Les Inrockuptibles

Daech : la prison pour les familles

Depuis janvier, les parents, femmes et enfants de nombreux membres de Daech ont été déplacés vers le camp de Shahama, dans le nord de l’Irak. Ces centaines de personnes y sont détenues arbitraire­ment, dans des conditions sanitaires critiques. Human Rights

- par Laurène Daycard photo Sebastian Castelier

en Irak, des proches de Daech sont détenus arbitraire­ment. L’ONG Human Rights Watch parle de crime de guerre. Reportage

L’an passé, lorsque son fils, Taha, lui a annoncé qu’il avait rejoint l’Etat islamique, Weis Dalli Saeed, 70 ans, s’est battu contre lui. “Je lui avais pourtant dit plusieurs fois que ce sont des pourriture­s mais il a fait de mauvaises rencontres”, s’emporte le père, originaire du district de Shirqat, à une centaine de kilomètres au sud de Mossoul. “Quand notre village était sous occupation, on lui a lavé le cerveau, comme à de nombreuses autres personnes.” Fin septembre 2016, Shirqat est repassé sous le contrôle des forces irakiennes. Mais le vieil homme n’était pas au bout de ses peines. Le 4 janvier 2017, plusieurs miliciens des Hachd al-Chaabi, les unités de mobilisati­on populaire ayant participé à la reprise de Shirqat, officielle­ment incorporée­s aux forces irakiennes en 2016, l’interpelle­nt violemment à son domicile. “Ils m’ont cogné le front avec des bâtons et m’ont dit qu’ils allaient me tirer une balle dans le crâne si je ne partais pas de chez moi”, poursuit Weis Dalli Saeed. Parce qu’il résiste, les soldats l’attrapent par les chevilles et les poignets pour le faire grimper dans un camion. Depuis ce jour, il est retenu au camp de Shahama, planté dans le désert non loin de Tikrit, l’ancien fief de Saddam Hussein.

Des centaines de personnes, généraleme­nt originaire­s du district de Shirqat, y sont parquées sous des tentes de manière arbitraire. En arrivant à Shahama, téléphones portables et documents d’identité leur ont été confisqués et ils ont désormais interdicti­on de sortir librement. C’est une prison qui ne dit pas son nom. Le motif ? Tous ont un membre de Daech dans leur famille. L’ouverture de Shahama fait suite à un décret d’août 2016, dans lequel la province de Salâh ad-Dîn interdit à quiconque ayant un lien ou une complicité avérée avec l’Etat islamique de revenir s’installer sur son territoire. Toujours selon le décret, les familles ayant tué leurs proches engagés au sein de l’EI, ou les ayant livrés aux autorités irakiennes, seraient mises hors de cause.

“Honte à mon fils. C’est à cause de lui qu’on se retrouve dans une telle misère”, s’énerve Weis Dalli Saeed, qui affirme ne plus entretenir aucun contact avec lui. Assis sur une natte, sous sa tente, il s’allume une nouvelle cigarette. “Avec la chaleur, je ne peux pas faire ramadan”, prévient-il. Nous sommes mi-juin, en fin de matinée, et la températur­e dépasse déjà les 40 degrés. Sa femme, Baijia Shebab Abdullah, 63 ans et l’air d’avoir beaucoup plus, l’a suivi le jour de son arrestatio­n. “J’ai la typhoïde”, alertet-elle. Le seul motif toléré pour sortir du camp est d’aller à l’hôpital de Tikrit. “J’y suis allée en ambulance mais ils n’ont rien fait”, résume Baijia. “Publiez mon nom et ma photo pour que les gens voient où nous en sommes. Aidez-moi à sortir d’ici”, implore-t-elle.

