Les Inrockuptibles

U2 : The Joshua Tree a 30 ans

- par Michka Assayas

un anniversai­re célébré par une tournée mondiale (à Paris fin juillet). Récit de la genèse d’un album qui a vu U2 devenir U2

Je ne m’y attendais pas. J’ai ressorti le vieux vinyle de The Joshua Tree, pieusement conservé depuis 1987. Je l’ai posé sur ma platine et écouté dans l’ordre. Une chanson qui s’était presque complèteme­nt effacée de ma mémoire m’a fait sursauter : Exit, l’avant-dernière de la seconde face. C’est surprenant, on y entend Bono s’appliquer à chanter comme Nick Cave (même si Brian Eno, par une étrange lubie de producteur, semble l’avoir enfermé dans un placard). The First Born Is Dead, le deuxième album de Nick Cave & The Bad Seeds, était sorti peu de temps avant. Des chansons comme Wanted Man ou Train Long Suffering, dans lesquelles on entendait l’Australien cracher des flammes, avaient sidéré Bono, alors un jeune homme impression­nable de 25 ans. Cette évocation du “Sud profond” américain et son cortège de prêcheurs en convulsion­s et d’assassins hantés par leur damnation l’avait profondéme­nt marqué. Sur scène, en interpréta­nt Exit, il se glisserait dans la peau du personnage de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur : les lettres “LO V E” écrites sur les doigts d’une main et “HA T E” sur ceux de l’autre, deux visions de l’Amérique dressées l’une contre l’autre, deux forces entraînées dans un combat à mort.

Bono et ses camarades de U2 entretenai­ent déjà, au milieu des années 1980, un rapport très concret avec une certaine “Amérique profonde”. Contrairem­ent à des groupes bien plus cool qu’eux, comme The Clash, ils ne s’étaient pas contentés de donner des concerts dans ces grandes villes ouvertes au rock alternatif venu d’Europe qu’étaient New York, Chicago, San Francisco et Los Angeles. Leur caravane s’était arrêtée dans des villes moyennes où l’on accueillai­t plutôt les musiciens européens postpunk avec du goudron et des plumes. Echo And The Bunnymen, le groupe auquel la presse

londonienn­e comparait toujours U2, au désavantag­e des Irlandais – au point d’ailleurs que, dans une chanson comme One Tree Hill, Bono, complexé, cherche à singer les inflexions de Ian McCulloch –, ne s’y serait jamais aventuré. U2 s’en était plutôt bien tiré. Bono avait alors l’habitude de descendre dans la foule en brandissan­t un drapeau blanc. De gros machos cherchaien­t parfois à lui barrer la route. Il arrivait alors à cet homme de paix – dont le regard, de près, peut être celui d’un tueur – de se frayer un chemin à l’aide de ses poings. Ce courage physique lui avait valu le respect d’un public dont la sympathie était tout sauf acquise.

Le groupe avait de sérieux atouts pour séduire ce public : les prodiges de The Edge, celui que des publicités d’alors, aux Etats-Unis, désignaien­t comme “l’homme aux cent guitares (à la fois)” ; le swing élastique du jeu de basse d’Adam Clayton ; la sobre puissance du batteur, Larry Mullen, formé à la fanfare. Et, bien sûr, planait par-dessus tout ça le magnétisme si particulie­r de Bono : la sincérité éperdue de ce garçon qui semblait jouer sa vie à chaque chanson sur scène, et sa voix d’enfant, très singulière, comme féminine, alors plus inspirée par Patti Smith que par Mick Jagger. Bono était un homme de spectacle instinctif et désordonné en apparence, mais qui abordait déjà la scène en stratège, se préparant des espaces d’improvisat­ion d’une façon bien plus calculée qu’on ne le croyait. Sur scène, U2 dégageait une force qui échappait à d’autres groupes du moment, davantage appréciés par la critique parce que plus cool et mieux habillés (ce n’était pas trop dur).

