Les Inrockuptibles

Série de l’été : master clash # 2

Deuxième round de notre série de l’été sur les clashs ayant opposé des stars. Après un premier rendez-vous manqué qui laissera des traces, les deux bisons furieux Maurice Pialat et Gérard Depardieu collaborer­ont, entre rancoeurs, jalousie et coups de bout

- par Serge Kaganski

les altercatio­ns, accrochage­s, empoignade­s, savons, disputes… entre stars. Deuxième round : Maurice Pialat vs Gérard Depardieu

L’attelage Maurice Pialat-Gérard Depardieu a été l’un des plus fructueux du cinéma français, l’un des plus orageux aussi. Face à face se trouvaient deux personnali­tés entières, hors normes, deux durs à cuire aux cuirs tannés abritant des coeurs ultrasensi­bles, tour à tour chevaux de trait tirant dans le même sens ou bisons furieux se donnant des coups de boutoir. Ils se sont connus en 1972 lors d’un premier rendez-vous au Deauville, célèbre café des ChampsElys­ées. Le cinéaste avait entendu parler de l’acteur par Barbet Schroeder et l’avait vu dans La Scoumoune de José Giovanni, où il tenait un petit rôle. A l’époque, Depardieu travaillai­t sur une pièce de Peter Handke. Les deux lascars se sont tout de suite reconnus. Depardieu : “Je ne connaissai­s pas Maurice mais j’en avais entendu parler, il avait la réputation d’être quelqu’un d’un peu difficile. J’étais un peu prétentieu­x, comme beaucoup de jeunes acteurs montants, mais j’étais surtout connu au théâtre, je n’étais pas encore dans le monde du cinéma.” De son côté, Pialat disait : “Gérard est exceptionn­el comme acteur parce qu’il est exceptionn­el dans la vie, ce qui ne veut pas dire sans défaut. Quand on rencontre quelqu’un comme ça, ça frappe.”

Le cinéaste cherche son acteur masculin pour La Gueule ouverte. Le personnage a 35 ans, Gérard seulement 24, mais il plaît tellement à Maurice qu’il le veut pour le rôle. Le problème, c’est que Depardieu signe peu après pour Les Valseuses et se retrouve dans l’impossibil­ité de faire La Gueule ouverte. C’est le premier accroc dans leur relation, Pialat étant à fleur de peau, jaloux, possessif, toujours au bord d’un ressenti d’abandon. Pialat : “On a réalisé qu’il ne pourrait pas tourner les deux films en même temps, alors j’ai pris ombrage de ça… C’était ridicule sachant qu’il ne lâcherait jamais Les Valseuses, puisque ça se voyait gros comme le nez au milieu de la figure que c’était le film qui allait le lancer alors que La Gueule ouverte était un film suicidaire qui n’allait pas marcher du tout.” “Notre relation a vraiment débuté là, poursuit Depardieu. Mais une relation à la Maurice, vous savez comme il est : sensible, délicat, un être vivant quoi.”

Pialat tourne La Gueule ouverte avec Philippe Léotard, puis Passe ton bac d’abord, l’un des plus beaux teen-movies français. C’est finalement sur Loulou que les deux monstres sacrés travaillen­t ensemble. Le sujet du film est près de l’os pour Pialat : Huppert trompe le bourgeois Guy Marchand avec Depardieu/Loulou, un glandeur loubard qui la comble sexuelleme­nt. Ce trio fictif est inspiré par celui, réel, formé par Arlette Langmann qui trompait Pialat avec un certain Dédé, stagiaire déco sorti de prison. Dans un reportage télé de l’époque sur le tournage, on voit l’acteur qui rigole avant une prise puis on demande au cinéaste comment ça se passe avec Depardieu : “Il ne me surprend pas, il me fait marrer, c’est bien mieux. Je passe pas mal de prises secoué de rire, c’est bon signe. Ça ne veut pas dire que ça sera bien dans le film mais c’est toujours mieux de se marrer que de regarder quelqu’un qui

vous emmerde.” Puis l’acteur enchaîne : “Bon, qu’est-ce qu’on fait, on travaille ? Ah oui, j’aimerais bien qu’on tourne…”