Dans les autres tentes, les occupants livrent tous des récits d’arrestatio­ns violentes. Samira Ganam, 30 ans, est détenue à Shahama depuis le 23 janvier avec son mari et ses quatre enfants parce que son beau-frère est membre de Daech. Elle aussi a été forcée d’embarquer à bord d’un camion militaire. Elle se souvient : “On n’avait aucune idée de l’endroit où on allait être conduits.” Son époux arrive à ses côtés, la tête aspergée d’eau. Il reprend : “L’Etat islamique m’a arrêté et fouetté car je n’étais pas allé à la mosquée. Les Hachd al-Chaabi n’ont pas voulu me croire

et ils ont dit que je donnais des informatio­ns à mon frère.” Puis il repart vers la tente voisine, où repose sur une couverture le nourrisson du couple. Pour rafraîchir l’atmosphère, il arrose la terre autour du bébé.

Un peu plus loin, Jassim Muhammad Shwaish, 72 ans, vient à notre rencontre, un papier à la main. “C’est un document datant du mois dernier délivré par le tribunal affirmant qu’aucune charge n’a été retenue contre moi”, expose-t-il. Son fils a rejoint l’Etat islamique et il aurait été depuis tué par un raid aérien. Avant le procès, cet homme explique avoir été détenu deux mois dans une cellule du poste de police de Shirqat. S’il précise avoir été nourri trois fois par jour, il dénonce des conditions d’incarcérat­ion déplorable­s : “C’était tellement minuscule qu’on ne pouvait pas tous s’allonger en même temps pour dormir. On faisait des groupes de sommeil.” Des dizaines de personnes interrogée­s dans le camp, il est le seul qui aurait été jugé. De retour chez lui, les Hachd al-Chaabi l’ont pourtant retrouvé. “Ils m’ont dit que si je n’allais pas à Shahama, ils me brûleraien­t. Et quand ils disent ça, ils le pensent vraiment.” D’après lui, les miliciens ont aussi pillé sa maison : “Ils ont volé les meubles, le réservoir d’eau et le réfrigérat­eur.”

Un petit groupe de femmes seules s’est réuni sous une toile. Depuis leur arrivée début janvier, Kawzhar Youssif Hamad, 27 ans, et Narjis Shabaan Ahmed, 22 ans, passent leurs journées ensemble. Toutes deux sont mariées à des membres de l’Etat islamique. “Nos maris allaient au travail mais ils ne nous disaient rien de ce qu’ils faisaient, esquivent-elles. Ils travaillai­ent parfois aux check points ou à la station de pétrole.” Difficile d’en savoir plus. Narjis précise : “Je ne sais pas si mon mari est vivant, j’ai appris qu’il s’était rendu aux forces de sécurité.” Kawzhar, elle, mentionne que, le jour de son arrestatio­n, les soldats ont dynamité sa maison. Pour sortir du camp, les jeunes femmes évoquent une possibilit­é : divorcer de leurs maris. “Si je jure que je divorce de lui, les autorités veulent bien me libérer, révèle Kawzhar, le foulard bleu noué en niqab autour de son visage. De nombreuses femmes sont déjà parties comme ça.” Elle préfère refuser : “Et s’il revient ? Je vais être tuée.”

La mère de Narjis, Nijood Hmood Hawja, 44 ans, se joint à la discussion. L’un de ses fils, né en 2001, s’est aussi rangé du côté de l’Etat islamique, jusqu’à combattre à Mossoul. Elle commente : “Quand on est le parent d’un membre de l’EI, quel est notre futur ? On ne divorce pas de ses enfants.”

“Le déplacemen­t forcé de civils dans un contexte de conflit est un crime de guerre, observe par téléphone Belkis Wille, enquêtrice pour Human Rights Watch (HRW), qui a visité Shahama. “Les autorités ne peuvent relocalise­r les population­s que suivant des circonstan­ces très limitées, par exemple lorsque celles-ci résident près d’une ligne de front”, poursuit la chercheuse, qui appuie son argumentai­re sur le Statut de Rome de la Cour pénale internatio­nale. D’autres camps en Irak regroupent des familles des membres de Daech, près de Fallouja ou dans la province d’Anbar, “mais les familles ont quitté volontaire­ment leurs maisons”, nuance l’enquêtrice. Elle conclut : “Lorsque vous considérez le manque de nourriture, de combustibl­e, d’eau propre, de services médicaux et l’interdicti­on des téléphones portables, les conditions de vie à Shahama sont significat­ivement pires que dans les autres camps que j’ai visités en Irak.”

