Les Inrockuptibles

Jenji Kohan

Elle a réussi à bousculer presque à elle seule les clichés hollywoodi­ens sur le corps féminin. Showrunneu­se toute-puissante d’Orange Is the New Black, dont la cinquième saison débute sur Netflix, Jenji Kohan produit aussi Glow, une nouvelle série sur le c

- parOlivie rJ oyard

la showrunneu­se d’Orange Is the New Black, dont la cinquième saison débute sur Netflix, produit aussi Glow, une nouvelle série sur le catch féminin, qui arrive fin juin. Portrait

Le premier épisode de Glow, nouvelle série de Netflix située dans les coulisses d’une émission de catch féminin des années 1980, commence avec le monologue face caméra d’une actrice (la magnifique Alison Brie, vue dans Mad Men et Community) qui passe un casting. La brune passionnée s’emporte, elle parle de ne “pas se laisser humilier” et de son envie de “justice”. Tout porte à croire que la jeune femme tente sa chance pour incarner un personnage féminin fort, en lutte contre le sexisme ambiant. Elle s’enthousias­me de ces mots si rares mis dans la bouche d’une femme… avant que la directrice de casting ne lui annonce laconiquem­ent qu’elle s’est trompée : elle a lu les phrases que doit prononcer le personnage masculin ! Le rôle est finalement celui d’une secrétaire qui ne dit jamais plus que quelques mots à la suite, tous destinés à son patron.

Ce genre de monde-là, pas si éloigné de la réalité hollywoodi­enne la plus banale de nos années 2010, Jenji Kohan fait tout pour qu’il devienne un simple mauvais souvenir, le plus vite possible. Productric­e de Glow (dont elle a laissé la gestion quotidienn­e à deux collaborat­rices : Liz Flahive et Carly Mensch), cette quadragéna­ire, californie­nne pur sucre, mariée et mère de trois enfants, façonne l’avant-garde des femmes showrunner­s – big boss d’une série – à Hollywood. Elle partage cette tâche avec quelques autres, notoiremen­t Jill Soloway (Transparen­t), Melissa Rosenberg (Jessica Jones), Lena Dunham ( Girls, jusqu’à cet hiver) et bien sûr Shonda Rhimes ( Grey’s Anatomy, Scandal). Cette dernière écrivait dans le magazine Time, en 2014, alors que Kohan était sacrée parmi les “100 personnes les plus influentes au monde”, qu’elle voyait celle-ci comme “une force de la nature”. Pas la moitié d’un compliment venant de la reine Shonda. “Cette expression s’impose à chaque fois que j’ai l’occasion de la rencontrer en personne, écrit-elle. Et ce n’est pas seulement à cause de ses cheveux badass, tour à tour bleus, verts et même mauves. C’est à cause du cerveau qui se trouve en-dessous.”

Ce cerveau turbine, depuis déjà plus de vingt ans, dans l’industrie des séries. Issue d’une lignée de Beverly Hills très show business (son père, Buz, a été producteur de variétés dans les seventies ; son frère, David, scénariste et producteur, a cocréé la sitcom Will & Grace), Kohan a réussi à se rebeller tout en respectant la tradition familiale. Elle fait ses premières armes dans la salle d’écriture du Prince de Bel-Air, circa 1990… avant de se faire virer au bout d’une saison. Son caractère “allergique à l’autorité” (dixit Stephen Falk, créateur de You’re the Worst,

qu’elle a formé), sa propension à dire “fuck you” comme elle respire, ont contribué à modeler un début de carrière précoce mais frustrant.

Invitée à participer à l’écriture de Friends, un genre de graal des séries comiques des années 1990, Kohan a été là aussi remerciée, pour une raison dont elle peut rétrospect­ivement tirer une certaine fierté. Quand les autres scénariste­s proposaien­t un sujet loin des préoccupat­ions de la jeunesse de l’époque, elle mettait en avant son expérience concrète et quotidienn­e, expliquant à ses collègues qu’ils ne sortaient pas assez. Jenji Kohan a passé une bonne partie de sa jeunesse à écrire dans le vide, enchaînant les passages éphémères sur des séries qu’elle n’avait pas créées – notamment Mad about You, Sex and the City et Gilmore Girls – et des projets avortés. La presse américaine a relevé une douzaine de pilotes de série non tournés dans l’escarcelle de la future créatrice d’Orange Is the New Black (OITNB).

Le problème de Jenji Kohan était sans doute celui du timing, davantage que son caractère, les années 1990 et le début des années 2000 étant loin d’accueillir la même diversité de personnes et de points de vue que la période contempora­ine propice aux expression­s moins normées. La norme, c’est avec Weeds qu’elle a commencé à la renverser, inventant l’un des personnage­s marquants du siècle naissant en la personne compliquée de Nancy Botwin, veuve et mère de famille d’un côté, dealeuse d’herbe de l’autre.

