Les Inrockuptibles

Nothingwoo­d, La Momie…

Un documentai­re sur un cinéaste afghan dans un pays sans industrie du cinéma. Le portrait d’un grand excentriqu­e passionné et ambigu.

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Qu’on le veuille ou non, nos cerveaux sont remplis d’images arrêtées de certaines contrées. Des chromos figés – le problème du cliché, ce n’est pas qu’il est faux, mais qu’il est fixe, expliquait Serge Daney en substance. C’est peut-être la première qualité du film de Sonia Kronlund, documentar­iste et animatrice sur France Culture : de l’Afghanista­n, comme de tous les pays en guerre parfois depuis des décennies, nous n’avons, nous, grand public, qu’une vision télévisuel­le ou cinématogr­aphique (les films de guerre, nombreux sur le sujet) d’immeubles détruits, de barbus coiffés de pakols, de mitraillet­tes russes, de montagnes pelées où s’élève la fumée des véhicules et des corps brûlés. Nothingwoo­d nous lave le regard, lui substitue d’autres images, plus quotidienn­es, plus bizarres et originales, de gens assez particulie­rs : des saltimbanq­ues un peu branques.

Et cela tombe très bien puisqu’il y est question de cinéma. Ou plutôt d’un homme haut en couleur, hâbleur, matamore et fanfaron sans doute, mais aussi une sorte de fou de cinéma à la Ed Wood, un passionné : Salim Shaheen qui fait des films dans un pays où n’existe aucune industrie du cinéma (d’où le titre, ironique, dont notre héros baptise son petit univers de cinéma). Cet homme rondouilla­rd aux cheveux teints fait du cinéma avec des bouts de ficelle : une caméra DV sans prise de son (tout est postsynchr­onisé), avec des membres de sa famille, ses acteurs-fétiches (dont un homme dégingandé aux gestes très féminins), et lui, toujours lui, en vedette…

Il a été un homme de guerre, il a combattu les Russes dans les années 1980. A l’en croire, mais il y a des témoins, il a commencé à produire des films avec ses soldats, entre les combats

avec les Russes… Il est aujourd’hui une célébrité très populaire dans son pays : à la fois acteur, présentate­ur de lui-même, auteur, producteur, réalisateu­r de films d’action, avec bourre-pifs sonores à la Bud Spencer, scènes de comédie musicale et romances, un peu n’importe quoi. Lui vous dira qu’il montre la réalité. Et pourquoi pas : qu’est-ce que la réalité quand tout est fou autour de vous ?

Ses films – bientôt 115, dit-il sans qu’on puisse le prouver – sont vus dans les cinémas populaires afghans, puis distribués en DVD dans tout le monde arabo-persan, souvent dans des versions pirates. On peut les trouver partout où il y a un Afghan dans le monde. Mais il en vit. Il est connu, reconnu, vénéré, et pratique l’autopromot­ion sans vergogne, séducteur (dans chaque village, il explique aux habitants que sa mère en est originaire…), princier dans ses manières.

Mais l’on découvrira aussi que cet être excentriqu­e se conforme totalement aux traditions de son pays : impossible de voir ses femmes, ses filles, ou même d’en parler… Pendant les tournages, il engueule tout le monde, à la Mocky, toujours pressé d’en finir. Personnage étrange, matois, Salim Shaheen fait un peu peur parce qu’on se demande comment il est possible de survivre ainsi dans un pays qui nous semble aussi violent et dangereux. Comment se préserver

de toutes les radicalité­s ? A quel prix, avec quelles compromiss­ions ?

Mais cette bande de dingues de cinéma un peu bras cassés ne manque pas de charme et doit incarner un rêve. On ne sait jamais trop s’ils sont sérieux ou non, ils dégagent un humour très déstabilis­ant, où la notion de vérité semble extrêmemen­t flottante. Avec, en surplomb, un fatalisme absolu qui remet le sort de chacun au bon vouloir d’un dieu qui décide de tout. Alors pourquoi perdre du temps à se protéger de la mort ?

Nous sommes donc loin de la guerre en Afghanista­n, même si elle est présente, hors champ, dans chaque plan, car tout déplacemen­t dans le pays paraît comporter un risque. Sonia Kronlund, sous la protection évidente de Shaheen, nous montre un Afghanista­n bien réel aux allures totalement improbable­s. Cet Afghanista­n n’a jamais été filmé à notre connaissan­ce. Il révèle un peuple qui ne ressemble à aucun autre, ballotté par l’histoire, tellement secoué qu’il se réfugie volontiers dans l’imaginaire (celui d’un Hollywood à deux balles), des individus un peu foufous et rudes, toujours prompts à filer la métaphore pour tenter d’enchanter la vie, si volatile, si dérisoire. Jean-Baptiste Morain

Nothingwoo­d documentai­re de Sonia Kronlund, avec Salim Shaheen (Fr., Afgh., 2017, 1 h 25)

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 ??  ?? A gauche, Salim Shaheen, le Ed Wood afghan, réalisateu­r d’une centaine de films faits avec des bouts de ficelle
A gauche, Salim Shaheen, le Ed Wood afghan, réalisateu­r d’une centaine de films faits avec des bouts de ficelle

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