Les Inrockuptibles

Enquête : les rebelles d’Uber

Affaires de harcèlemen­t, pertes record, licencieme­nt de son pdg, Uber est en pleine crise. En France, ses chauffeurs VTC sont exaspérés par les cadences infernales et les conditions financière­s imposées par la firme californie­nne. Et sont prêts à toutes l

- Par Julien Moschetti illustrati­on Adrià Fruitós

en France, exaspérés par les conditions sociales et financière­s imposées par la firme californie­nne, les chauffeurs sont prêts à presque tout pour arrondir leurs fins de mois

Des chauffeurs Uber m’avaient dit qu’ils touchaient entre 2 000 et 3 000 euros, qu’ils travaillai­ent quand ils voulaient… A les écouter, c’était la ruée vers l’or, une espèce d’eldorado.” Mais Sofiane découvre vite la réalité derrière les belles promesses de la firme californie­nne. “Il y avait un fossé entre les discours et le terrain. Je me suis énormément investi, j’ai fait de nombreuses nuits blanches au volant. T’es obligé de faire un minimum d’heures chaque jour et tu ne peux pas te permettre de prendre des week-ends. Au final, j‘ai perdu beaucoup d’argent et j’ai accumulé les dettes… J’ai l’impression d’avoir été victime d’un vol.”

Le ton de la voix est amer, désenchant­é, le regard défait. L’aventure Uber aura tourné court pour Sofiane. Etranglé par les charges, éreinté par le manque de sommeil, il a décidé de jeter l’éponge deux mois après avoir démarré son activité. Comme de nombreux conducteur­s, le jeune homme de 32 ans avait opté pour le statut de “Loti” (d’après la Loi d’orientatio­n des transports intérieurs”) Il travaillai­t pour un capacitair­e (société de transport). Avantage principal ? Sofiane n’a pas eu besoin d’obtenir la carte profession­nelle et donc de passer l’examen VTC pour exercer. Désavantag­e de taille : des charges astronomiq­ues qui ont tiré vers le bas des revenus déjà plombés par la hausse de la commission (de 20 à 25 %) et la baisse des tarifs d’Uber “Le véhicule me coûtait 3 000 euros par mois hors TVA, assure l’ancien gérant de fast-food. Je travaillai­s 11 à 12 heures par jour, 7 jours sur 7, pour gagner 1 000 à 1 200 euros par mois.

Si tu travailles pour un capacitair­e, c’est mort d’avance. D’ailleurs, 90 % des chauffeurs VTC ne s’en sortent pas.”

Sofiane en veut à ses potes conducteur­s, qui ont “préféré (lui) mentir plutôt que d’avouer qu’ils galéraient. J’imagine qu’ils avaient honte de dire la vérité sur la situation.” Une manière sans doute de garder la face vis-à-vis de leurs proches, de renvoyer l’image de la réussite sociale pour éloigner le spectre de l’échec chronique. Rien de très surprenant quand on sait que les chauffeurs VTC sont moins diplômés et davantage soumis au chômage que le reste de la population active. Selon une étude récente 12 % des chauffeurs Uber possèdent un diplôme universita­ire, tandis que 25 % des chauffeurs UberX (un service plus haut de gamme – ndlr) étaient au chômage avant de commencer cette activité. “Le profil typique des chauffeurs recherchés par Uber, c’est un jeune de 20 à 25 ans sans perspectiv­e d’avenir, confirme Nicolas, 35 ans. Si t’as un peu de bouteille, tu comprends vite que ce métier n’a pas d’avenir. Chauffeur VTC, c’est bon pour les étudiants qui veulent faire des extras. Autant trouver un job payé au smic ou faire de l’intérim.”

Ce colosse aux yeux clairs sait de quoi il parle. Il a fait partie des premiers chauffeurs à rouler pour Uber en janvier 2012. Sur la terrasse d’un café situé porte de Champerret à Paris, notre banlieusar­d raconte la fonte de ses revenus en l’espace de cinq ans. Son chiffre d’affaires (commission­s des plate-formes déduites) est passé de 7 000 à 3 500 euros. Mais “je faisais des horaires de fou : entre 55 et 60 heures par semaine, parfois 70 heures. T’as vu les cernes que j’ai ! Au final, je touchais 15 euros de l’heure et je n’avais pas de vie privée… Et puis, j’ai fini par avoir de gros coups de fatigue. Je passais une semaine à dormir chez moi pour récupérer.” C’est ainsi que Nicolas est revenu à ses premières amours profession­nelles : technicien de maintenanc­e des systèmes automatisé­s à raison de 35 heures par semaine. Mais aussi chauffeur VTC le week-end pour se mettre “200 à 300 euros net dans la poche”.

