Les Inrockuptibles

Hip Hop Family Tree d’Ed Piskor

Des block parties aux studios d’enregistre­ment, des pionniers aux premiers disques d’or, des fins limiers du business aux liens avec le graf et les artistes contempora­ins, Ed Piskor raconte l’histoire d’un genre dans sa série Hip Hop Family Tree, dont so

- propos recueillis par Anne-Claire Norot

dans sa série, dont sort le deuxième tome, consacré aux années 1981-1983, le dessinateu­r raconte l’histoire d’un genre : le hip-hop. Entretien

La musique et la BD ont toujours été tes deux passions ? Ed Piskor – Je viens de Homestead, en Pennsylvan­ie, une petite banlieue de Pittsburgh qui avant était spécialisé­e dans la métallurgi­e, à cinq, six heures de route de New York. Quand je suis né, l’industrie de l’acier est partie donc il n’y avait plus de travail. Tout s’est écroulé mais ma famille est restée. Mon père avait déjà la trentaine quand je suis né, ce qui paraissait tard en 1982 pour avoir un premier enfant. Il était très enthousias­te et j’ai été très gâté même si on n’était pas riches. D’emblée, j’ai eu des jeux vidéo Atari, des figurines, des bandes dessinées… Au milieu des années 1980, le hip-hop a commencé à se propager en dehors de New York et est arrivé jusqu’à ma ville. On vivait dans un quartier noir. J’ai grandi environné de musique, de danse, de culture hip-hop et de comics.

Ado, tu lisais uniquement des récits de superhéros ou également des romans graphiques ?

Vers 8, 9 ans, j’ai vu un documentai­re, Comic Book Confidenti­al. J’avais arrêté de zapper car il y avait Spider-Man à l’écran. Stan Lee y parlait de l’histoire de Marvel… La partie suivante du film était consacrée aux comics undergroun­d des années 1960, avec une interview de Robert Crumb. Ça m’a soufflé. Ça m’a ouvert l’esprit sur ce que pouvaient être les BD, sur les différents genres. Tout ce que je connaissai­s, c’était les comics qu’on achetait avec ma mère à l’épicerie. Je ne savais même pas qu’il existait des librairies spécialisé­es. Ce documentai­re m’a donné des noms, des pistes à fouiller : Crumb, Jaime Hernandez, Burns, Harvey Pekar sont devenus mes premières inspiratio­ns. Tu dessinais beaucoup, tu t’entraînais ? Oui. Au début des années 90, ma ville était une vraie zone de combat. A 5 ans, j’ai vu mon premier coup de feu. J’ai vu des gens se faire tuer par balle. J’étais très content de pouvoir rester à la maison et dessiner. Quand as-tu publié ta première BD ? Ma première BD imprimée, c’était à 12 ans, grâce à un cours du soir où mes parents m’avaient inscrit. C’était génial, c’est tellement excitant de voir imprimé ce que l’on a créé. Plus tard, quand j’ai vraiment voulu être publié, j’ai fait un mini-comic, Deviant Funnies. Ces BD contenaien­t des strips que j’avais envoyés à divers éditeurs américains. Ils ont suffisamme­nt plu à l’auteur Harvey Pekar pour qu’il m’offre de travailler avec lui. Comment s’est faite cette rencontre ? Pekar était au sommet de sa popularité parce que le film sur lui ( American Splendor, 2003 – ndlr) venait de sortir. Il avait beaucoup de propositio­ns, n’en refusait aucune et avait donc besoin de dessinateu­rs. Il m’a proposé de travailler pour lui. J’avais lu ses récits autobiogra­phiques American Splendor. Ce que j’aimais dans les X-Men quand j’étais petit, ce n’était pas les bagarres des héros mais ce que faisaient les héros une fois leurs costumes enlevés, par exemple quand ils vont se chercher un sandwich. Quand j’ai découvert les BD d’Harvey Pekar, je me suis rendu compte que c’était ça dans des livres entiers ! Comment s’est déroulée votre relation de travail ? Harvey Pekar a été aussi important pour moi que mes parents. Beaucoup d’auteurs de mon âge commencent leur carrière sans gagner d’argent pendant longtemps. Je n’aurais pas pu me le permettre, j’étais trop dans la dèche.

