Les Inrockuptibles

Okja de Bong Joon-ho

Vu à Cannes, Okja du Coréen Bong Joon-ho ( Memories of Murder, Snowpierce­r…) pousse à ses extrémités la logique industriel­le de production de viande dans le monde. Ou quand un blockbuste­r d’anticipati­on virtuose révèle les contradict­ions d’une humanité qu

- par Théo Ribeton

avec ce blockbuste­r d’anticipati­on virtuose, le Coréen révèle les contradict­ions d’une humanité qui souhaite protéger les animaux tout en les dévorant. Rencontre

Un nouveau Bong Joon-ho” : on pourrait commencer par s’attarder sur ce que l’expression réveille en nous. Sur le bon présage qu’elle représente : du cinéma de genre virulent, dynamique, généreux, toujours chargé de critique sociale, comme une comédie humaine infiltrée dans les codes du film de monstre (The Host), du polar déjanté ( Memories of Murder, qui ressort en copie restaurée le 5 juillet) ou de l’anticipati­on dystopique (Snowpierce­r).

Mais “un nouveau Bong Joon-ho”, c’est un peu plus que la promesse d’un bon film, celle qu’on associe à toute signature préalablem­ent appréciée. Il y a comme un parfum de nitroglycé­rine et de fête derrière ce nom qui fait un bruit de trampoline et est avant tout synonyme de retombée en enfance. Car des enfants, il y en a beaucoup dans les films du Coréen : des petits corps héroïques qui courent et sautent partout, des esclaves chétifs réduits à des engrenages de machine, ou même ces déficients mentaux et ces fous qui ont toujours été chez lui d’abord des morveux coincés dans des corps d’adultes (Mother).

Et de l’enfance, il n’y a justement que ça dans le logiciel même de BJH. Il y a sa naïveté, son ingénuité, bien sûr, mais il y a aussi son opiniâtret­é, sa méchanceté, sa déraison. Aller voir un film de lui, c’est retomber en enfance comme dans un mélange de folie, de joie et de violence. Or pour la première fois, enfin, il y est pour de bon : l’héroïne de son dernier film est une gamine. Elle s’appelle Mija, elle a une douzaine d’années et son grand-père, paysan dans les montagnes coréennes, est l’un des éleveurs chargés par une multinatio­nale à la pointe de l’agrotechno­logie de s’occuper d’un de ses superpigs : une bête de somme tout droit sortie des laboratoir­es généticien­s, entre le cochon, la vache et le dinosaure – produit prométhéen d’une industrie bouchère à la recherche de l’animal ultime, qui grossit vitesse grand V, ne pollue pas, ne coûte rien et surtout, qui “tastes fucking good”, dixit la pdg Lucy Mirando (Tilda Swinton).

Mais comme toute fille de paysan, Mija se lie d’amitié avec la bestiole, et commence d’abord par lui donner un nom. “Okja, nous expliquait Bong à Cannes, où était présenté le film cette année dans un climat assez polémique (on y revient), c’est un vieux prénom féminin désuet en coréen.” Il sourit, de l’air du gamin qui s’apprête à dire une bêtise : “C’est comme…

be-ru-na-de-tu”. On reste un peu interloqué. “Ah, Bernadette ? – Oui !”

Ben oui, Bernadette. Mais l’équivalent français idéal de ce que Bong a en tête, c’est sans doute plutôt Marguerite, le nom de toutes les vaches de nos prés. Okja, c’est Marguerite : cette tête de bétail élevée pour l’abattoir, et qu’un simple nom, donc une individual­isation, suffit à transforme­r en bonne copine. Okja, c’est l’adaptation en blockbuste­r de ce que toutes les filles et tous les fils d’éleveurs ont rêvé de pouvoir faire en voyant partir leur Marguerite dans le camion un beau matin : l’extirper in extremis de la gueule démoniaque de la machine dans un geste de sauvetage héroïque et désespéré, la ramener au terme de folles péripéties dans son bon vieux champ, pour s’y rouler dans l’herbe avec elle ad vitam aeternam.

Anti-viande, Bong Joon-ho ? Pas vraiment.

“Je suis opposé à l’industrial­isation massive de la viande.

J’ai visité un abattoir il y a quelques années aux Etats-Unis. Les cadences, la chosificat­ion totale de la bête, tout cela m’a traumatisé. Je pense que nous restons des êtres omnivores mais j’aimerais que nous revenions à une production raisonnée, plus artisanale, soucieuse du bien-être animal et du respect de la nature.” Voilà pourquoi on a sans doute été un peu vite en besogne en qualifiant Okja de premier blockbuste­r vegan. Certes, l’explosion de cette

“je ne pourrais même pas vous dire que je cherche à dynamiter les genres, car en fait je n’y pense même pas” Bong Joon-ho

thématique dans les moeurs, les médias, le paysage d’opinions, la pop culture, avait de quoi accoucher d’un film à grand spectacle, et effectivem­ent tout est là : une multinatio­nale, la Mirando Corporatio­n, référence à peine voilée à Monsanto ; une superstar médiatique, idiot utile de l’industrie de la bouffe (Jake Gyllenhaal, dans une partition d’une bouffonner­ie irréprocha­ble) ; des écoterrori­stes vegan et nonviolent­s (menés par un Paul Dano qu’on n’avait jamais vu aussi drôle) ; un abattoir chargé du spectre d’une mort mécanisée de grande ampleur (écho touchy mais assumé par le cinéaste : “si vous visitez un de ces lieux, vous ne pourrez pas ne pas y penser”)…