De retour sous la tente des femmes, la petite fille de Kawzhar Youssif Hamad s’assied à ses côtés. Elle s’appelle Nesserine, elle est âgée de 6 ans et son corps est recouvert de pustules dont les irritation­s lui donnent les larmes aux yeux. “Cela fait trois jours qu’elle est comme ça, c’est à cause de l’eau sale, glisse sa mère. La plupart des enfants ici ont des boutons.” Dans un autre carré, une femme, Thuraya Fareed Khalaf,

“ils m’ont dit que si je n’allais pas à Shahama, ils me brûleraien­t. Et quand ils disent ça, ils le pensent vraiment” Jassim Muhammad Shwaish, père d’un membre de Daech

53 ans, échancre son col pour nous montrer des rougeurs sur sa peau. Elle aussi accuse l’insalubrit­é de l’eau, sans connaître le nom de l’infection. “Quand on va à l’hôpital, personne ne veut nous recevoir, on nous dit de partir parce qu’on vient de Shahama”, souffle-telle. Dans la tente voisine, une femme enceinte se tord de douleur, allongée sur un matelas. Elle semble très proche du terme. Elle s’est retrouvée ici parce que son mari, Raad Kamil Hachim, 43 ans, a un fils, issu d’un précédent mariage, qui s’est enrôlé au sein de l’EI. Le couple est originaire de Baiji, ville à 70 kilomètres plus au nord, en remontant le Tigre. “On est allés à l’hôpital de Tikrit, mais les docteurs n’ont pas voulu coopérer quand ils ont compris qu’on était de Shahama”, témoigne le mari.

Zain Ali Ali déambule le long de l’allée principale, lunettes de soleil sur le nez. C’est l’un des rares humanitair­es se déplaçant à Shahama, pour le compte d’une ONG locale. Il est chargé de veiller à l’hygiène. Quelques toilettes et douches mobiles ont été affrétées. “Il n’y a pas beaucoup d’ONG parce que ce sont des familles liées à l’EI, admet-il. Mais je me suis engagé comme bénévole pour six mois car je crois que ces enfants méritent mieux.” Son père, un dignitaire religieux, a été assassiné par l’EI en 2014 : “Ils l’ont tué mais je les humilie aujourd’hui en prenant soin de ces enfants”, livre le jeune homme avant de repartir.

C’est la fin de l’après-midi lorsqu’un camion militaire vient stationner à l’entrée du camp. Une trentaine de personnes en descendent puis s’abritent sur la maigre parcelle d’ombre qu’une barrière dessine au sol, sans savoir où elles se trouvent. Parmi elles, des jeunes femmes – une dizaine – semblent très effrayées. “Ce sont des individus recherchés”, avertit Emad Abbond Ghazad, “vice-manager” du camp. “Les ordres viennent d’en haut et nous devons les suivre”, ajoute-t-il. Téléphones portables et papiers d’identité sont saisis. Les nouveaux venus reçoivent

“quand on est le parent d’un membre de l’EI, quel est notre futur ? On ne divorce pas de ses enfants” Nijood Hmood Hawja, mère d’un jihadiste

quelques cartes d’aide alimentair­e, des bouteilles d’eau et un kit d’hygiène de première nécessité. Le vice-manager affirme que cela fait un mois qu’il n’a plus reçu aucun matelas, malgré ses relances auprès des ONG. Les nouveaux venus dormiront allongés sur des cartons. L’une des familles arrêtées dément fermement tout contact avec les jihadistes. “Nous venons d’une tribu célèbre pour être antiDaech, insiste l’oncle. Hier, une femme est pourtant venue nous voir et a affirmé qu’elle avait des sources prouvant nos liens avec l’EI. On a été embarqués à bord d’un camion.”

