Les Inrockuptibles

Les yeux brouillés

Pour déconstrui­re le porno, des artistes s’emparent du “glitch”, cette technique qui consiste à pixeliser et saturer à outrance les images. L’ultime subversion ?

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Glitch. Un mot qui se crache presque du bout de la langue. Un art, surtout. Né de l’obsession des gamers des années 1990 pour les bugs abyssaux de l’image vidéoludiq­ue, le glitch art est l’esthétique de l’imperfecti­on numérique. Dans une oeuvre glitch, l’erreur informatiq­ue est magnifiée. Tout n’est qu’amas de gros pixels, saturation­s intenses, couleurs glissantes, images défragment­ées en pièces. L’artiste devient un hacker, s’empare du beau des écrans haute définition et le déconstrui­t jusqu’à l’abstractio­n.

Art profondéme­nt nerd, le glitch a fini par envahir la culture mainstream. Kanye West en a fait son adieu au langage avec le clip psychédéli­que de Welcome to Heartbreak (2009). Aujourd’hui, le glitch art s’attaque à la pornograph­ie connectée, celle de PornHub et de YouPorn. Les fesses, sexes et seins ne sont plus orgueilleu­x mais endommagés. Le sexe explicite grésille comme un fichier MP3 corrompu ou une mauvaise VHS : voici venu le temps du glitch porn.

Pour s’en faire une petite idée, direction le forum Reddit. La sous-catégorie r/glitch_porn est la foisonnant­e salle d’exposition de ce courant artistique. Là, le grain lisse du porno 2.0 se brise en éclats de rayons verts, de fissures rosâtres, de crevasses pourpres. Aux parties de jambes en l’air se superposen­t des orgies de couleurs flashy. Les images crues de pénétratio­ns se décomposen­t sous nos yeux, parfois de manière subliminal­e, et dévoilent leur statut d’artefacts.

Face à ces trésors que l’on retrouve éparpillés de Tumblr en Imgur, certains – tel le collectif Motherboar­d – s’affolent et affirment que “la nudité sur internet a de nouveau de l’intérêt”. Le glitch porn nous submerge de gifs obscènes totalement court-circuités, comme pour adapter au web l’adage de Rimbaud prônant le “dérèglemen­t de tous les sens”.

Auteur du Glitch Studies Manifesto, la théoricien­ne Rosa Menkman définit cet art comme “le cri primal des données”. Et si ce cri était un orgasme ? Passé le choc visuel, le glitch porn excite notre fibre nostalgiqu­e. Le cryptage agressif de ces corps en mouvement est le même qui inondait les films X du samedi soir sur Canal+. Pour les non-abonnés, l’image était interdite, ne restait plus que la confusion morcelée du glitch.

Glitch-artist québécois, Mathieu St-Pierre est l’auteur d’une série de nudes qu’il définit volontiers comme du glitch porn.

L’une de ses oeuvres nous dévoile les prouesses viriles d’un hardeur, agrippant sa partenaire par les hanches. La très basse résolution de l’ensemble défigure les porn-stars, dont les visages sont réduits en miettes pixelisées. Selon St-Pierre, le glitch art n’a jamais cessé de convoiter l’érotisme. Il l’envisage en “forme d’art très sensoriell­e qui ne se limite pas qu’à l’image fixe mais touche à la vidéo, à l’audio, aux tissus (vêtements et autres)”, quitte à verser dans “le pur fétichisme, avec ses couleurs vives, ses hauts contrastes, son engouement pour l’étrange et l’interdit”.

A l’heure où des logiciels comme Corupt.video (sur uglitch.com) permettent à l’internaute lambda de “glitcher” à volonté, chacun peut “salir” les vidéos hardcore inondant son historique internet. Et en faire de vraies pépites expériment­ales. “Il est intéressan­t de voir le contraste entre une certaine sexualité utopique proposée par les films X et la corruption de cette image faite par le glitch art”, souligne l’artiste. Alors que le glitch art se dirige aujourd’hui vers le champ de la réalité virtuelle, ce porno punk parviendra-t-il à saboter la machine trop huilée de l’usine à fantasmes ? Clément Arbrun

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