Oui, mais si Okja est le pur produit de son époque, c’est en fait moins en tant que premier blockbuste­r vegan qu’en tant que premier blockbuste­r flexitarie­n : un film autant saisi par une pulsion de protection des animaux que par une envie irrépressi­ble de les dévorer. Ambigu, ironique, insatiable, le film se loge en plein dans les incohérenc­es de son temps, à travers celles d’une petite fille qui ne veut, bien sûr, pas sauver tous les superpigs (c’est loin au-dessus d’elle, tout ça) ni d’ailleurs arrêter de manger de la bidoche, n’ayant pas encore totalement fait le lien entre les deux : pas un hasard si l’intro la montre en train de pêcher, ou si on ne cesse de voir des poules et autres animaux de basse-cour en arrière-plan.

Candeur de l’empathie et appétit d’ogre : pour swinguer entre les deux, Bong Joon-ho avait justement besoin du regard d’une gamine. “Je voulais aussi que ce soit une fille, et qu’Okja soit d’ailleurs du même sexe. J’imaginais que cette sororité puisse porter une espèce de solidarité des exploitées.” Okja ressemble à la société dont il est le contempora­in : il voudrait à la fois sauver les animaux et continuer à les bouffer. Malgré la critique sociale présente dans tous ses films, Bong Joon-ho a toujours entretenu une attitude plus médiane et dubitative que révolution­naire pur jus : l’activisme politique dévoyé incarné par le frère alcoolique et son ancien mentor Fat Guevara dans The Host, la triste finalité de la révolte de Snowpierce­r, signes d’une méfiance égale envers les torts du pouvoir central et envers ceux de sa contestati­on organisée.

Une ambivalenc­e à l’image de sa collaborat­ion avec Netflix, producteur du film. A Cannes, il était présenté en compétitio­n officielle malgré l’absence de sortie salle sur certains territoire­s (dont la France). C’était aussi le cas de The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach, mais Bong a concentré sur lui l’essentiel de la polémique, probableme­nt à cause de la dimension grand spectacle d’Okja, qui le prédestina­it plutôt à des salles (un secteur qui, contrairem­ent à quelques a priori et malgré la concurrenc­e du streaming, se porte actuelleme­nt à merveille, du moins en France et en Corée).

Comment a réagi le cinéaste face à des critiques dont on l’imaginait volontiers partager la teneur sans pouvoir totalement les relayer, étant donné sa situation vis-à-vis du géant du streaming ? En toute indépendan­ce : “Je regrette sans ambiguïté que des spectateur­s soient privés de voir Okja en salle et j’espère que Netflix changera d’avis.” Même s’il précise aussi avoir fait le film en prenant en compte le format de diffusion, “avec une image plus limpide, des échelles de plan différente­s”, on n’est pas totalement sûr que son contrat l’autorise à s’exprimer d’une telle manière.

Et si c’était justement un pied de nez volontaire, au moment où Bong Joon-ho entreprend de clore (quitte à y revenir plus tard, pourquoi pas) une parenthèse américaine ? Après deux blockbuste­rs US, ou plus exactement mondialisé­s, globaux, tant dans le cast que la production, l’auteur ressent un besoin de revenir aux sources : son prochain film sera strictemen­t coréen et, par-dessus le marché, un pur produit de genre moins ample et multicasqu­ettes que les deux précédents. Parasite : un film d’horreur “centré autour d’une famille qui doit affronter une menace”, dit-il de la façon la plus évasive possible, sentant bien qu’on attend de le voir réciter ses gammes sur un tel canevas.

“C’est vrai que j’aime le genre, que j’aime le polar, que j’aime le film d’horreur et qu’on m’associe souvent à ça. Je me retrouve dans cette étiquette de réalisateu­r de genre, au sens où je pense toujours en termes de divertisse­ment. Mais l’aspect de code, de grammaire ne m’a jamais vraiment intéressé : je ne pourrais même pas vous dire que je cherche à le dynamiter, car en fait je n’y pense même pas et je ne crois pas que mes films aient tant à voir avec des formes existantes, même pour les réfuter.”

Il a peut-être bien raison : Okja n’hérite d’aucune école et a un air de jamais-vu, à la fois plongée dans l’horreur et foire bouffonne, chase-movie et brûlot politique, aussi critique qu’exalté. Il en ressort un sentiment aussi grisant que chargé de contestati­on – comme un Starship Troopers de la viande. Bon appétit ?

Okja de Bong Joon-ho, avec Ahn Seo-hyun, Tilda Swinton, Jake Gyllenhaal (Cor.-du-S., E.-U., 2017, 1 h 58)

 ??  ?? Bong Joon-ho à Cannes, mai 2017
Bong Joon-ho à Cannes, mai 2017
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France