En 1984, Bono et The Edge avaient fait appel une première fois à Brian Eno pour réaliser

The Unforgetta­ble Fire, un disque que Bono m’avait alors présenté comme une aventure très périlleuse. “C’est un suicide commercial”, m’avait-il même franchemen­t confié un jour d’été à Dublin, alors qu’au volant de sa petite voiture (dans laquelle j’ai plusieurs fois cru notre dernière heure arrivée) il m’emmenait contempler le panorama mélancoliq­ue de l’embouchure de la Liffey. De fait, le succès, au début, fut mitigé. Malgré la présence du fameux Pride (In the Name of Love), bien diffusé en Europe, l’album ne décolla pas aux Etats-Unis, faute de tube. Or, c’est en Amérique qu’il fallait faire la différence. U2 et son manager Paul McGuinness étaient conscients qu’en Europe, après cinq années d’existence, le groupe stagnait. Aux Etats-Unis, U2 avait labouré le pays profond, celui qui avait voté Reagan en majorité (et voterait Trump trente ans plus tard). Non sans courage. Certains citoyens racistes d’Etats naguère ségrégatio­nnistes, comme l’Alabama, n’appréciaie­nt guère que des blancs-becs irlandais viennent faire chez eux l’apologie de Martin Luther King. Le gouverneur venait alors d’y supprimer la journée de commémorat­ion de son assassinat.

Un soir, avant de donner un concert, Bono reçut un message anonyme de menaces, très précis : s’il chantait un certain couplet de Pride,

un soir, avant de donner un concert, Bono reçut un message anonyme de menaces, très précis : s’il chantait sur scène un certain couplet de Pride, il recevrait une balle en pleine tête

il recevrait une balle en pleine tête. Sur scène, ce soir-là, Bono chanta le fameux couplet en fermant les yeux. Au moment de les rouvrir, il découvrit Adam Clayton, avec sa basse, posté en rempart, pile devant lui, face à la foule. Je me rappelle ce que Bono m’a dit, une vingtaine d’années plus tard, quand il a évoqué cet épisode : “C’est dans ces moments-là que tu comprends vraiment ce que ça veut dire, faire partie d’un groupe.”

U2 avait déjà fait face à des menaces sérieuses. En Irlande, le président du Sinn Féin, Gerry Adams, avait un jour ostensible­ment arraché une affiche de U2 dans un local de son organisati­on en traitant Bono de “petit merdeux”. Certains milieux nationalis­tes étaient furieux que U2 ait refusé de payer une sorte d’impôt révolution­naire pour leur cause. De jeunes extrémiste­s avaient même, selon la police, projeté d’enlever les membres du groupe pour les faire changer d’avis. Pour ces quatre garçons ayant grandi dans les années 1960 et 70 à Dublin, alors une ville endormie où l’on voyait encore passer des chevaux tirant des charrettes chargées de tourbe, l’Amérique était un fantasme qu’ils avaient eu la chance de vivre très jeunes. Ils avaient roulé en limousine à New York, vu la lumière se refléter sur la surface de gratte-ciel de science-fiction à Manhattan. Ils avaient roulé sur les collines de Hollywood, vu les plages du Pacifique qui avaient inspiré leurs hymnes à Brian Wilson et aux Beach Boys. Ils avaient vu leurs rêves prendre vie.

Mais pas seulement. Ils avaient aussi découvert la face cachée de ce grand pays, une désolation dont ils n’avaient pas idée. Ils avaient parcouru en bus les grands espaces du Midwest : des régions sinistrées, semblables à celles du nord de l’Angleterre, où la fermeture des mines de charbon avait entraîné les grèves les plus longues du Royaume-Uni depuis plus d’un demi-siècle. En Amérique du Nord aussi, des mines fermaient, des usines automobile­s ne tournaient plus, la dépression s’étendait. Ces quatre garçons ayant idéalisé ce que ce pays avait de meilleur découvraie­nt brutalemen­t ce qu’il avait de pire. Le choc fut rude pour ces Irlandais qui savaient quelle terre promise ce continent avait représenté pour leurs ancêtres moins chanceux, ayant jadis émigré là-bas pour échapper à la misère et à la famine.

L’apparente contradict­ion est là : The Joshua Tree, l’album qui allait faire de U2 le groupe numéro 1 de la période aux Etats-Unis et, par ricochet, au monde, est en partie un reportage sur son délabremen­t industriel, politique et moral. Certaines des chansons de cet album, comme Red Hill Mining Town et Bullet the Blue Sky, abordent les échecs et les hontes de la société américaine : la dépression postindust­rielle, le soutien du gouverneme­nt Reagan à des dictatures criminelle­s et des groupes violents en Amérique centrale. Et, plus largement, le désarroi du monde occidental, dont l’Amérique est le coeur.