En plus d’avoir préparé le terrain pour Walter White dans Breaking Bad, Weeds a imposé le ton de Jenji Kohan : une manière hors du commun de percuter l’intimité et la capacité d’action de ses personnage­s. Débordée et pleine d’autorité à la fois, Nancy Botwin a marqué les esprits – même si la série s’est épuisée toute seule, après quatre ou cinq saisons… sur huit – et installé Kohan comme showrunneu­se crédible, malgré quelques secousses. Vers le début, la scénariste s’entendait mal avec l’actrice principale, Mary-Louise Parker, au point que le président de la chaîne Showtime, Robert Greenblatt, a envisagé de se séparer de Jenji Kohan… tout en l’incluant par erreur parmi les destinatai­res d’un mail évoquant cette question. L’intéressée a répondu par une de ces punchlines dont elle a le secret : “Je vous souhaite bonne chance pour y arriver.”

Plus personne n’a réussi à virer Jenji Kohan depuis ce jour-là. Elle règne aujourd’hui sur l’empire Orange Is the New Black, une comédie de plus en plus noire dont la cinquième saison vient d’être mise en ligne par Netflix. Dans la prison pour femmes de Litchfield, les détenues sont de plusieurs origines sociales et ethniques, les corps n’ont pas tous le même fuselage et les paroles féminines sont entendues. “Je cherche toujours ces chemins de traverse où des gens qui n’ont rien à faire ensemble sont amenés à se rencontrer et forcés d’interagir”, a-t-elle expliqué récemment au Guardian dans une de ses rares interviews.

Même si l’excitation des débuts est un peu passée,

OITNB reste pertinente et en proie avec les soubresaut­s contempora­ins. La dernière saison culminait sur une référence très forte au mouvement Black Lives Matter, avec le meurtre d’une détenue par un gardien. La nouvelle salve d’épisodes se déroule sur trois jours, alors que les captives ont pris possession de leur prison. Jointe à Londres, l’actrice transgenre Laverne Cox, qui fait partie du casting depuis le début, ne tarit pas d’éloges sur sa boss. “Elle voulait une actrice trans pour le rôle d’une trans dans Orange Is the New Black. Elle s’est engagée pour cela. Et cet engagement a changé ma vie. Jenji a créé cette série en ayant la volonté de changer la télévision et les représenta­tions. C’était le bon moment : quand on a commencé, le streaming en était à ses débuts, les responsabl­es de Netflix l’ont laissée faire. Le résultat est là : on raconte des histoires de femmes avec des corps différents, des femmes de 20 à 70 ans, des Noires, des Latinas, des queers, et ça marche très bien. Jamais une série ne nous a autant représenté­es et montré à quoi ressemblen­t les gens. C’est une révolution qui a été menée par Jenji.”

“Glow montre ce pour quoi Jenji se bat : ici, on a le droit d’être agressives, dégoûtante­s, moches et fortes, cela nous donne du pouvoir” Alison Brie, actrice de la série

Alison Brie éclaire Glow de son charme foufou et rentre-dedans. Depuis Los Angeles, elle avoue, elle aussi, avoir été charmée par la tornade Jenji Kohan. “A chaque fois qu’elle était sur le plateau, elle ajoutait des moments drôles à une scène. Sa touche, c’est qu’elle a toujours un message à faire passer sous le feu de l’humour. Ce message est évidemment féministe. Les rôles masculins ont longtemps été plus intéressan­ts à Hollywood, mais Jenji contribue par ses séries à changer de paradigme. Glow montre ce pour quoi elle se bat : ici, on a le droit d’être agressives, dégoûtante­s, moches et fortes, cela nous donne du pouvoir.”

L’intéressée commente peu son travail, mais quand elle le fait, comme cela a été le cas dans The Guardian, elle ne gâche pas sa salive. “Je me sens un peu triste que l’on considère les femmes que je mets en scène comme non convention­nelles, alors que de plein de manières, elles sont normales. Elles représente­nt de nombreuses personnes. Ce qui n’est pas convention­nel, c’est de montrer un seul prototype humain, comme cela a été le cas à la télévision pendant trop longtemps.” Parmi les projets de Jenji Kohan, on trouve une série qu’elle décrit comme proche dans l’esprit des Années coup de coeur – dramédie familiale des années 1980 qui suivait un jeune héros de 12 à 17 ans – mais avec… Jésus dans le rôle principal. Quelques bigots se sont plaints publiqueme­nt de l’existence d’une telle idée. Jenji Kohan a décidé de prendre une assurance contre le terrorisme pour ses bureaux de Wilshire Boulevard, à Los Angeles. On ne se protège jamais assez des cons.

Orange Is the New Black saison 5, sur Netflix Glow saison 1, à partir du 23 juin, sur Netflix

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Orange Is the New Black, saison 5
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Alison Brie dans Glow

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