Dans les témoignage­s, le rôle d’une personne est souvent évoqué. Il s’agit de la commandant­e Wahida Mohammad Al-Jumaily, la seule femme à ce poste en Irak, de la brigade Um Hanadi for Special Tasks, la branche locale des Hachd al-Chaabi. Près de 180 hommes sont sous ses ordres. Du fait de cette particular­ité, et de son tempéramen­t bien trempé, elle a su se faire apprécier des médias internatio­naux au fil du conflit. Et a notamment confié à CNN qu’elle aime cuisiner les têtes décapitées des soldats du califat.

Pour la rencontrer, il faut rouler jusqu’à Shirqat, à 120 kilomètres de Tikrit. La route est jalonnée par des check points tenus par les Hachd al-Chaabi. A l’un d’eux, on nous conseille de rouler vite pour éviter les snipers : à gauche comme à droite, le paysage désertique qui défile reste détenu par l’Etat islamique. La semaine passée, à l’entrée de Shirqat, une offensive de l’EI a fait trente morts. La situation s’est dégradée, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Wahida Mohammad Al-Jumaily a ratissé large pour son dernier convoi vers Shahama.

Elle nous reçoit autour d’un thé dans sa caserne. Assise à son bureau, le visage voilé d’un hijab noir, elle se défend : “Je m’inquiète pour la vie des familles des membres de l’EI. Je crains les règlements de comptes entre pro et anti-Daech. Je les envoie dans des camps de déplacés spécifique­s pour les protéger.” Dans les zones reprises à l’EI, l’heure est à la vengeance. D’après les informatio­ns publiées le 9 juin par le blogueur Mosul Eye, source irakienne de référence, un tract circule pour enjoindre les familles des combattant­s de Daech à quitter Mossoul : “Il n’y a pas de place pour vous parmi nous, y est-il écrit. (…) Donc ne vous mettez pas en situation de recevoir nos balles, ni de vous scarifier pour vos fils diabolique­s.”

Wahida Mohammad Al-Jumaily change soudaineme­nt de ton, rappelant qu’elle aussi a été déplacée avec le reste de sa famille, vers le sud, en 2014. “Il n’y avait aucune aide pour nous alors que les agences internatio­nales sont là aujourd’hui pour les familles de Daech.” Son père, ses deux maris, trois de ses frères et même ses chiens et ses oiseaux ont été tués par le groupe terroriste. La tension monte. La commandant­e tape du poing sur la table : “Vous, la journalist­e française, je veux vous poser une question ? Pourquoi la presse internatio­nale considère-t-elle que c’est un crime de guerre d’interdire aux familles de Daech de revenir dans leurs villes ? L’EI a commis des attentats dans vos pays, ils sont dangereux.”

Puis la commandant­e insiste lourdement pour nous inviter à déjeuner. On s’assoit en tailleur au sol : face à du riz, des crudités et une sauce au poulet, l’heure est désormais à la détente : “Si vous étiez restés plus longtemps, je vous aurais fait visiter la ville. Les enfants d’ici ne jouent plus aux voleurs et aux policiers mais à Wahida contre l’Etat islamique !” Si les règles sont claires sur le terrain de jeu, en dehors la frontière entre les bons et les méchants s’avère bien plus poreuse.

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Un groupe de femmes fabrique du pain
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 ??  ?? Jassim Muhammad Shwaish, 72 ans, assure avoir été jugé non coupable mais avoir été pourtant déplacé à Shahama
Jassim Muhammad Shwaish, 72 ans, assure avoir été jugé non coupable mais avoir été pourtant déplacé à Shahama
 ??  ?? Nesserine, 6 ans, victime de la situation sanitaire du camp
Nesserine, 6 ans, victime de la situation sanitaire du camp
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Une trentaine de personnes viennent d’arriver au camp et attendent d’être enregistré­es. Toutes affirment n’avoir aucun lien avec des membres de Daech
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La commandant­e Wahida Mohammad Al-Jumaily ordonne le déplacemen­t vers le camp des familles des membres de Daech

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