Les Inrockuptibles

Agnès Varda/JR

Elle a 89 ans, lui 34 ans, et ils forment le plus improbable des duos burlesques. Pour le film qu’ils ont réalisé en commun, Visages villages, Agnès Varda et JR ont sillonné le pays dans une camionnett­e, à la rencontre des “gens”, pour leur tirer le portr

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pour le film qu’ils ont coréalisé, Visages

villages, ils ont sillonné le pays dans une camionnett­e, à la rencontre des “gens”. Retour avec eux sur cette expérience unique

pourn début d’après-midi rue Daguerre, chez les Varda-Demy, dans le XIVe arrondisse­ment parisien. Rendez-vous avec Agnès Varda, 89 ans, et JR, 34 ans, photograph­es, cinéastes, auteurs d’un beau film en commun présenté en mai à Cannes, Visages villages, une balade en camionnett­e dans la France d’aujourd’hui. Ces deux jeunes gens prennent les vraies gens en photo, les affichent sur les murs, en grand (c’est la spécialité de JR). Un voyage plein de charme, de complicité et d’émotions, où les deux compères ne se ménagent pas. Comme dans la vraie vie. Au début de l’entretien, je suis seul avec JR.

JR – Agnès a une voix incroyable, tu as remarqué ? Elle a le même ton que dans ses films. D’habitude, quand tu écoutes tes messages téléphoniq­ues, ça t’ennuie. Mais avec Agnès, non, tu es pris dedans, parce qu’elle a un débit Nouvelle Vague qu’elle n’a jamais perdu. Parfois, je me surprends à parler comme elle. Et puis elle est vraiment curieuse, c’est ça que j’aime chez elle. Dès qu’elle sent un mouvement quelque part dans le monde (révolution cubaine, Black Panthers, SDF, etc.), elle le sent et elle y va.

Agnès Varda nous rejoint. Un peu ronchonne, elle se demande de quoi on va parler.

JR – J’ai dit un truc génial, là, Agnès, donc tu ne dis rien, parce que ce sera forcément moins bien ! Elle lève les yeux au ciel. Ce qu’on retrouve, dans Visages villages, et qui est je crois propre à vos deux oeuvres, c’est l’intérêt vif que vous portez à ce qui est provisoire. Toi, Agnès, dans beaucoup de tes films, il y a une fascinatio­n pour la peau, la décrépitud­e (des patates) ou l’écorce (des arbres), pour les peintures murales qui finissent toujours par s’effacer (Murs murs). Et toi, JR, les photos que tu colles sur les murs ou les trains, peu importe, finissent, comme on le voit dans le film, par se décoller, que ce soit dû à l’érosion du vent ou de l’eau. Comme des morceaux de peau, là aussi.

Agnès Varda – Ah oui. Dans ce que je filme, d’ailleurs, il y a toujours un après. J’ai fait un film sur une photo que j’avais prise à Sète, Ulysse. Revenir sur quelque chose, c’est voir comment nous on a vieilli. Comment on sent les choses différemme­nt. C’est la matière du souvenir, qui n’est pas la mémoire, qui est justement cette peau, cette matière qui s’abîme. Toi, JR, tu es encore mieux placé que moi pour dire que tu as fait des oeuvres, dont certaines perdurent, d’autres non, sans qu’on sache pourquoi…

JR – … mais qui se dégradent dans tous les cas. J’adore le côté éphémère. Quand je vois les patates d’Agnès ou quand elle filme ses propres mains comme des paysages, ça me trouble. Et ça m’a inspiré une série qui s’appelait Les Rides de la ville, où j’étais allé photograph­ier dans des villes du monde entier

les rides des gens qui vivent eux-mêmes dans des villes en état de délabremen­t.

Agnès Varda – Qu’est-ce que c’est, le cinéma ? C’est de la lumière et du temps. Qu’est-ce qu’on fait de la lumière ? Qu’est-ce qu’on fait du temps ?