Confrontés à la baisse de leurs revenus, à la dégradatio­n de leurs conditions de travail et au risque de surmenage, de plus en plus de conducteur­s cumulent deux activités profession­nelles. A l’image de Jonathan, gardien d’immeubles 6 heures par jour et chauffeur VTC “10 à 15 heures, parfois 20 heures d’affilée”, 20 jours par mois. “En ce moment, c’est de la folie, c’est du non-stop !, s’exclame ce Parisien de 36 ans en allumant une énième cigarette. Je suis rentré à 9 h 30 et je me suis réveillé à 10 h 30. J’ai dormi à peine une heure. J’ai les yeux lourds…” Les nuits blanches ont en effet laissé des stigmates. L’ancien frigoriste a des cernes sous les yeux, les traits tirés, les ongles rongés… Des signes extérieurs de fatigue et de stress qui contrasten­t avec la verve et l’hyperactiv­ité du jeune homme.

Il s’estime heureux de travailler pour Uber : “Je travaille quand je veux, je me connecte et je m’arrête quand je veux. Et puis au moins ils me laissent tranquille. Je n’ai pas de contrainte­s, pas de pression.” Seule ombre au tableau, les revenus de son activité de chauffeur VTC qui oscillent entre 1 400 et 2 700 net par mois, charges (assurance, essence, crédit automobile…) et impôts déduits : “Je vis bien mais c’est beaucoup d’heures de travail. Je roule 200 à 300 heures par mois… Si tu compares avec un emploi de salarié classique, je suis sous-payé (un salarié au smic aux 35 heures gagne 1 150 euros net pour 151 heures par mois – ndlr). C’est de l’esclavage quand tu regardes le temps de travail pour le salaire à la fin du mois.”

Jonathan marque un temps d’arrêt. Son sourire laisse apparaître une moue gênée. “Je n’aurais pas pu continuer si je déclarais tout, je ne rentrerais pas dans mes frais, confie-t-il. Le black, c’est vital pour les chauffeurs VTC qui sont trop taxés. Ce n’est pas correct pour Uber et pour l’Etat, mais si on devait faire tout ce qui est correct dans la vie…” Et de faire allusion à l’affaire Penelope Fillon : “Je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas de black, tous les politiques en font. Moi, je ne paie pas des personnes 5 000 euros par mois à ne rien faire.” Autre stratagème utilisé par Jonathan : limiter son chiffre d’affaires (CA) déclaré pour ne pas être écrasé par les taxes : “Si je dépasse le plafond de 33 200 euros de CA par an, je sors du statut d’auto-entreprene­ur, ce qui veut dire que je devrais conduire 30 heures par jour pour m’en sortir…” Quand on lui demande le montant engrangé par mois au black, notre “gardien-chauffeur” quitte la cour intérieure de son immeuble pour revenir avec une liasse de billets de… 500 euros ! Avant de glisser : “L’autre jour, j’ai pris un Uber qui avait une liasse de billets comme la mienne. Je me suis dit : ‘Il fait comme moi’.”

Mais comment les chauffeurs VTC réussissen­t-ils à passer entre les mailles du filet des impôts sachant que toutes les courses sont censées être réglées par carte bancaire ? Rien de sorcier, selon Jonathan : “Quand je reçois la commande d’un client, j’arrive sur place et je me déconnecte. Uber n’a aucun moyen de savoir pourquoi j’ai annulé

“chauffeur VTC, c’est bon pour les étudiants qui veulent faire des extras. Autant trouver un job payé au smic ou faire de l’intérim” Nicolas, chauffeur le week-end pour Uber et Chauffeur Privé

“je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas de black, tous les politiques en font” Jonathan, chauffeur Uber

ma course. Cela peut très bien être une erreur d’adresse du client qui n’a plus envie de faire la course.” Il arrive également qu’on lui demande de se déconnecte­r pour payer en espèces. “Les clients proposent en général une remise de 50 % sur le prix de la course. Souvent, ils s’arrangent à plusieurs en UberPool” (service de covoiturag­e – ndlr).

