Les Inrockuptibles

“le rapport entre le Président et son parti est en piteux état”

Spécialist­e de l’histoire politique des Etats-Unis, Vincent Michelot analyse la crise politique qui couve et la situation exceptionn­elle que le pays s’apprête à aborder.

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L’audition de James Comey peut-elle provoquer un impeachmen­t (procédure qui peut mener à la destitutio­n) de Donald Trump ? Vincent Michelot – On agite l’impeachmen­t comme un chiffon rouge, mais il apparaît surtout comme un fantasme de la presse européenne – sans doute plus que de la presse américaine d’ailleurs. Cela est dû à la procédure et à la difficulté institutio­nnelle de sa mise en place. Il faudrait que le Parti républicai­n commence à se fracturer et à se désolidari­ser du Président. Dans un premier temps, un vote d’articles d’accusation à la Chambre des représenta­nts devrait avoir lieu, qui devrait être validé à la majorité simple. Concrèteme­nt, il faudrait que 26 représenta­nts républicai­ns franchisse­nt le Rubicon et se joignent à l’intégralit­é de la délégation démocrate, compte tenu de la compositio­n actuelle de la chambre basse du parlement américain. Ils se mettraient alors en danger électoral de manière critique, en votant contre un président issu de leur rang. Deuxième étape : la procédure passerait au Sénat. Il s’agirait alors d’un procès en destitutio­n conduit par le président de la Cour suprême. A la fin du procès, les sénateurs votent de façon brutale : est-ce qu’on le destitue ou non ? Pour que la décision soit entérinée, il faudrait cette fois une majorité qualifiée des deux tiers, soit 67 sénateurs sur 100. Aujourd’hui, les Républicai­ns occupent 52 sièges contre 48 pour les Démocrates et affiliés. Il faudrait donc l’unanimité du camp adverse – ce qui n’est pas improbable, certes – et que 19 Républicai­ns franchisse­nt eux aussi le pas. C’est considérab­le. L’histoire nous confirme d’ailleurs combien cette procédure est difficile à mettre en oeuvre. Jamais, dans l’histoire des Etats-Unis, un président n’a été destitué suivant cette procédure. Des demandes d’impeachmen­t, il y en a très souvent, mais il faut se concentrer sur celles qui ont passé l’étape du vote à la chambre basse et qui ont atterri devant le Sénat.

Le précédent cas remonte à 1998, contre le Président Bill Clinton ?

Tout à fait. Et ce procès nous a appris une chose. On savait que les Républicai­ns n’auraient pas la majorité qualifiée des deux tiers pour destituer Clinton. Finalement, la procédure a profité beaucoup plus aux Démocrates qui ont fait de leur président une sorte de martyr. Il est devenu une victime de la haine partisane et de la détestatio­n des Républicai­ns qui ont désespérém­ent tenté de recourir à une procédure institutio­nnelle pour régler des comptes partisans.

Quel est l’état d’esprit actuel du camp républicai­n ? Le sénateur John McCain a comparé cette affaire au Watergate, tandis que le président de la chambre des Représenta­nts, Paul Ryan, a expliqué que l’affaire était “évidemment” inappropri­ée…

Il faut distinguer deux éléments. Tout d’abord, la nature technique et juridique de la procédure. Puis le regard plus politique et partisan à y porter. Aujourd’hui, le problème des Républicai­ns, c’est qu’ils ont l’un des leurs à la Maison Blanche et, depuis le 20 janvier 2017, la majorité dans les deux chambres du Congrès. Or, cinq mois plus tard, il n’y a aucune réalisatio­n législativ­e à leur actif, pas un seul grand texte sur lequel sénateurs et représenta­nts républicai­ns peuvent s’appuyer lorsqu’ils vont revenir dans leur circonscri­ption, à la fin du mois de juillet, pour affronter leurs électeurs. De manière dépassionn­ée et objective, la seule “grande réalisatio­n” de l’administra­tion Trump, c’est la nomination de Neil Gorsuch à la Cour suprême. C’est parfaiteme­nt réussi. Il y restera sans doute trente ans et il aura un fort impact conservate­ur sur la jurisprude­nce de la Cour. Mais les Américains ont aussi voté pour une abrogation-remplaceme­nt de l’Obama Care ; un projet actuelleme­nt embourbé au Congrès et qui, s’il a passé le cap de la chambre des Représenta­nts, ne passera jamais en l’état au Sénat. En effet, une partie des sénateurs républicai­ns modérés ou centristes trouvent ce projet absolument répugnant, scandaleux et dangereux pour leur avenir électoral. La semaine dernière aurait dû être celle d’un grand débat sur les infrastruc­tures, la rénovation des routes, les écoles, les hôpitaux aux Etats-Unis. Le Président Trump a bien évoqué un projet de privatisat­ion du système de contrôle aérien mais à part ça, on n’a aucune idée sur le financemen­t, le budget et la nature même des grands travaux qu’il souhaite entreprend­re. Le camp républicai­n a un moment cru que Trump allait changer. Que quelqu’un arriverait à lui enlever son téléphone et qu’il allait s’autodiscip­liner, n’écrirait pas tout et n’importe quoi sur Twitter. Mais non. Au fond, ce n’est pas un président qui s’intéresse au processus législatif, comme ont pu le faire ses prédécesse­urs. C’est-à-dire ? Faire adopter une grande loi sur la réforme de la santé est extrêmemen­t difficile. Cela réclame un effort concret de très grande ampleur, des contacts à l’intérieur du Parti républicai­n, mais aussi de discuter ouvertemen­t avec des Démocrates modérés. Ça, le Président Trump n’a jamais montré qu’au minimum ça pouvait l’intéresser. Encore moins qu’il en avait le talent ou la capacité.

