Les Inrockuptibles

Denis Cosnard, Lisa Vignoli…

Personnage énigmatiqu­e chez Patrick Modiano, amante et amie de Marlene Dietrich, gérante de cabarets, la mystérieus­e Frede méritait une biographie. Une plongée fascinante dans le monde interlope des boîtes de nuit parisienne­s.

- Nelly Kaprièlian

Si les romans de Patrick Modiano sont peuplés de silhouette­s étranges, celle de Frede, apparue dans Remise de peine, reste la plus romanesque : “Une brune aux cheveux courts, au corps gracile, au teint pâle. Elle portait des vestes d’homme, serrées à la taille, que je croyais être des vestes de cavalière.” Je l’ai moi-même longtemps crue tout droit sortie de l’imaginatio­n de l’écrivain, jusqu’au moment où j’ai recroisé le chemin de Frede en faisant des recherches sur la vie d’une actrice hollywoodi­enne : Lizabeth Scott, icône blonde des films noirs des années 1940, qui aurait eu une liaison, révélée par le torchon Confidenti­al, avec ladite Frede, ce qui aurait endommagé la carrière de l’actrice. Frede existait donc bel et bien.

Pour revenir à Modiano, il a beaucoup écrit, et souvent parlé lors d’interviews, de cette maison de Jouy-en-Josas où lui et son frère passèrent quelques années, confiés aux bons soins de Suzanne Bouquereau, une amie de leur mère actrice. Là, des êtres bizarres, pour reprendre l’expression de l’auteur, se croisaient. Si bizarres qu’ils l’ont hanté et hantent ses romans sous la forme de fantômes dont il ne sait toujours pas s’ils sont maléfiques ou bienveilla­nts. “Le jeudi, comme il n’y a pas école, elle vient parfois avec son neveu qui a le même âge que Patoche et son frère. Les trois garçons jouent ensemble. Ils parlent du Carroll’s, un nom souvent mentionné par les adultes : ‘Il ne faisait aucun doute pour nous que Frede dirigeait un cirque à Paris, plus petit que Medrano, un cirque sous un chapiteau de toile blanche rayée de rouge, qui s’appelait le Carroll’s.”

C’était en fait une boîte de nuit ultrachic de la rue de Ponthieu, dont Frede fut la gérante pendant plus d’une décennie, où se croisait le Tout-Paris et le ToutHollyw­ood, et où les femmes pouvaient danser ensemble sans être montrées du doigt. Journalist­e au Monde, Denis Cosnard a développé une pathologie qu’on trouvait jusque-là assez irritante : une obsession pour ce pauvre Patrick Modiano qui, toujours discret, n’en demandait pas tant – et certaineme­nt pas le livre que Cosnard a publié à son sujet, Dans la peau de Patrick Modiano, en 2011. Pourtant, il y a quelque chose de très beau à enquêter sur un personnage de roman, et qui plus est dédier toute une biographie à un personnage secondaire. Frede l’est aussi dans l’histoire qui ne la retiendra pas, contrairem­ent aux personnage­s qu’elle reçut dans ses diverses boîtes de nuit, d’Orson Welles à Françoise Sagan, de Brigitte Bardot à Anaïs Nin et Henry Miller, de Rita Hayworth à Arletty. Mais la première star, qu’elle croise et qui va marquer sa vie, sera Marlene Dietrich.

Suzanne Baulé, dite Frede, naît en 1914 et grandit dans le IXe arrondisse­ment de Paris. A 20 ans, elle se met à travailler au Monocle, un cabaret de Montparnas­se où se croisent écrivains et artistes en quête de frissons, car le club est principale­ment fréquenté par les homosexuel­les : “En juin 1932, quand Lucienne Franchi inaugure son cabaret, c’est l’un des tout premiers établissem­ents du genre à Paris, avec

le Fétiche, un petit bar de nuit lancé à Pigalle par Moune Carton, et La Vie parisienne de la chanteuse Suzy Solidor, rue Sainte-Anne.”

Elle change de nom et de costume, se rebaptise Frede et ne portera plus que des vêtements d’homme. Bref, elle s’affranchit, et l’une des fées de sa métamorpho­se s’appelle Marlene Dietrich. Après avoir déjà fasciné Anaïs Nin, qui parle de Frede dans son journal, la jeune fille tombe amoureuse de Dietrich de passage au Monocle. Elles vivent un temps à l’hôtel, s’affichent ensemble et se moquent du qu’en-dira-t-on : “Son aventure avec Frede dure quatre ans, et leur relation amicale plus de vingt. ‘Une amitié fidèle’, dira pudiquemen­t la Parisienne. ‘A chacun de ses passages à Paris dans les années 1936, 1937, 1938 et même 1939, Marlene est venue me voir.” Elle aide Frede à ouvrir son premier club à Pigalle, La Silhouette, qui ferme vite quand la guerre est déclarée. Frede file alors ouvrir une autre boîte à Biarritz, qui fermera aussi : retour à Paris où elle ouvre un autre club, avant de rentrer et de briller au Carroll’s.

Plonger dans la vie de Frede, c’est plonger dans trente ans de l’histoire de la nuit parisienne. Magnifique poésie que ces noms de cabarets, plus ou moins glamour, plus ou moins clandestin­s : La Silhouette, La Roulotte, Le Pou au ciel, Le Shéhérazad­e, La Pompadour, Le Touch-Wood, Le Triolet, Le Masque… C’est aussi plonger dans l’histoire des moeurs françaises : Frede, et les autres filles qui tenaient des clubs lesbiens, étaient sans cesse surveillée­s par la police (Denis Cosnard a consulté leurs rapports et en livre certains extraits qui font froid dans le dos, tant ils rappellent les méthodes de la Stasi).

Frede, surnommée un peu bêtement par la presse “la plus grande lesbienne du monde”, enchaîne les liaisons dont une passion orageuse avec l’actrice María Félix. Et puis les temps changent… les orchestres et les attraction­s des cabarets sont remplacés par les platines et les 45t. Un jeune homme, Fabrice Emaer, ne va pas tarder à s’imposer comme le nouveau roi de la nuit : après le succès du Sept, rue Sainte-Anne, il ouvre le Palace. Le reste appartient à l’histoire… et Frede, à un autre temps qui s’évanouit à mesure que le cancer la ronge. Elle finira sa vie à la campagne, soignée par sa dernière compagne, avant de s’éteindre en 1976. Elle donne sa dernière interview à l’émission (culte) Dim Dam Dom, puis sombre dans l’oubli avant de revenir hanter l’oeuvre d’un des plus grands écrivains français : un fantôme énigmatiqu­e en forme de personnage secondaire, donc, mais qui méritait bien d’avoir un jour son propre livre.

Frede – Belle de nuit de Denis Cosnard (Equateurs), 236 pages, 20 €

“une brune aux cheveux courts, au corps gracile, au teint pâle” Patrick Modiano, Remise de peine

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De droite à gauche, Miki Leff, Frede, Marlene Dietrich, Roberto Rossellini

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