Dans ce bref extrait, les deux larrons ont l’air de s’entendre à merveille, établissan­t une complicité souriante. La réalité était plus âpre si l’on en croit les souvenirs raccords des deux hommes, comme si Pialat n’avait toujours pas digéré “l’abandon” de Depardieu pour La Gueule ouverte. “Maurice fait partie de ces gens qui sont de véritables artistes, poursuit l’acteur, c’est-à-dire qu’ils sont tellement sensibles qu’ils peuvent sembler monstrueux. J’ai éprouvé cette ‘monstruosi­té’ sur Loulou… Maurice était capable de tout, il pouvait se battre, en venir aux mains, et moi aussi j’étais capable de tout. On a souvent failli se cogner sur la gueule, il y aurait eu du sang. Je pense qu’il l’a senti et là-dessus, on s’est calmés. Ensuite, il y a eu des espèces de mots entre nous, mais qui faisaient partie du film parce que c’était quand même un film sur un homme trompé.” La version du cinéaste corrobore cette vision brutale du tournage : “Ça s’est très mal passé, on ne s’est pas bien entendu avec Gérard, ce n’était pas un tournage agréable. Certains foutaient la merde entre nous. Sur un film, il y a des gens dont c’est la seule activité ; sur les génériques, on devrait mettre ‘Untel : fouteur de merde’.”

Ce qui semble avoir le plus mis Pialat en rogne, c’est qu’il n’a jamais pu terminer Loulou comme il le souhaitait. Il imaginait par exemple une scène de dispute entre le mari et l’amant autour de tartines beurrées – séquence qu’il tournera finalement dans Le Garçu. Mais Huppert était partie dans le Wyoming pour tourner La Porte du paradis de Michael Cimino (“pour faire du patin à roulettes”, disait Maurice) et Depardieu ne voulait plus tourner, il avait d’autres engagement­s et puis, disait-il, “Maurice est trop chiant.” Pialat : “A la fin, tout le monde foutait le camp… Mais Huppert a retourné quelques scènes, contrairem­ent à Gérard dont les dernières scènes n’ont jamais été faites. C’était gai : pendant un an, on projetait le film avec des cartons où il y avait marqué ‘scène manquante’.”

Mais si “tout le monde foutait le camp”, c’est aussi parce que Pialat n’en finissait pas de finir son film. Toujours insatisfai­t, il remettait sans cesse son ouvrage sur le métier, ajoutant telle scène, peaufinant telle autre, changeant d’avis d’une prise à l’autre, arrivant certains jours très en retard sur le tournage. S’adonnant à un ludisme autodestru­cteur, le cinéaste s’absentait carrément certains jours sans prévenir personne, laissant toute l’équipe en rade et l’assistant Patrick Grandperre­t tourner quelques plans. Un jour, les producteur­s ont même voulu arrêter le film, proposant à Grandperre­t de le terminer. Grandperre­t et toute l’équipe ont signé une pétition de refus. Si les comédiens ont fini par quitter Loulou, c’est parce que Loulou ne voulait plus les lâcher au-delà de toutes proportion­s raisonnabl­es, explosant les délais prévus et menaçant les engagement­s des comédiens sur d’autres projets.

Après ce tournage inachevé, les deux hommes ne se voient plus. Malgré sa fin improvisée au montage et ses scènes manquantes, le film est magnifique, bien reçu par la critique, totalisant 940 000 entrées, un score dont rêveraient presque tous les auteurs et producteur­s d’aujourd’hui. Depardieu ne découvrira le film que deux ans plus tard mais en ressortira ébloui : “C’est magnifique, pensera-t-il, c’est vraiment le cinéma qu’il faut faire et ne jamais quitter.”

“je connaissai­s les coups de boule et les coups de latte, les poings américains et les chaînes de vélo, cela ne m’a pas empêché d’en prendre plein la gueule !” Gérard Depardieu, dans une lettre à Maurice Pialat

De son côté, Pialat tourne le splendide A nos amours, appelé à devenir un classique, avec une débutante dans le premier rôle, Sandrine Bonnaire. Il suit de loin ce que fait Depardieu, estime qu’il tourne beaucoup de daubes mais apprécie une comédie populaire comme La Chèvre. Ils finissent par se recroiser dans des circonstan­ces amusantes que raconte Depardieu : “On a présenté Le Tartuffe (réalisé en 1984 par Depardieu – ndlr) à Cannes et là, ça m’a fait tout drôle : je voyais les spectateur­s se lever un par un. Moi-même, si j’avais pu me barrer (rires)… Sur le même rang que moi, il y avait Maurice. Ça partait de partout et à la fin de la projection, je ne savais plus où me mettre. Maurice se penche vers moi, je me penche vers lui presque pour m’excuser du film ; alors il lève son pouce et me glisse : ‘c’est vachement bien’ (rires)… Il le pensait sincèremen­t.”

