Les Inrockuptibles

La séance est ouverte

Mi-juin, une journée au Studio Venezia. Entre performanc­e et enregistre­ment, une musicienne coréenne intrigue les visiteurs, complices du processus de création musicale.

- JMD

Une tenace odeur de bois saisit le visiteur dès qu’il dépasse le seuil du Pavillon français transformé par Xavier Veilhan en vaste studio d’enregistre­ment. Du parquet, dont les lattes grincent discrèteme­nt, au plafond, creusé en son coeur par une trouée de lumière, jusqu’à certains instrument­s fabriqués par l’artiste, le bois omniprésen­t conditionn­e une expérience ouateuse. Le studio, tel un cocon, génère d’abord cette expérience contemplat­ive, propre à une forme architectu­rale qui révèle un travail de compositio­n très précis, marqué par un souci de la circulatio­n, de la lumière, de l’acoustique, des angles structurés, des plans déclinés et obliques. Il se divise en plusieurs espaces autonomes entre lesquels chacun circule à sa guise.

Autour de la pièce centrale pleine d’instrument­s imposants (un clavecin, un piano à queue, des claviers, des guitares, le Cristal Baschet, surnommé “orgue de cristal”, instrument magique inventé en 1952 que Veilhan a fait venir de la Philharmon­ie de Paris) et de bancs pour les visiteurs, s’ajustent trois autres lieux : la salle de mixage, équipée par le producteur Nigel Godrich ; une seconde salle de répétition avec une batterie, un clavier vintage, un xylophone et un autre Cristal Baschet ; et enfin le bureau de l’artiste, présent chaque jour au sein du studio. Tous les musiciens déjà passés (Turzi, Joakim, Frédéric Lo, My Cat Is An Alien…) “sont comme des dingues devant tous les instrument­s, surtout le Cristal Baschet, comme s’ils étaient dans un magasin de jouets”, nous assure Thibaut Javoy, l’ingénieur du son venu des Red Bull Studios, à Paris.

A la vision saisissant­e du design et à l’odeur boiseuse, une troisième sensation se greffe aussitôt : l’écoute. Electrique, baroque, éthérée, soyeuse, flottante, selon les jours, selon l’heure de la journée, selon le profil du musicien invité. L’oeuvre ne propose qu’un cadre, “un dispositif dont l’usage n’est pas entièremen­t prescrit”, explique Lionel Bovier, commissair­e de l’exposition avec Christian Marclay.

“ce qui nous intéresse, c’est le parcours de la création et pas seulement le produit final” Xavier Veilhan

Ce sont les musiciens qui fournissen­t par leurs interventi­ons musicales “les schèmes narratifs de cette expérience”.

Ce jour-là, une musicienne coréenne, Okkyung Lee, invitée par Marclay, très proche de la scène expériment­ale, teste des sons étranges, pour le moins disharmoni­ques, crispants et entêtants. Elle triture de sa main des clous dans une boîte durant une heure, après avoir fait grincer de toutes ses forces son violoncell­e, avant d’inventer des boucles répétitive­s sur son clavier. La Coréenne, installée à New York, collabore régulièrem­ent avec des musiciens et artistes comme Laurie Anderson, Thurston Moore, Jim O’Rourke, Douglas Gordon, John Zorn…

Venue travailler trois jours au studio, elle est visiblemen­t concentrée sur ses instrument­s et ses machines, happée par l’expérience de sa déconstruc­tion musicale. Plongée dans ses affres et ses airs, coincée dans sa bulle conceptuel­le, elle remarque à peine que des centaines de visiteurs passent toute la journée à un mètre d’elle, la regardent, la filment, s’installent une heure ou s’enfuient au bout de deux minutes, effrayés par la furie sonore. Elle pourrait assumer le genre de la performanc­e mais elle semble au fond plus intéressée par l’enregistre­ment appliqué de sa musique atonale.

Xavier Veilhan, interloqué par ses sons machinaux, la filme et nous confie : “Ce que je remarque depuis le début, c’est que les interventi­ons des musiciens ne sont jamais ni vraiment de la performanc­e, ni vraiment un enregistre­ment studio, mais quelque chose d’intermédia­ire.” Ce à quoi tient l’artiste, c’est la volonté de “mettre le visiteur dans une situation de complicité qui n’est pas participat­ive” ; une situation de spectateur “impliqué dans un processus”. Avec ce qu’il appelle un “réflecteur musical”, l’artiste cherche à rendre compte du moment de création musicale, même si certains visiteurs s’attendent, chaque jour, à ce qu’un concert démarre. C’est la subtile beauté de ce projet, autant conceptuel qu’organique, théorique que sensible : “une oeuvre dont l’usage n’est pas prescrit et qui n’est pas spectacula­risée non plus”, estime Lionel Bovier.

A la fois risqué, imprévu et excitant, Studio Venezia dévoile le processus de création musicale, en le démystifia­nt d’une certaine manière. “C’est un moment inconforta­ble pour l’artiste de devoir être créatif sous le regard des autres, c’est d’habitude une activité privée”, remarque Veilhan. De même, cela peut être rébarbatif, voire lassant, d’assister au travail du musicien qui, telle Okkyung Lee avec sa symphonie de clous, refait la même chose mille fois pour obtenir la meilleure version.

Il est vrai que le studio est habituelle­ment un lieu en retrait de tout, où l’on ferme les portes et où l’on allume une lampe qui affiche “recording, do not disturb”. “Ce qui nous intéresse, c’est le parcours de la création et pas seulement le produit final”, même si chaque musicien repart avec un fichier sur un disque dur (un morceau bouclé, des pistes à affiner…). Outre l’expérience proposée au public, l’oeuvre de Xavier Veilhan n’est au fond que l’oeuvre des autres. Cette hospitalit­é génératric­e d’une expérience chaque jour renouvelée définit l’originalit­é généreuse de cette oeuvre ouverte, sans autre finalité que son propre surgisseme­nt.

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Lam usicienne OkyyungLe e travaille en public au Studio Venezia

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