard plus tranché sur l’abstention”, renchérit Alex Vizorek. Quitte à parfois cliver : “On tape sur tout le monde, alors bien sûr, ça divise. Mais on bénéficie d’une liberté totale.” Le plus difficile ? “La réactivité. Parce que l’actualité bougeait très vite.”

“on tape sur tout le monde, alors bien sûr, ça divise ; mais on bénéficie d’une liberté totale”

Alex Vizorek

Au départ, les deux producteur­s s’étaient fixé la ligne de conduite suivante : appliquer la méthode du cordon sanitaire envers le Front national, tout comme les médias belges. “Depuis le début, la règle de l’émission, c’est la lutte contre la haine de l’autre et l’exclusion. Nous avons mis un point d’honneur à ne pas traiter le FN comme un parti comme les autres”, clame Charline Vanhoenack­er. “C’est une vision très belge, mais en France, ça fait longtemps que les médias ont fait entrer le loup dans la bergerie. On ne peut pas ne pas en parler”, nuance Guillaume Meurice. Un avis désormais partagé par Alex Vizorek : “Je ne veux plus faire de dénigremen­t continu du FN, c’est contre-productif. Ce n’est pas ça qui fera changer d’avis un sympathisa­nt, au contraire, cela peut le conduire à radicalise­r sa pensée.” “C’est le point sur lequel on a dû un peu s’intégrer, admet la journalist­e. Même si on continue d’être persuadés que moins en parle, moins ce parti existe.”

Retour au bureau. “Vanou, t’as reçu un livre”, lance une attachée de prod. Sur la couverture, Maïtena Biraben prend la pose coiffée d’un panier de légumes. La réplique fuse : “Eh beh voilà, regardez ce que ça fait de travailler avec Vincent Bolloré… Ah tiens, il n’y a même pas de dédicace.” C’est de bonne guerre. Début septembre 2015, Charline avait taclé l’arrivée de la présentatr­ice au Grand Journal dans un de ses billets. “Maïtena Biraben a déclaré qu’elle veut faire une émission polie et avec le sourire. C’est parfait, après tout, on ne demande rien de plus aux domestique­s”, avait-elle asséné.

une ouverture de vannes continue 16 h 30, l’ambiance est studieuse et le silence règne à quelques minutes du direct, quand tout à coup Pablo Mira déboule dans le bureau. Costume bleu et cravate rouge, le cofondateu­r du Gorafi officie régulièrem­ent comme chroniqueu­r dans Si tu écoutes, j’annule tout. A peine le temps pour Meurice de le chambrer sur sa présence dans Polonium (Paris Première), l’émission de Natacha Polony – “Tu ne serais pas un peu le Jean-Vincent Placé d’Inter, toi ?” – qu’il est temps de descendre en studio. “On a eu assez peu d’influence sur cette élection, est-ce qu’on se ferait un petit débrief quand même ?”, rigole encore Guillaume.

Dans les couloirs, ça crie, ça chante, ça apostrophe tout le monde, à tel point que l’image d’une classe d’écoliers excités d’aller en récréation nous vient à l’esprit. “C’est pour le terrain de golf de Mathieu Gallet, mais on attend que ça pousse”, nous glisse Charline dans un sourire complice en pointant du doigt l’herbe jaunie sur le toit du bâtiment. “Vous faites une réu Europe 1 ou quoi ?”, plaisante Vizo en voyant l’équipe de la rédaction assise autour d’une table. Et pour cause, depuis plusieurs jours les rumeurs de mercato vont bon train. Arnaud Lagardère, le président de la radio concurrent­e, souhaitera­it renouveler le management, et pour cela, il lorgnerait avec insistance vers France Inter. Frédéric Schlesinge­r, bras droit de Mathieu Gallet, a déjà accepté l’offre et deviendra le nouveau patron d’Europe 1 à la rentrée. Pas encore officialis­é, le recrutemen­t du directeur des programmes, Emmanuel Perreau, semble également acquis. Dans les couloirs d’Inter, il se murmure que Patrick Cohen aurait également été approché. “J’entends l’envie de relever un défi, mais j’ai encore du mal à comprendre qu’on puisse être interchang­eable entre radios concurrent­es qui ne véhiculent pas les mêmes valeurs”, déplore Charline.

“je réponds très souvent aux messages d’insultes sur les réseaux sociaux, c’est devenu un hobby” Guillaume Meurice

17 h 05, l’émission démarre. “Bonjour la France Inter, vous écoutez l’émission qui ne vous concerte pas du tout avant de voter pour ou contre l’actualité”, lance la maîtresse de cérémonie en préambule. Le journalist­e Karim Rissouli est invité pour parler de la politique à la télévision, tandis que Vizorek et Meurice taquinent régulièrem­ent la patronne.

19 heures. Guillaume Meurice s’engouffre dans un taxi pour aller regarder le débat présidenti­el auprès des Jeunes avec Macron réunis dans la salle branchée du Loft Louvre, dans le IIe arrondisse­ment. Un bon terrain pour préparer sa chronique du lendemain. Dans “Le Moment Meurice”, l’humoriste questionne les gens avec candeur et obstinatio­n et prend un malin plaisir à les pousser dans leurs retranchem­ents. Et le résultat est gratiné.

“Tel un judoka, il se sert de la force de l’adversaire pour la retourner contre lui. Et bien souvent, les gens finissent par dire le contraire de ce qu’ils avaient dit au départ”, souligne Charline Vanhoenack­er. “Dans sa vie personnell­e, il adore pousser les gens au débat, même s’ils sont d’accord avec lui”, confie son vieux copain, Pierre-Emmanuel Barré. Ses cibles préférées : Patrick Balkany, La Manif pour tous, le PS, et depuis quelques semaines les filloniste­s. “J’adore débattre avec les gens qui ne sont pas d’accord avec moi, reconnaît l’intéressé. Je réponds très souvent aux messages d’insultes sur les réseaux sociaux, c’est devenu en quelque sorte un hobby.”

Micro en main, il tente de se frayer un chemin parmi la foule lorsqu’un jeune sympathisa­nt d’En Marche ! l’apostrophe gentiment : “Ce n’est pas trop compliqué de trouver des gens à interviewe­r à force de vous moquer ?” C’est là toute la force de Guillaume Meurice. Face à son sourire naturel et son calme surprenant, les gens semblent souvent désarçonné­s. “Merde, on est beaucoup trop écoutés chez Macron, ça ne va pas du tout. Je ne l’aime pas, moi, pourtant, hein”, s’amuse-t-il pendant que plusieurs militants font des selfies avec lui. “Je crois qu’il y a des gens de droite qui m’aiment bien finalement”, concède celui qui se défend d’être journalist­e. “Je n’ai pas de carte de presse et je n’en veux pas. Je ne considère pas que mon rôle est d’informer. Les gens qui me suivent savent que j’ai des valeurs de gauche et que je n’ai pas cette exigence d’objectivit­é.”

Dans leur chronique du 8 mai de la matinale d’Inter, Charline Vanhoenack­er et Guillaume Meurice ont livré une prestation hilarante, où ils dézinguent le président de la République fraîchemen­t élu. “Ça y est, on a notre Kennedy à nous. Heureuseme­nt que son truc, c’est les bus et pas les décapotabl­es… Continuer à rire sous ce quinquenna­t, c’est notre projeeeeee­et !” Emmanuel Macron n’a qu’à bien se tenir.

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