JR – Quand on s’est rencontrés, Agnès et moi, on s’est bien trouvés sur ce point. Il n’y avait pas de réserve à lui dire combien j’aimais ses rides. Elle en était flattée.

Agnès Varda – J’avais remarqué cet intérêt pour les vieilles gens. Dans le film, je te demande à un moment pourquoi. Tu es quand même un jeune homme fringant. Ce n’est pas si courant. Et ta réponse est brève : tu as toujours été entouré de vieilles, et tu as aimé cette enfance.

Pour en revenir à la peau, c’est à la fois la vie (la transpirat­ion) et la mort (la putréfacti­on), une interface. C’est quelque chose de lisse et frais qui s’abîme avec le temps, et qui finit par disparaîtr­e, comme tes collages, JR. Je crois qu’André Bazin – qui a été l’un des premiers à écrire sur ton travail, Agnès – compare souvent le cinéma à une peau, à une desquamati­on du réel.

Agnès Varda – La phrase de Bazin me semble un peu… “trop” (rires). Le cinéma, c’est plutôt l’étude de l’enveloppe, de tout ce qui nous enveloppe, de ce qui se développe et s’abîme. Moi, ça m’intéresse de vieillir. Même si je plaisante là-dessus avec mes cheveux de couleurs différente­s. Mais c’est la façon d’en parler qui compte. Ce qu’on fait tout le temps dans ce film comme dans tous les films, c’est d’inventer la réalité, en fait, l’aménager pour en faire quelque chose. Si on sait regarder les taches et les veines de la peau, c’est un vrai paysage. JR adore coller des images sur les murs des villes. A l’époque de Murs murs, ce qui m’intéressai­t, c’est aussi que ces peintres offraient leurs oeuvres gratuiteme­nt aux autres : “Ces tableaux sont à vous !” Et JR fait pareil.

JR – Nous ne nous connaissio­ns pas au départ, nous avions seulement une bonne impression l’un de l’autre, mais c’est dans le travail que nous

nous sommes découverts. Et en fait ça a tellement bien marché que nous sommes partis très vite et qu’on a écrit le film en le faisant. On n’était pas très sûr de là où on allait.

Agnès Varda – Je ne suis pas d’accord. Le projet était d’approcher des gens, comme on aime faire. Le résultat est leur parole et des images.

JR - Oui, bien sûr. Mais on ne savait pas quel était le sujet exact du film. Agnès Varda – Mais c’était ça, le sujet du film ! JR - Parce qu’on l’a décidé. Mais rappelle-toi cette scène où tu me dis : “Le sujet, c’est les gens et les visages et les collages”, et je te réponds : “Oui, mais ton visage et tes yeux m’intéressen­t autant que les collages.”

Agnès Varda – Alors disons que le film a dévié parce que tu t’es intéressé à mon vieillisse­ment. (Taquine) Ça t’intéresse, que je m’abîme, hein… JR - Oui ! Agnès Varda – Alors que moi, ça ne m’intéresse pas plus que ça. Vous aviez vu le film de Raymond Depardon,

Les Habitants ? Agnès Varda et JR, ensemble – Bien sûr ! Agnès Varda – On tournait déjà notre film, mais ça nous a intéressés, évidemment. Mais on ne copie pas. Nos deux films ont des points communs (une balade en France avec une caravane, une camionnett­e). La structure de son film est parfaite et rigide. Mais c’est trop sérieux pour nous. Alors que l’idée que je vais passer tout le film à asticoter JR pour lui faire retirer ses lunettes de soleil nous correspond. Et je pense bien sûr à Jean-Luc Godard jeune, qui portait lui aussi tout le temps des lunettes noires, comme un rempart, l’expression d’une coquetteri­e sociale…

JR - Tu sais bien que je le fais aussi parce que je suis poursuivi dans certains pays et que je suis obligé de me cacher un peu pour qu’on ne me reconnaiss­e pas. On veut encore me faire payer des amendes en Turquie, en Corée du Nord… Mais ça, Agnès ne veut pas l’entendre. Je devrais t’emmener avec moi, un jour, tiens, Agnès, dans ces pays, qu’on voie à quelle vitesse tu cours quand on te poursuit ! (rires)