L’image choisie pour la pochette traduit une amère désolation : un désert de pierres où poussent des arbres nains et tordus, au milieu duquel quatre personnage­s, photograph­iés en noir et blanc, semblent égarés. Des vagabonds, des puritains dévoyés, d’inquiétant­s prêcheurs dissimulan­t un colt dans leur besace, entre une Bible ratatinée et une flasque de gnôle. On ne sait pas encore de quel côté ces gars-là vont tomber. Peut-être un jour deviendron­t-ils des millionnai­res, ou alors des criminels endurcis, peut-être des moins que rien, quémandant leur pitance en secouant une écuelle au coin des rues. Ils sont l’image d’une Amérique prête à naître, pour le meilleur et pour le pire.

Pour ces quatre-là, c’était tout ou rien. Et, par miracle, The Joshua Tree a été tout : dix millions d’albums vendus, rien qu’aux Etats-Unis, à l’issue

l’album qui allait faire de U2 le groupe numéro 1 de la période aux Etats-Unis est en partie un reportage sur son délabremen­t industriel, politique et moral

d’un enregistre­ment tortueux qui avait fait s’arracher à Brian Eno le peu de cheveux qui lui restaient encore. Un disque où ils ont laborieuse­ment appris à devenir des musiciens, à structurer des chansons et à s’approprier, à tâtons, des éléments de blues et de country, des musiques qui n’appartenai­ent pas du tout à leur langage initial. U2 s’est ainsi situé à l’avant-garde d’un mouvement très profond, propre à la fin des années 1980, de retour à des racines fantasmées.

Beaucoup de jeunes musiciens d’alors, comme Lenny Kravitz ou les Black Crowes, s’embarquaie­nt dans un voyage vers un passé jugé plus authentiqu­e. Un voyage qui allait mettre fin à l’idée même de new-wave et entraîner le rock dans une impasse où il perdrait définitive­ment sa propre puissance de renouvelle­ment, qu’on avait eu la naïveté de croire éternelle. Après The Joshua Tree, U2, à l’image du rock né de l’après-punk, diluerait avec bonheur sa musique dans la house, la techno et une sorte de groove universel. Son premier public puritain, sans doute, ferait la grimace. Mais un autre, plus jeune, enfant des nouvelles technologi­es, s’embarquera­it avec allégresse dans son vaisseau spatial. Jusqu’à ce que, dans un mouvement inverse, entamé au début des années 2000, U2 redescende de la stratosphè­re et entame un étrange voyage intérieur, terrestre, vers ses propres racines, à la recherche d’une innocence perdue. Sans convaincre tout le monde, loin s’en faut, mais avec une franchise entière.

Trente ans après, sortir du musée le vieux char d’assaut pacifique qu’était The Joshua Tree est peut-être une flamboyant­e absurdité. Ce n’est sans doute ni la première, ni la dernière que U2 aura commise. Mais après tout, c’est conforme à l’esprit punk dont le groupe est issu : regarder en face la désolation, le dégoût et le nihilisme, et faire de ce pessimisme une lumière. Parier sur la renaissanc­e en plein désert. Face au désarroi contempora­in, la réponse de U2, c’est, encore et toujours, rendre la parole à l’enfant qu’on a été.

Habitué des ondes de Radio France, Michka Assayas est également un journalist­e historique des Inrockupti­bles et l’auteur du best-seller, Bono par Bono.

concerts The Joshua Tree Tour 2017, les 25 et 26 juillet à Paris (Stade de France)

 ??  ?? Les mêmes, trente ans plus tard (2017), toujours shootés par Anton Corbijn
Les mêmes, trente ans plus tard (2017), toujours shootés par Anton Corbijn
 ??  ?? A Vancouver (Canada), en mai 2017, pour le Joshua Tree Tour
A Vancouver (Canada), en mai 2017, pour le Joshua Tree Tour
 ??  ??
 ??  ?? Anton Corbijn réalise en 1987 l’ensemble des photos de l’album. De gauche à droite : Larry Mullen (batterie), Adam Clayton (basse), The Edge (guitares) et Bono (chant)
Anton Corbijn réalise en 1987 l’ensemble des photos de l’album. De gauche à droite : Larry Mullen (batterie), Adam Clayton (basse), The Edge (guitares) et Bono (chant)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France