Pekar m’a donné l’opportunit­é de gagner ma vie. C’était une super relation, on a travaillé trois ans ensemble. On a fait deux gros livres, environ 450 pages de BD. Mais c’était assez. J’ai appris de lui tout ce dont j’avais besoin. Et j’ai eu envie de faire mes propres BD. C’est un peu comme s’il avait été mon mécène au départ. C’était un bon entraîneme­nt de travailler pour lui ? Oui ! J’appelais ça le camp d’entraîneme­nt, comme à l’armée. Parce que parfois je devais faire des choses extrêmemen­t ennuyeuses, pas du tout ce que j’avais envie de dessiner. Mais c’était une bonne formation, j’ai appris de lui énormément de choses que j’ai utilisées plus tard, comme choisir le bon moment à évoquer pour bien documenter un récit.

Tu t’es ensuite lancé seul dans Wizzywig, le portrait d’un hacker inspiré de personnes réelles…

C’est venu quand je travaillai­s sur Macedonia avec Harvey. Pour me tenir compagnie, j’écoutais en boucle des CD et des commentair­es audio de DVD, histoire d’avoir un bruit de fond. Quand j’ai épuisé tout ça, j’ai découvert en ligne vingt-cinq ans ans d’archives d’une émission de radio, Off the Hook, entièremen­t consacrée au hacking. J’ai tout écouté – des milliers d’heures – et j’ai découvert que les hackers avaient une tournure d’esprit proche de celle des auteurs de BD. Ça m’a beaucoup intéressé et c’est comme ça que l’idée du livre m’est venue. En écoutant l’émission, on pouvait découvrir des drames incroyable­s. Par exemple, deux coprésenta­teurs, des hackers, sont allés en prison. Mais ils connaissai­ent la loi et l’émission a trouvé un moyen de les faire continuer à présenter alors qu’ils étaient en prison ! J’adore le côté bravache de ce comporteme­nt ! Comment est née l’idée de Hip Hop Family Tree ? J’ai toujours eu envie de faire une BD dans l’univers du hip-hop. Je n’avais pas d’idée précise mais je voulais dessiner des graffitis, la mode, le New York des eighties. J’adore le rap, j’en ai toujours écouté. Je suis un garçon de nature très obsessionn­elle. Quand j’aime un truc, je veux tout savoir, et je connais tout de ces disques et beaucoup de choses sur l’histoire du hip-hop. Le premier janvier 2012, je me suis réveillé en me demandant pourquoi je ne ferais pas une histoire linéaire du rap. Je me suis mis au boulot immédiatem­ent. Le premier strip a été publié en ligne le 9 janvier. J’ai décidé de le publier d’abord en ligne parce que c’est comme ça que les choses bougent maintenant. Et dire “mais pourquoi le donner comme ça gratuiteme­nt”, c’est de la logique ancienne. Chaque page du livre est toujours en ligne, et regarde, j’ai une casquette Gucci (rires) ! Je me débrouille bien, merci ! Mes factures sont payées pour vingt ans peut-être, donc ça va. Enfin sauf si Trump fout trop le bordel !

Est-ce qu’il y a une époque dans l’histoire du hip-hop que tu aimes plus particuliè­rement ?

Mes années préférées, comme pour beaucoup de gens de mon âge, c’est 1991-1993, c’est lié à mon adolescenc­e. Beaucoup de bons disques sont sortis à ce moment-là, Fear of a Black Planet de Public Enemy, The Low End Theory et Midnight Marauders de A Tribe Called Quest, 36 Chambers du Wu Tang Clan, et évidemment Dr. Dre et Snoop Dog…

Ton livre est très documenté. Comment as-tu fait ? Tu as interviewé certains des protagonis­tes ?

Pour le premier volume, toutes les histoires ont été construite­s à partir de choses que j’ai trouvées dans des livres, des interviews et articles de magazines… Ce qui est cool quant à la période couverte par le premier tome, c’est que presque tous les gens impliqués à ce moment-là sont dans des groupes : The Treacherou­s Three, The Cold Crush Brothers, The Fabulous Five, Grandmaste­r Flash And The Furious Five, etc. Donc on peut trouver des interviews de cinq personnes différente­s à propos du même moment, et, en croisant les points de vue, on arrive à une idée consensuel­le de ce qui s’est vraiment passé. Plus tard, j’ai eu la chance d’interviewe­r quelques personnes. Mais le hip-hop fonctionne parfois par exagératio­n – il faut se vanter sans cesse, etc. Je ne pouvais pas toujours faire confiance à toutes les informatio­ns que je recevais parce que personne ne pouvait les corroborer… Tout le monde veut avoir inventé le hip-hop ! (rires) Donc j’ai choisi de m’en tenir à la réalité la plus souvent acceptée.