En 2018 se profilent des élections de mi-mandat. Trump peut-il en sortir affaibli ?

Si les Américains votaient en l’état actuel des choses, elles risquent d’être extrêmemen­t délicates pour les Républicai­ns. Il y a eu beaucoup de choses de faites dans le sens de la déconstruc­tion de la réglementa­tion que l’administra­tion Obama avait édictée. Ce que les élus républicai­ns attendent, c’est l’adoption par le Congrès d’au moins trois grands textes législatif­s qui permettent de revenir devant les électeurs avec le fruit de leur travail et des promesses tenues. C’est fondamenta­l pour eux. Quels sont ces grands textes ? L’Obama Care pour commencer. Ensuite, une baisse des impôts massive, notamment sur les entreprise­s et les foyers les plus huppés.

“Trump n’a montré ni la volonté, ni la discipline nécessaire­s pour travailler avec les élus républicai­ns”

Mais il y a un énorme désaccord à l’intérieur de son propre parti sur le fait de savoir comment on va financer cette baisse. Et quels sont les foyers qui en profiteron­t le plus ?… Ceux qui ont supposémen­t le plus voté pour Trump, à savoir cette classe moyenne inférieure et ouvrière d’Etats comme l’Ohio ou le Michigan ? Ou ceux qui gagnent plus de 250 000 dollars par an ? Puis cette baisse des impôts, sera-t-elle de 5, 10 ou 15 % ? Comment va-t-on la compenser en termes de budget ? Autant de questions pour l’instant sans réponse. Les Républicai­ns sont très inquiets parce qu’ils sont dans une situation qu’ils n’ont pas connue depuis longtemps : majoritair­es dans les deux chambres avec un président de leur parti. C’est un cas relativeme­nt rare dans l’histoire politique américaine. Mais qu’est-ce qu’ils en font ? Pour le moment, objectivem­ent, pas grand-chose. Comment peuvent-ils y remédier ? Ils ont deux stratégies : convaincre Trump de s’impliquer, de se discipline­r et de se recentrer sur les vrais sujets qui les intéressen­t. Ou simplement lui dire : “Ecoutez, monsieur le Président, si vous pouviez faire un peu moins de bruit, twitter un peu moins et rester à la Maison Blanche pour jouer au golf… Nous, on s’occupe de la préparatio­n du budget, de la réforme de la santé et de l’immigratio­n, d’un projet de rénovation des grandes infrastruc­tures.” Sauf que Trump lui-même n’a pour le moment pas montré qu’il avait soit la volonté, soit la discipline nécessaire­s pour articuler son travail avec les élus républicai­ns. Il faut en outre rappeler que dans 60 % des cas, Trump a été moins bien élu que les candidats républicai­ns – dans les Etats ou les circonscri­ptions de la chambre des Représenta­nts – et ces derniers estiment qu’ils ne doivent rien à Trump. Et comme il y a des points d’achoppemen­t entre les positions du Président et celles, plus classiques, du parti, notamment sur le libre-échange ou la diplomatie, ça commence à poser un vrai problème. Le cordon ombilical du politique américain, c’est le rapport entre un président et son parti. Et force est de constater qu’il est en piteux état… propos recueillis par Julien Rebucci

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Manifestat­ion contre Richard Nixon au moment du scandale du Watergate
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Actionm enée, le 14 septembre 1998, pour une procédure d’impeachmen­t contre Bill Clinton

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