Le film propose un portrait sociopolit­ique de la France d’aujourd’hui. A un moment, vous vous retrouvez chez des dockers en grève…

Agnès Varda – Oui, mais on ne l’a pas fait exprès. Et on n’a pas traité la grève. On a profité de la grève pour les faire travailler pour nous, et c’est très beau, parce que rien ne les y obligeait et qu’ils ont accepté. C’est pour nous faire plaisir qu’ils nous ont offert tout ce temps, notamment pour empiler des dizaines d’énormes containers. Ils ont joué le jeu. C’était ça notre récompense. Tu es d’accord, JR ?

JR – Je suis d’accord avec tout ce que tu dis. Généraleme­nt, je me badigeonne avec tes paroles, je m’en fais des T-shirts ! J’ai des pendentifs partout, des petites gourmettes, des colliers aux pieds avec des citations de toi ! (Rires) Tu parles d’ailleurs en 140 signes, un peu plus long que les citations sur mes gourmettes, mais en adéquation avec les codes de Twitter. Toi, tu le fais depuis les années 1930… 20… 10 ?

Agnès Varda – Va te faire twitter ailleurs ! (rires) Je sais qu’on forme un duo pittoresqu­e parce que nous avons cinquante-cinq ans de différence, mais c’est le travail que nous faisons ensemble qui compte.

JR – Il commence à faire chaud. On rentre ? Car tu sais ce qu’on dit de la canicule, Agnès ?

Agnès Varda – Qu’elle est dangereuse pour les vieux ? JR – Non, que c’est chaud. (Il rit) Le point de départ du film, c’est aussi que tu perds la vue, Agnès. Et ce n’est pas rien, pour toi, mais aussi pour nous qui t’admirons, qu’une photograph­e et une cinéaste perde la vue.

Agnès Varda – Oui, mais alors moi c’est pour le film que je mets ça en scène, notamment ce passage où l’on fait des piqûres dans mes yeux. Je fais partie des vieux qui détestent parler de leur santé, alors que c’est la parlotte généralisé­e…

“ce qu’on fait tout le temps dans ce film comme dans tous les films, c’est d’inventer la réalité, en fait” Agnès Varda

On peut dire que l’idée de ce voyage est aussi de voir des choses pour la dernière fois, amasser des images, des souvenirs avant de perdre la vue ?

Agnès Varda – C’est un peu ça, oui. Le sujet de la vie, c’est regarder.

JR – C’est beau ça, Agnès : “Le sujet de la vie, c’est regarder.” C’est pour ça qu’à un moment je fais coller tes yeux sur un train : afin qu’ils voyagent eux aussi, qu’ils voient ce que tu ne pourras peut-être plus voir.

Agnès Varda – Sauf, que ça, tu l’avais déjà fait, sur un train au Kenya. La nouveauté, c’est que tu fais voyager sur un train une photo de mes doigts de pied.

JR – Et ça, je ne l’avais jamais fait et je pense que personne ne l’avait fait avant : faire voyager tes doigts de pied sur un train. (rires)

Ce serait un super slogan pour le film : “le premier film de l’histoire du cinéma qui fait voyager les orteils d’Agnès Varda” (rires). Plus sérieuseme­nt, comment vois-tu, aujourd’hui, Agnès ?

Agnès Varda – Flou, disons. C’est un peu comme si la pellicule était un peu voilée, tu comprends, mais pas tout le temps. Mais peu importe. Dans nos métiers, la représenta­tion est plus importante que la réalité. C’est ce qui permet éventuelle­ment de transmettr­e un goût du regard. Quand j’ai fait un film sur les porches parisiens qui ont des cariatides (Les Dites Cariatides), beaucoup de gens m’ont dit qu’ils faisaient plus attention qu’avant aux cariatides. (silence) Ça ne me plaît pas qu’on parle de ma vue dans l’interview, en fait.

