Les Inrockuptibles

Jeanne Balibar

Au Festival d’Avignon, elle incarne la compagne de Molière dans la nouvelle pièce de Frank Castorf. A la rentrée, au cinéma, elle sera la Barbara de Mathieu Amalric. Un doublé fracassant pour une actrice qui embrasse ses rôles et son travail avec exaltati

- par Serge Kaganski et Patrick Sourd photo Charlotte Gonzalez pour Les Inrockupti­bles

à Avignon, elle est la compagne de Molière dans la pièce de Frank Castorf ; au cinéma, à la rentrée, elle sera la Barbara de Mathieu Amalric. Entretien avec une actrice exaltée

Exhalant un mystère à la Barbara, une élégance lunaire à la Delphine Seyrig et un fond d’espiègleri­e à la Bernadette Lafont, Jeanne Balibar a été l’égérie incontesté­e du cinéma français des années 1990 tel que porté par Arnaud Desplechin, Olivier Assayas ou Jacques Rivette. Alors qu’elle s’était un peu éloignée du cinéma depuis cinq ans pour rejoindre la troupe théâtrale de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin, elle opère un retour magistral avec le dernier spectacle du metteur en scène allemand ( La Cabale des dévots. Le Roman de Monsieur de Molière, d’après Boulgakov), présenté au Festival d’Avignon, et le Barbara de Mathieu Amalric, bien accueilli à Cannes en attendant sa sortie début septembre. Elle nous a reçus chez elle pour une longue conversati­on à bâtons rompus.

A Avignon, vous présentez la dernière pièce de Frank Castorf. Comment définiriez-vous son travail ?

Jeanne Balibar – J’ai toujours pensé qu’il travaillai­t comme Molière le faisait en son temps. Pour construire la trame qu’il propose à ses acteurs dans Dom Juan, Jean-Baptiste Poquelin s’empare de bouts des Lettres de la religieuse portugaise, s’inspire d’un libelle sur le tabac découvert sur le Pont-Neuf, d’une polémique entre Descartes et Pascal, sans oublier l’anecdotiqu­e d’un huissier qui lui réclame la veille de l’argent et devient le personnage de Monsieur Dimanche. Frank Castorf ne fait rien d’autre avec La Cabale… Il réunit une biographie romancée et une pièce sur Molière de Mikhaïl Boulgakov, intègre des scènes de Phèdre de Racine et des références à Corneille et Heiner Müller au même niveau qu’une conversati­on partagée avec ses acteurs au restaurant. Il convoque aussi le cinéma en nous donnant à jouer des extraits du scénario du film de Rainer Werner Fassbinder, Prenez garde à la sainte putain (1971 – ndlr),

et en projetant des images de Soy Cuba (1964 – ndlr) du réalisateu­r russe Mikhaïl Kalatozov.

Dans la pièce, vous jouez Madeleine Béjart, la compagne de Molière, en allemand, mais vous interpréte­z aussi Phèdre de Racine en français.

Juste avant de me lancer dans la fameuse scène de l’acte II de la pièce de Racine, je me jette aux pieds de Molière, joué par Alexander Scheer, et il me traîne par les cheveux pour me faire traverser le plateau. J’enchaîne avec Phèdre en français. L’indication était de jouer comme si j’interpréta­is Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud. Plus tard, je reprends la scène en allemand dans la traduction de Schiller, et là, on est dans une dédicace au théâtre élégiaque de Klaus Michael Grüber. Frank Castorf construit ses mises en scène comme une suite de mises en abyme. En tant qu’acteurs, il nous donne la possibilit­é de témoigner de l’ensemble des niveaux de lecture qu’il prend en compte. Avec lui, on se confronte à un enchaîneme­nt de situations fabriquant autant de points de rupture,

et cela débouche sur la découverte d’une multiplici­té de sentiments à exprimer.

Pourquoi avoir choisi de rejoindre Castorf à la Volksbühne de Berlin ?

Parce que je crois à la phrase de Jean Renoir : “Plus c’est local, plus c’est universel.” Frank Castorf dit toujours : “Je ne travaille pas dans le prêt-à-porter, je fais du sur-mesure”. Ça veut dire qu’on doit toujours fabriquer des spectacles ou des films en partant de l’intime et en s’inscrivant dans l’ici et le maintenant. J’ai le sentiment que la prise en compte de ces questions a toujours été

fondatrice à la Volksbühne. Travailler dans la langue de l’autre m’importait. Qu’est-ce qu’on fait du dialogue, de la mise en conflit des situations à travers la langue… Toutes ces questions sont au coeur des problèmes que nous avons aujourd’hui à résoudre en tant qu’Européens.

Quelle a été votre réaction à l’annonce de la décision du Sénat berlinois de ne pas le reconduire à la direction de la Volksbühne ?

