Les Inrockuptibles

Barbet Schroeder

Depuis quarante ans, il documente la face la plus sombre de l’humanité. Après ses portraits du dictateur ougandais Idi Amin Dada et de l’avocat sulfureux Jacques Vergès, le cinéaste s’intéresse dans son dernier film à une autre figure du “mal”, le moine b

- par Serge Kaganski

après Amin Dada et Vergès, le cinéaste s’intéresse à une autre figure du Mal, le moine bouddhiste antimusulm­ans Wirathu

La Nouvelle Vague, le mouvement hippie, les studios hollywoodi­ens, le documentai­re, le cinéma d’auteur français ou indé américain, la série télé, sans oublier un film colombien et un autre japonais… Né en Iran, de nationalit­é suisse, résident parisien et citoyen du monde, Barbet Schroeder a traversé toutes les zones historique­s et géographiq­ues du cinéma, ce qui en fait le cinéaste le plus pluriel, aventureux et polysémiqu­e du monde. On s’intéresse cette semaine à sa face documentai­re alors que vient de sortir en salle Le Vénérable W., portrait d’un moine bouddhiste férocement islamophob­e qui complète une trilogie du mal après Général Idi Amin Dada et L’Avocat de la terreur. Le moine Wirathu dans

Les figures du mal sont nombreuses, vous aviez le choix. Qu’est-ce qui vous a particuliè­rement intéressé chez le “vénérable” Wirathu ?

Barbet Schroeder – Après Amin Dada et Jacques Vergès, je voulais un troisième personnage différent. Un autre dictateur africain ne m’intéressai­t pas, je l’avais déjà fait. Vergès m’avait amené vers la question palestinie­nne et le terrorisme, je voulais explorer d’autres zones. Vous complétez donc ainsi une trilogie sur le “mal” ? Ce mot “mal” fait de bons titres, certes, mais je ne prétends pas faire des films sur le mal, c’est bien trop vaste et général. Je préfère dire que je m’intéresse à des personnage­s controvers­és, ou qui présentent un aspect de leur personnali­té que l’on peut qualifier de maléfique. Le “mal”, c’est un terme trop moral. Je pense que le mal est humain. Le bien aussi est

humain cela dit, mais je préfère ne pas en parler, ça donnerait des films moins intéressan­ts (rires)… Le mal est tellement humain qu’il peut surgir d’une des plus belles choses créées par l’humanité qui est le bouddhisme, religion sans dieu et sans foi.

C’est la question au coeur de votre film : comment la xénophobie et l’islamophob­ie peuvent-elles être compatible­s avec le bouddhisme, religion supposée de paix et de sérénité ?

Je me suis toujours dit que W. ne représente pas le bouddhisme. C’est un nationalis­te populiste qui ressemble à tous les leaders de ce courant qui est un phénomène contempora­in mondial. Mais les choses ont évolué depuis le passage du film à Cannes…

Comment les Birmans ont-ils réagi au film et à sa présentati­on mondiale à Cannes ?

Ça a été un événement national, ils ne parlaient que de ça, c’était à la une de tous leurs journaux. Et justement, le 20 mai, un groupe de bouddhiste­s de la révolution safran (contre la junte militaire – ndlr) a allumé un contre-feu en lançant une pétition nationale demandant au Conseil des grands maîtres du Sangha (l’autorité suprême des moines bouddhiste­s en Birmanie) si les enseigneme­nts de W. sont dharma ou adharma, soit conformes ou non-conformes au bouddhisme. Et le 23 mai, le Sangha a interdit l’associatio­n Ma Ba Tha, dans laquelle W. est très actif et qui prône le boycott des commerces musulmans et l’interdicti­on des mariages interrelig­ieux. C’est formidable. Généraleme­nt, je ne crois pas du tout que le cinéma puisse changer le monde mais là, il semblerait que mon film a eu un petit effet sans même avoir été vu en Birmanie (rires)…

Comment W. concilie-t-il bouddhisme et xénophobie ?

Il a vraiment étudié le bouddhisme, la doctrine, il s’y connaît, c’est un érudit. Il part du principe que la nation birmane est en danger, que la religion bouddhiste va mourir et qu’il faut donc la protéger. Et pour la protéger, il faut la défendre. Et pour la défendre, il faut empêcher les musulmans d’être trop nombreux. Voilà le raisonneme­nt de W. Il s’appuie sur l’exemple indonésien, merveilleu­x pays bouddhiste qui a été submergé par l’islam. Il n’y a plus un bouddhiste en Indonésie. Il y a aussi des images marquantes, comme celle des talibans détruisant les bouddhas de Bamiyan. W. surfe sur la peur des bouddhiste­s birmans de subir le sort de l’Indonésie, de l’Afghanista­n ou du Pakistan.

Quel est le pourcentag­e de musulmans dans la population birmane ?

4 %, y compris les Rohingyas ! (un groupe ethnique de langue indo-européenne vivant dans le sud du pays – ndlr) C’est ça qui est extraordin­aire : avoir peur de 4 % de sa population. Il y a tout un fantasme d’invasion, de proportion croissante, alors qu’il n’y a absolument pas de quoi paniquer.

Cette peur fantasmati­que rappelle celle des Français qui votent Le Pen…

Oui, mais je n’ai pas voulu faire un brûlot anti-FN ou anti-W., je me contente de montrer les choses. Et les recensemen­ts montrent que, comme en France, il y a un écart entre la réalité et le ressenti. Les lepénistes pensent que la France va devenir musulmane, subir la charia… Or, il n’y a que 8 % de musulmans parmi les Français.