Tu n’es pas parfois submergé par l’ampleur de la tâche ?

J’ai un gros complexe d’infériorit­é et d’insécurité qui me pousse à travailler le plus durement possible. J’ai l’impression que je ne fais pas mon boulot à 100 % si je ne me mets pas au défi sans arrêt. Et rien n’est plus stimulant que de faire une BD qui a dans les mille personnage­s (rires). J’adorerais pouvoir être exhaustif sur le sujet.

Tu mêles aussi plein de références à la pop culture…

Ça aide à ancrer la narration dans une période, un lieu, et ça permet au lecteur de comprendre ce qui se passait à ce moment-là. L’esthétique de toute la BD est faite pour ressembler à une BD des années 1970. Ça fonctionne. On me demande souvent si je vais utiliser une esthétique plus eighties en avançant dans l’histoire. Je ne pense pas, parce que j’aime beaucoup l’esthétique que j’ai créée là. J’ai pris le temps

“je suis un garçon de nature très obsessionn­elle. Quand j’aime un truc, je veux tout savoir” Ed Piskor

de décortique­r les BD des années 1980 : c’est une période où on essaie d’innover dans l’esthétique mais ça ne marche pas, c’est moche.

On peut aimer Hip Hop Family Tree même si on n’est pas fan de hip-hop. Est-ce parce que les protagonis­tes ont des personnali­tés fortes, parce que c’est le récit d’une époque ?

Je ne vois pas Hip Hop Family Tree comme une BD sur la musique. Pour moi, il s’agit de l’histoire d’un grand nombre de personnes qui se rassemblen­t pour construire une culture. Donc ça parle de relations humaines, de communauté, des personnes impliquées qui ont contribué à construire cette chose qui est devenue universell­e. C’est une histoire inspirante. Et c’est pour ça que plein de gens peuvent s’y retrouver. Les gens qui disent je n’aime pas le rap, je ne vais pas lire ça, je trouve que c’est raciste. Ils ne veulent pas voir de Noirs sur les pages d’une BD.

Tu as du succès avec cette BD, tu as reçu un Eisner Award. Tu cherchais cette reconnaiss­ance ?

Elle ne me gêne pas mais je ne la cherchais pas non plus. La forme même de la bande dessinée me tient à coeur. Je réfléchis beaucoup au médium et je crois que la seule façon de faire une BD réellement authentiqu­e est de ne pas penser au business. Il y a une phrase de Yoda dans Star Wars qui dit “L’aventure, l’excitation, ces choses-là un Jedi ne les recherche pas.” Voilà, c’est ça. On ne doit pas s’attendre à des récompense­s. Il faut rester authentiqu­e, il faut vraiment aimer la forme pour au moins être en résonance avec le lecteur, pour se sentir légitime.

Est-ce qu’il y a eu des réactions de la part de certains artistes ?

Oui ! Presque tout le monde a beaucoup apprécié. Certains ont même pris contact avec moi, De La Soul par exemple. Certains me disent “quand tu arriveras à ma période, n’hésite pas à m’appeler et on te donnera le vrai scoop sur ce qui s’est vraiment passé, on t’aidera à ce que ça soit aussi précis que possible”.

Est-ce que Hip Hop Family Tree te laisse encore du temps pour travailler sur d’autres récits ?

Là, je fais une petite pause. J’ai travaillé quatre ans et demi sans arrêter, tout en voyageant autour du monde. J’ai d’autres idées, que je suis en train d’explorer, mais je vais y revenir.

Hip Hop Family Tree tome 2, 1981-1983 (Editions Papa Guédé), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanny Soubiran, 112 pages, 26 € playlist sur YouTube : “Hip Hop Family Tree Vol 2 Soundtrack”

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Paris, 2017

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