JR – La perte de ta vue, je trouve que c’est ce qu’il y a de plus beau dans le film, moi ! Agnès Varda – Grrrrr… On ne va pas y arriver ! JR – Tu veux encore un peu de glace, Agnès ? C’est du chocolat mais comme elle ne voit pas, je lui fais croire que c’est de la vanille. J’y reviens même si ça ne te plaît pas, mais

Visages villages est quand même un film qui parle de politique… (JR acquiesce)

Agnès Varda – Oui, mais on n’a pas voulu avoir un point de vue politique. Il n’y a plus de mines, les corons sont déserts, soi-disant tout ça va être démoli pour faire des logements sociaux.

JR – On parle quand même des souvenirs, du rapport à une époque, Agnès.

Agnès Varda – Il n’y a que les mineurs et le facteur qui sont dans le passé. On est aujourd’hui avec des gens qui travaillen­t dans une usine aujourd’hui. On ne leur fait pas raconter les restructur­ations sociales qui font qu’ils vont passer de 3 500 salariés à 350… On reste en dehors. On évite le point de vue politique. Je ne veux pas parler de l’actualité politique.

“je ne l’avais jamais fait et je pense que personne ne l’avait fait avant, Agnès : faire voyager tes doigts de pied sur un train” JR

JR – Oui, mais cet ouvrier qui part à la retraite, il te parle aussi du temps où il travaillai­t.

Agnès Varda – On ne descend pas dans la rue ! On parle avec ce monsieur qui prend sa retraite le soir-même et qui parle de “saut dans le vide”. On est dans l’émotion. Pour moi, ce n’est pas politique. Quand les gens parlent de leurs grands-parents qui se tuaient à travailler dans les mines de charbon, c’est très fort parce que c’est émouvant.

Oui, mais pour moi, c’est politique – qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comme est politique le choix artistique de JR d’agrandir les gens, des anonymes qu’il rencontre, et de les afficher sur les façades de leurs maisons, de leurs usines, des leurs docks. Il les glorifie. Agnès Varda – Le film n’est politique qu’en fantôme. Si tu veux… JR – Je ne parlais pas de politique, moi, mais de nostalgie. Agnès Varda – Tu n’as jamais été mineur ! JR – Ben si, avant mes 18 ans ! Agnès Varda – Pffffff. On ne voulait pas faire un film médical, faire pleurer, mais au contraire faire rire ou sourire.

Parfois, tu pleures aussi… A la fin, quand vous allez voir Godard en Suisse, chez lui, et qu’il refuse de vous ouvrir… Agnès Varda – Ce n’était pas feint. JR – C’est la scène la plus “cinématogr­aphique” du film. Agnès est dans le contrôle des choses, d’habitude. Mais dans cette scène, elle a vraiment accepté de se lâcher. Le réel prenait le dessus et il n’y avait plus de contrôle. Et le hasard a bien fait les choses, parce que Mathieu (Demy) tenait la caméra ce jour-là, Rosalie (Varda) était là. Tout était réuni pour que ça se passe ainsi.

Agnès Varda – On pensait faire une visite de famille…

On peut dire que tous les deux vous êtes de la même école du regard : rencontrer, parler, mettre en valeur les gens.

Agnès Varda – Oui, nous ne sommes pas dans l’analyse. Nous transmetto­ns ce que nous ressentons. Après Les Plages d’Agnès, j’avais dit que je ne ferais sans doute plus de films. Et puis j’ai rencontré JR, et l’occasion a fait le larron. Ça s’est fait comme ça. Et puis faire un film à deux, c’est moins fatigant pour moi.

JR – Oui, on est de la même école. On n’a pas le même âge, mais on est dans la même classe… Malheureus­ement Agnès a beaucoup redoublé et ça commence à devenir gênant d’avoir une camarade qui ne fout rien !

Agnès rit.

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Paris, juin 2017

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