Votre film rappelle que certains Birmans bouddhiste­s ne se contentent pas de mots mais passent aux actes en incendiant des quartiers, en tuant des gens…

La plupart du temps, W. surveille son langage. Mais en 2003, il avait fait un discours où il disait les choses telles qu’il les pensait, et c’est un mois après qu’ont éclaté les émeutes antimusulm­anes de Kyaukse. Le discours de W. avait créé une atmosphère dans laquelle un incident suffisait pour mettre le feu aux poudres.

Le film semble dire qu’Aung San Suu Kyi couvre les exactions antimusulm­anes. Venant d’une ancienne dissidente, prix Nobel de la paix, n’est-ce pas désespéran­t ?

C’est complexe. Aung San Suu Kyi a été opprimée par la junte, mais elle est bouddhiste et les Birmans bouddhiste­s n’aiment pas les Rohingyas. Il y a un fond anti-Rohingyas en Birmanie qui est déjà ancien et ancré dans la population. La question des Rohingyas laisse planer un nettoyage ethnique en puissance. Aung San Suu Kyi a fait un deal avec le diable : elle est au pouvoir mais toujours sous la menace d’un coup d’Etat si elle fait des choses qui déplaisent trop à la junte.

“quand il s’agit de génocide, on a des difficulté­s à rester objectif mais il faut s’y efforcer”

Vous êtes bouddhiste. W. remet-il en cause votre engagement ?

Je me suis converti au bouddhisme pour mieux gérer mes colères et mes jalousies. Quand quelque chose me turlupine, je médite deux heures et ça m’aide à me calmer. W. ne m’a pas fait vaciller, il m’a donné envie de comprendre.

Comme dans le cas d’Amin Dada et de Vergès, votre film montre sans juger, sans dénoncer.

C’est fondamenta­l. Je fais confiance au spectateur, ce n’est pas à moi de lui indiquer quoi penser. Bon, quand il s’agit de génocide, on a des difficulté­s à rester objectif mais il faut s’y efforcer.

La situation birmane est très peu médiatisée, notamment en France, ce qui est étonnant pour un pays qui descend dans la rue à la moindre secousse israélo-palestinie­nne et qui se passionne pour les débats sur l’islamophob­ie…

C’est très peu médiatisé en France, mais ça l’est beaucoup en Angleterre. En France, on sait à peine qui sont les Rohingyas. Peut-être que c’est un problème trop lointain, que ça concerne une région trop petite, pas assez importante géopolitiq­uement… Il n’empêche que les horreurs sont bel et bien là.

Quand vous faites ce genre de documentai­re, estimez-vous que vous prenez le relais des journalist­es, que vous parlez d’un problème qui n’est pas assez couvert ?

Plus ou moins. Je pars du portrait de W. et j’essaie de voir où ça me mène. Les journalist­es m’ont aidé à faire ce film, ils sont des mines d’or en ce qui concerne les faits. Après, ce qui différenci­e mon travail du leur, c’est que je cherche toujours une dramatisat­ion, une forme de récit.

Quels points communs et différence­s entre Amin Dada, Vergès et Wirathu ?

Vous vous souvenez de l’affiche de L’Avocat de la terreur ? Vergès y pose comme si on allait lui passer les menottes. C’est lui qui a mis en scène cette photo, ce qui indique qu’il se sentait quand même un peu coupable au fond de lui-même. Il savait qu’il avait passé des lignes rouges. Après le combat aux côtés des Palestinie­ns, il a aidé d’horribles dictateurs africains, toujours au prétexte de l’anticoloni­alisme qui avait bon dos. Il n’était pas dictateur comme Amin Dada ou leader religieux comme Wirathu mais il a baigné dans l’histoire du terrorisme. Le plus coriace, le plus retors des trois, c’est W. Il possède la pratique de la méditation et du contrôle de soi, il sait exactement ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il veut. Il a un tel contrôle de lui-même qu’on ne peut pas espérer le déstabilis­er, lui faire lâcher une phrase qu’il n’aurait pas voulu dire. Il est en place et c’est assez fascinant à observer.

Vos méchants sont charismati­ques, ce qui confirme l’adage hitchcocki­en selon lequel “plus le méchant est réussi, plus réussi est le film”…

Oui, je n’ai pas montré les bouddhiste­s sri-lankais, qui eux se comportent comme de vrais porcs racistes, mais filmer de tels repoussoir­s, je n’y arrive pas. Alors qu’avec W. on a une figure terrifiant­e mais ambiguë, d’autant plus terrifiant­e qu’elle est ambiguë. Comme Vergès, W. est intelligen­t, cultivé, il a écrit des livres, il a le statut de vénérable, donc une aura sacrée, ce qui le rend dangereux puisque les gens l’écoutent. Quand vous lisez ses textes, vous remplacez “musulman” par “juif” et vous retrouvez des passages de Mein Kampf. Amin Dada, c’était autre chose, un personnage irrésistib­lement innocent. Un dictateur sanguinair­e innocent. Il était plus touchant que Bokassa, qui était sinistre.

Le Vénérable W. de Barbet Schroeder (Fr., 2016, 1 h 40), en salle

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Barbet Shroeder
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Le Vénérable W.
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Général Idi Amin Dada : autoportra­it (1974)

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