Autre cas de figure, les chauffeurs qui donnent leur carte de visite pour ne plus passer par l’appli. Des “courses privées” qui représente­raient en moyenne 20 % du CA de Jonathan. Mais, “ces derniers temps, c’est plutôt du 90 % , nuance le Parisien. Le bouche à oreilles fonctionne bien. Je travaille avec une communauté juive qui me commande 300 à 500 ‘transferts’ à l’aéroport par mois. Je suis obligé de refuser 7 à 8 courses par semaine.”

Pour lutter contre ce type de fraude, “Uber réalise des investisse­ments conséquent­s en temps humain et en technologi­e pour mener toutes les vérificati­ons qu’un intermédia­ire privé est en droit de réaliser”, précise Grégoire Kopp, porte-parole d’Uber France, qui rappelle que la plate-forme “ne dispose pas des prérogativ­es réservées aux forces de l’ordre”. Pour autant, “le fait d’annuler des courses pour essayer de prendre tout de même un client est très handicapan­t pour Uber puisque le chauffeur bénéficie du service de mise en relation avec un client sans pour autant payer les frais associés. Le taux d’annulation des chauffeurs est donc mesuré automatiqu­ement, et lorsqu’il apparaît qu’un utilisateu­r (chauffeur ou client – ndlr) a un taux d’annulation très élevé, c’est pour nous un signal d’alerte.” Des anomalies qui peuvent déboucher sur des suspension­s temporaire­s ou des ruptures de contrat définitive­s. A l’instar de ce qui est arrivé à une connaissan­ce de Jonathan : “Il acceptait la course, faisait démarrer le compteur sans client à l’intérieur du véhicule. Puis il roulait jusqu’au point de rendez-vous sans prendre de client et roulait à vide jusqu’au point d’arrivée. Ce petit manège a duré quinze jours : Uber l’a désactivé.”

Mais il ne suffit pas de se soustraire aux “vérificati­ons” d’Uber pour s’en sortir. Encore faut-il échapper à l’Inspection des fraudes (DGCCR). Or, là encore, Jonathan a sa petite combine pour se couvrir : “Je demande à chaque fois des SMS de confirmati­on aux clients, ce sont des preuves de bons de commande. Et, en cas de contrôle, je sors mon carnet de commandes et mes SMS.” Certains sites donnent même des astuces aux conducteur­s pour passer inaperçu auprès des “boers” (police des taxis) : éviter les zones à hauts risques (aéroports, gares, lieux touristiqu­es…), avoir un siège bébé à l’arrière… Des techniques risquées selon Nicolas, qui n’est pourtant pas le dernier quand il s’agit d’arnaquer les plates-formes et l’Etat : “Tu peux faire du black, mais tu seras toujours en stress. Ils savent que ça gruge, car on est obligés de gruger. Mais au lieu de s’attaquer aux plates-formes, ils s’attaquent uniquement aux chauffeurs. Les boers font parfois des contrôles avec les agents des impôts et l’Urssaf. Ils contrôlent tout. Et si tu ne paies pas tes impôts, si tu ne déclares pas ton chiffre, ils saisissent ton véhicule, tu finis en garde à vue et tu paies une grosse amende.” Les effectifs des boers ont d’ailleurs été renforcés par deux cents fonctionna­ires de police en juin 2015 pour interpelle­r en priorité les non-profession­nels qui exercent de façon illégale.

Enfin, pas non plus de quoi effrayer Nicolas qui avoue quelques minutes plus tard, tout en baissant la visière de sa casquette pour camoufler son regard : “Le black représente 20 à 50 % de mon CA.” Mais il en ferait de moins en moins car “les clients préfèrent prendre UberPool qui ne coûte rien plutôt que faire des courses au black”. Et puis, comparé à l’enchaîneme­nt des courses via les applis, le black ne serait “pas si rentable” par rapport au temps de travail et à l’utilisatio­n du véhicule. “Tu vas chercher et ramener des gens à tel ou tel endroit, tu perds plus de temps qu’autre chose.”