C’était il y a deux ans. Dès la nouvelle du changement de direction, nous avons tous eu à coeur d’éviter le dépérissem­ent du lieu. C’est devenu l’occasion d’un moment extraordin­aire pour un public conscient qu’il ne reverrait plus jamais ce qu’on lui a donné à découvrir pendant cette période. Frank Castorf, René Pollesch, Christoph Marthaler, les metteurs en scène associés à la Volksbühne étaient déterminés à créer le plus de spectacles possibles tant qu’ils avaient la machine théâtrale à leur dispositio­n. Chacun s’est attaché à ce que la Volksbühne brille de tous ses feux jusqu’au dernier moment. Sur cette scène, l’ultime création de Frank Castorf, d’après une nouvelle de Dostoïevsk­i, avait pour titre Un coeur faible. Tout un programme… Nous l’avons faite pour l’honneur, en sachant qu’on ne pourrait la jouer que cinq soirs.

Comment avez-vous concilié le fait de travailler à Berlin et votre carrière d’actrice ?

Le système de l’alternance du théâtre en Allemagne m’a permis de jouer à Berlin durant quatre ans tout en continuant de vivre à Paris. Cela n’a jamais été un empêchemen­t pour la réalisatio­n de mes projets de cinéma.

Au cinéma, vous incarnez Barbara dans Barbara, le film de Mathieu Amalric, en salle à la rentrée… Avant le tournage, quel était votre rapport à la chanteuse ?

Elle fait partie de celles et ceux que j’ai vus et écoutés dans mon enfance et qui m’ont littéralem­ent impression­née, au sens photograph­ique, mais au même titre que Delphine Seyrig ou Bernadette Lafont. Ce n’est pas seulement les femmes d’ailleurs : je me souviens d’un soir où j’ai vu toute seule Belle de jour à la télé, j’avais 12 ans et Pierre Clémenti a informé à jamais mon rapport avec ce qu’est être un acteur.

C’est ce type d’apparition­s que vous avez travaillé dans le film ?

J’ai travaillé avec toutes mes impression­s fondatrice­s. Sylvie Pialat a dit un truc qui m’a fait très plaisir : “Balibar, c’est Barbara quand elle veut.” Et c’est vrai qu’il y a des scènes où je pensais à Seyrig, d’autres où je pensais à Clémenti, d’autres à Barbara.

Etiez-vous consciente de votre ressemblan­ce avec Barbara, dans vos traits mais aussi votre façon d’être au monde, d’occuper l’espace, qui a sidéré les spectateur­s du film au Festival de Cannes ?

En préparant le film, j’ai découvert qu’on ne se ressemblai­t en aucun point, sauf peut-être la mâchoire, qui vient d’Odessa. Sur ce film, j’ai aimé travailler sur l’altérité d’elle, c’est-à-dire sur ceux qui m’avaient impression­née à la même période qu’elle, sur la musique de la même époque qu’elle n’a pas faite, c’est-à-dire celle de Dylan, des Beatles, des Doors… Pourquoi la chanson française rive gauche, ce n’était pas les Beach Boys ? Travailler sur ce qu’elle a fait et sur ce qu’elle n’a pas fait m’a permis de créer un espace dans lequel me mouvoir.

C’est intéressan­t que vous disiez ne pas du tout ressembler à Barbara alors que beaucoup de gens pensent le contraire…

Dans toutes les situations de la vie, dans le travail, vis-à-vis des hommes, nos décisions sont diamétrale­ment opposées. Du côté de la voix, de la diction, on est à l’opposé total ! J’ai un débit très lent alors qu’elle est une mitraillet­te, elle est une soprano qui va chercher dans les graves alors que je suis une mezzo qui peut éventuelle­ment monter… Si je ressemble à Barbara dans le film, c’est parce que c’est mon métier (sourire ironique)…

C’est aussi grâce au métier de Mathieu Amalric et des technicien­s de l’image, du maquillage, de la lumière…

Mathieu a dit qu’il se servirait de tous les moyens du cinéma, par exemple toutes les formes possibles de recours au masque. A certains moments, j’ai un faux nez, à d’autres je suis maquillée comme elle, à d’autres pas… On voulait qu’il soit impossible de dire à quel moment elle est le plus évoquée, et ce n’est pas forcément quand j’ai toute la panoplie.

Etiez-vous en accord avec Mathieu sur cette idée d’évocation plutôt que d’imitation ?

Finalement, on n’avait pas le même projet de film et c’est ce qui était beau. Lui, c’était le côté Vertigo : je cherche une femme, je la dédouble et j’en cherche une autre à travers elle. Il m’a dit :“Un biopic, c’est toujours faire revivre une divinité morte.” Cette divinité était Barbara bien sûr, mais aussi la femme qui a été la sienne et qui n’existe plus. Moi, ce qui m’intéressai­t, c’était Marianne, la République française. Qu’est-ce qu’une idole populaire ? Quelqu’un qui incarne un état de l’histoire politique d’un pays. En l’occurrence, Barbara, c’était la petite Juive émigrée d’Europe de l’Est, se cachant pendant la guerre, puis la Libération, les idées nouvelles rive gauche, puis Mitterrand, le sida, les prisons (Barbara rendait visite aux malades du sida en prison – ndlr).

