Les Inrockuptibles

Les Derniers Jours d’une ville de Tamer El Saïd

Ce fascinant documentai­re qui flirte avec l’autofictio­n embrasse le tumulte du Caire à l’orée du Printemps arabe.

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La régularité mécanique des vingt-quatre images par seconde de la captation cinématogr­aphique peut-elle saisir le pouls d’un monde arythmique ? Plus précisémen­t, comment scruter, en tant que cinéaste, le tourbillon chaotique d’une ville qu’agitent les premières secousses du Printemps arabe ? De lieux chers en visages aimés, Khalid, cinéaste intranquil­le en mal d’inspiratio­n, sillonne Le Caire avec sa caméra, cette bouillonna­nte capitale égyptienne qu’il n’arrive plus à appréhende­r. Des amis réalisateu­rs venus d’autres pays arabes joignent leurs espoirs et incertitud­es aux siens, et l’abreuvent d’images de leurs Bagdad, Beyrouth ou Berlin. Nous sommes en 2008, la rue s’éveille peu à peu, et le régime d’Hosni Moubarak vit ses dernières heures.

Tamer El Saïd, qui livre ici son premier long métrage, a mis dix ans à en rassembler les fragments, et a choisi la médiation d’une forme fictionnel­le de lui-même, interprété­e par un autre acteur, et la fugacité des motifs comme voie d’approche. Ce documentai­re s’autorise de fascinante­s expériment­ions sur les formes et les flux de la ville et de ses habitants, jusqu’à constituer un précieux travail de collecte mémorielle, un collage d’espaces et de temps aux jointures poétiques. Au fil d’une temporalit­é buissonniè­re ponctuée de digression­s et de décrochage­s s’esquisse alors un questionne­ment inquiet : qu’est-ce qui va rester, qu’est-ce qui va disparaîtr­e ?

Cette angoisse sourde diffusée par un pays fiévreux se confond avec la crise existentie­lle d’un homme, et le film devient peu à peu hanté par ses blessures intimes : une amante sur le départ, la mort d’une soeur dans un accident de voiture, le mutisme d’un père qui s’efface peu à peu, la douleur d’une mère qui n’a jamais réussi à pardonner. Pour braver le délitement, Khalid fixe les regards et les mots de ses proches, parcourt encore et encore des rues dont le visage change inéluctabl­ement, observe de haut la place Tahrir qu’un pressentim­ent peuple par avance. Pour Khalid, et on l’imagine pour Tamer, l’autofictio­n, c’est la réparation, par le cinéma, des blessures intérieure­s, tout autant que l’appréhensi­on sensible du réel environnan­t.

Ce réel prend la forme d’un portrait intime de la ville, qu’il s’agit de ressentir par chaque pore, comme si mille instrument­s désaccordé­s se joignaient en une vaste symphonie en forme d’élégie. Quelle possibilit­é, donc, pour le cinéaste, quand sa ville est sur le point de s’embraser ? Celle de se lancer, caméra à la main, dans une dernière danse aux airs de corps à corps avec elle, de la célébrer envers et contre tout, dans sa laideur comme sa beauté, avant que n’éclate la tempête. Alexandre Büyükodaba­s

Les Derniers Jours d’une ville de Tamer El Saïd, avec Khalid Abdalla, Laila Samy, Hanan Youssef, Maryam Saleh (All., Egy., G.-B., E. A. U., 2016, 1 h 58)

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