Mais Nicolas a d’autres combines dans son sac. Par exemple ne pas arrêter le compteur une fois la course terminée. “Je le fais quand je tombe sur des connards de clients. Tu ne me respectes pas, je te rends la monnaie de ta pièce ! Je ne dis même pas ‘au revoir’, je jette le client sur le trottoir à l’aéroport et je roule jusqu’à atteindre 100 euros au compteur !” Plus vicieux encore : appeler le client pour vérifier à l’avance la rentabilit­é de la course : “S’il faut faire 15 à 20 minutes de transport pour une course de deux minutes au final, cela n’a aucun intérêt. Donc, soit j’annule la course, soit le client annule, soit je me mets en mode avion.” Nicolas confesse aussi parfois attendre à distance respectabl­e du lieu de rendezvous pour que la course soit annulée. Une faille de l’appli Uber dont son confrère Jonathan a également entendu parler : “Ils se garent dans un endroit où le client ne peut pas les voir. Ils les font attendre plus de deux minutes puis ils annulent la course. Cela leur permet

de toucher une commission sans faire de course. Beaucoup de clients se font avoir.”

Quand on lui demande pourquoi il agit ainsi, Nicolas ne peut s’empêcher d’exprimer sa rancune envers Uber : “Les tarifs appliqués par Uber sont inadmissib­les. Ils nous prennent tellement pour de la chair à canon qu’on est obligés de faire ça. Uber se gave comme pas possible et moi, je devrais me faire ‘vaseliner’ en déclarant l’intégralit­é de mon chiffre ? Jamais de la vie ! Moi aussi je mets ma vaseline !” Et de faire une confidence : “Je ne déclare pas tout mon CA à l’Etat, il ne manquerait plus ça ! Les plus riches font des montages financiers pour ne pas payer d’impôts. Donc je fais comme tout le monde, je profite du système.”

Et de revenir à la charge contre Uber en faisant allusion à une informatio­n peu reprise dans la presse française. Le leader des applicatio­ns est accusé aux Etats-Unis d’avoir eu recours à une technique “intelligen­te et sophistiqu­ée” pour modifier de manière illicite les données de navigation. De quoi soutirer aux chauffeurs et aux clients jusqu’à 10 % du prix de la course 5.

Nicolas est également persuadé, comme de nombreux conducteur­s sur la toile, qu’Uber a fait la même chose en France depuis la mise en place d’une facturatio­n sur estimation grâce à un mystérieux algorithme. “J’ai vérifié mes courses et j’ai vu que les paiements ne correspond­aient pas aux courses affichées. Je me suis aperçu qu’Uber volait 20 centimes d’euro aux chauffeurs et aux clients sur chaque course de 15 euros. A l’échelle de la planète, cela fait des milliards.” Pour aller au bout de sa vengeance, Nicolas a sa petite idée en tête : “J’aimerais bien rencontrer un anonymous. Mon rêve, c’est d’hacker l’appli Uber durant plusieurs jours pour leur faire perdre de l’argent. Avec un peu de chance, l’entreprise coulera et l’Etat français lancera sa propre applicatio­n !”

1. Tous les prénoms ont été modifiés 2. Selon Le Monde, de 10 à 40 % des chauffeurs de compagnies réputées (Uber, Chauffeur Privé, Le Cab…) exerceraie­nt en fait comme Loti et non comme VTC : http://observatoi­re-taxi-vtc.com/ analyses-et-production­s/qui-est-le-mieux-loti/ 3. Uber a baissé ses tarifs à Paris de 20 % en octobre 2015, avant de réviser ses prix à la hausse en France (10 à 15 % en moyenne) et d’augmenter sa commission de cinq points en décembre 2016. 4. Deux économiste­s français commission­nées par Uber, Augustin Landier (Toulouse School of Economics) et David Thesmar (HEC), ont mené en 2016 une étude sur les caractéris­tiques des chauffeurs Uber en France. 5. Selon une étude menée par Quartz.

lire aussi le portrait du sulfureux pdg d’Uber, Travis Kalanick, contraint à la démission, sur

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