Ce film reformule-t-il l’idée que le biopic ne peut imiter ou résumer une vie ?

Man on the Moon (de Miloš Forman, sur le comique américain Andy Kaufman – ndlr) est un biopic sublime et pourtant hyperclass­ique. J’aime aussi beaucoup le Dylan de Todd Haynes ( I’m Not There, 2007 – ndlr), pas du tout classique. Ce qui compte au final, c’est que le film soit beau. Après, la question du genre ne m’intéresse pas tant que ça.

Est-ce un film sur le cinéma, sur le métier d’actrice ?

Quand j’ai joué Peggy Roche dans Sagan, je me suis aperçue que la bonne méthode était de m’attacher à un ou deux traits du personnage, pas plus, et de creuser cet endroit-là. Il paraît que c’est ce que Freud appelle “le trait unaire”. Plus généraleme­nt, je travaille par analogie. Je fabrique quelque chose qui m’appartient et dont j’espère qu’il suggère quelque chose du personnage. Ainsi, j’ai fait une interpréta­tion au sens propre du terme de Barbara. Interpréte­r, ce n’est pas jouer d’un personnage comme d’une flûte, comme dirait Shakespear­e. C’est pour ça aussi que je creuse un trait unique, car je ne me sens pas le droit de jouer d’une vie comme d’un pipeau pour attirer des rats ou des enfants derrière moi et puis “90 % du public satisfait” comme il est parfois écrit sur le flanc des autobus. Je crois que Barbara est un film proustien. Ce personnage démultipli­é en Barbara, Brigitte (l’actrice du film dans le film – ndlr) et Jeanne fait se miroiter la question de l’existence de personnage­s dans l’épaisseur du temps.

Quel est le trait unaire que vous avez creusé pour Barbara ?

J’ai regardé ses archives télévisuel­les et j’ai tout construit à partir de son regard, comme si elle regardait à l’intérieur d’elle-même le paysage de sa chanson. Et quand on a tourné les scènes de chansons, de quoi je me suis aperçue ? Que tu te vois dans l’objectif de la caméra ! Donc, Barbara ne regardait pas à l’intérieur mais regardait son reflet ! J’ai donc creusé un trait unaire qui était inexact (rires)…

Ces dernières années, on vous a moins vue au cinéma, et plutôt dans des films dits “exigeants”…

Ce qui guide mes choix, c’est la nécessité – toutes les formes de nécessité. On ne me propose pas grand-chose ! Et puis j’ai aussi refusé des films qui ne justifiaie­nt pas que je laisse mes enfants tout seuls. Mais je suis très contente d’avoir fait Le Dos rouge d’Antoine Barraud, qui fait partie de mes très beaux films inconnus.

Vous avez des projets excitants au cinéma ?

Le prochain film d’Apichatpon­g Weerasetha­kul, avec Tilda Swinton. Mais c’est encore lointain, tournage prévu en 2018.

Etes-vous toujours spectatric­e attentive de cinéma ?

Oui. Dernièreme­nt, j’ai éprouvé une joie absolue pour le Paterson de Jim Jarmusch. Mon fils de 20 ans l’a vu, puis mon autre fils de 18 ans et je trouve qu’Adam Driver leur offre une belle idée de la masculinit­é à l’orée de leur vie d’homme. J’en ai été très émue. J’ai aussi beaucoup aimé 20th Century Women de Mike Mills et je voudrais préciser ma passion totale pour les performanc­es d’Annette Bening, Elle Fanning et Greta Gerwig – ainsi que pour celle de Golshifteh Farahani dans le Jarmusch.

La Cabale des dévots. Le Roman de Monsieur de Molière d’après Mikhaïl Boulgakov, mise en scène Frank Castorf, du 8 au 13 juillet à 17 h (relâche le 10), Festival d’Avignon Barbara de Mathieu Amalric, en salle le 6 septembre

“si je ressemble à Barbara dans le film, c’est parce que c’est mon métier” Jeanne Balibar

 ??  ?? Sur scène, cette semaine à Avignon, dans la pièce du Berlinois Frank Castorf, La Cabale des dévots. Le Roman de Monsieur de Molière
Sur scène, cette semaine à Avignon, dans la pièce du Berlinois Frank Castorf, La Cabale des dévots. Le Roman de Monsieur de Molière
 ??  ??
 ??  ?? Paris, juin 2017
Paris, juin 2017
 ??  ??
 ??  ?? Barbara de Mathieu Amalric, en salle le 6 septembre
Barbara de Mathieu Amalric, en salle le 6 septembre

Newspapers in French

Newspapers from France