Pour autant, les deux ne se revoient pas tout de suite. Il a fallu que le producteur Daniel Toscan du Plantier organise un repas au Scampi (le restaurant où se termine Le Garçu) pour qu’ils reparlent boulot. Le cinéaste évoque Police, l’acteur dit oui de suite. “J’avais toute cette masse de films dans le cul, des bons, des mauvais, il n’était pas question de laisser filer une occasion de retravaill­er avec Maurice.” Le cinéaste parle de ces retrouvail­les à sa façon sinueuse, paradoxale, tourmentée : “Il arrive qu’on rencontre des gens et qu’on ne les apprécie pas tout de suite. Ou plutôt si : on les apprécie mais ça ne se passe quand même pas bien. Avec Gérard, je crois que ça s’est arrangé parce qu’il y a eu maturation.”

Sur Police, il y aura bien d’autres clashs, avec Sophie Marceau qui se prend de vraies baffes sur le tournage et se fera traiter de “grosse conne” par Maurice pendant la promo, ou avec Richard Anconina que Pialat rend chèvre à force de lui faire refaire dix fois un simple déplacemen­t d’un bar à une table en lui faisant comprendre qu’il est “mauvais”. Mais entre Pialat et Depardieu, ça roule de nouveau pleins gaz. En véritable double du cinéaste, l’acteur est magistral et balance des dialogues qui semblent autant de lui que de Pialat.

Les deux immenses inséparabl­es feront encore deux superbes films ensemble, Sous le soleil de Satan, Palme d’or en 1987, et Le Garçu, ultime film de Pialat, en 1995. Plus tard, Depardieu écrira une lettre extraordin­aire, à Maurice Pialat, qui dit tout de leur relation tumultueus­e, à la vie à la mort. En voici quelques extraits : “Nous sommes comme deux chefs de bande obligés de partager le même terrain vague. Nous vivons dans un état de paix fragile. Il y a eu des guerres, il y en aura d’autres. Tu sais très bien qu’on ne peut pas s’en passer, que c’est plus fort que nous. Tu es un taureau, un vrai taureau de combat. Quand on se rencontre, on entend parfois le bruit des cornes. (…) Tout de suite, on a eu l’air de se plaire. On se parlait facilement comme si l’on avait déjà l’habitude l’un de l’autre. Plus tu parlais, moins tu le sentais ton film. Il s’agissait de La Gueule ouverte, un chef-d’oeuvre en passant. Et puis, il y a eu un problème de date, Bertrand Blier m’a pris pour Les Valseuses. Le tournage de Loulou, avec ce faux départ, était déjà commencé, avant même qu’il existe dans ton esprit. Ce tournage bon sang ! Tu me l’as fait payer ma trahison. Je connaissai­s les coups de boule et les coups de latte, les poings américains et les chaînes de vélo, cela ne m’a pas empêché d’en prendre plein la gueule ! Tu avais l’art de toucher là où ça fait mal, d’inciser les névroses à vif, d’éclairer d’une lumière crue les faiblesses les plus soigneusem­ent cachées. Chapeau ! Alors évidemment, je me suis défendu comme j’ai pu. Mais tu avais bien eu raison de m’envoyer valser dans les cordes. J’étais à l’époque un acteur un peu connard. (…) Police fut plus qu’une simple et banale réconcilia­tion. Nous avons connu un véritable état de grâce, des nuits de noces. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti ma jalousie. Elle venait par vagues, par bouffées. Je me disais : ‘Merde, qu’est-ce qui m’arrive ?’ J’étais exactement comme une jeune femme. Je ne me suis jamais senti aussi féminin que devant toi. J’étais jaloux de tout, de Sandrine Bonnaire, de ta liberté sur le plateau, de ce que tu osais faire avec une caméra, du temps que tu prenais. (…) Entre nous, il n’y a jamais de déclaratio­n d’amitié, d’échange effréné de compliment­s. Le compliment, c’est une chose encore trop civilisée. On n’a pas de vapeurs. Nous avons des grognement­s pour nous comprendre, pour nous rassurer.”

Les propos de Maurice Pialat et Gérard Depardieu sont extraits d’entretiens accordés aux Inrocks en novembre 1995

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IsabelleHu­ppe rt et Gérard Depardieu dans Loulou

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