Les Inrockuptibles

Luis Buñuel, la puissance du désir

Six films du grand cinéaste espagnol ressortent en version restaurée. Analyse d’une filmograph ie qui exalte la liberté et les femmes, les secondes comme condition de la première.

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le puritanism­e, la fidélité et la propriété amoureuse sont davantage un fantasme masculin absolument vain

C’est une grande boîte de couture, joliment décorée de coquillage­s. Elle apparaît dans une scène de Cet obscur objet du désir (1977), dernier film de Luis Buñuel qui vient clore sa période française marquée par sa collaborat­ion avec Jean-Claude Carrière, et que l’on peut (re)voir en salles cet été en version restaurée. Une boîte que la belle Conchita (Carole Bouquet) va chercher sur un meuble. En face d’elle, sur le canapé, se trouve Mathieu Fabert (Fernando Rey), un vieil homme qui convoite désespérém­ent la jeune femme, laquelle ne cesse de se dérober à lui. Gros plan sur les mains de Conchita, qui enserre le précieux objet comme un trésor qu’elle garderait jalousemen­t. Elle finit par l’ouvrir et en extirpe un bonbon qu’elle glisse entre les lèvres de son prétendant. Cette scène agit comme un rêve, celui de Fabert : le coffre qui s’ouvre, le bonbon que l’on goûte ; tout agit comme la métaphore d’un rapport enfin consommé.

Le féminin buñuelien pourrait se résumer à cette image d’un joli coffret serré entre les mains d’une femme et que des hommes brûlent d’ouvrir pour dissiper le mystère qui les obsède, celui du féminin. Conchita, princesse buñuelienn­e parmi tant d’autres, sait bien que Mathieu Fabert ne lui restera dévoué qu’en temporisan­t indéfinime­nt le moment de passer à l’acte…

A quoi rêvent les princesses buñuelienn­es ? C’est la question que pose le diptyque avec Catherine Deneuve, tantôt d’un blond à en crever les yeux ( Belle de jour, en 1967), tantôt auburn ( Tristana, en 1970). Sous leur apparente docilité, les personnage­s féminins chez Buñuel sont bien plus pervers et profonds que leurs homologues masculins. Séverine (Belle de jour), jolie petite bourgeoise, rêve d’abjection et de se plonger entièremen­t dans ce qui, a priori, la dégoûte : la prostituti­on et d’étranges rituels sado-masochiste­s. Que nous dit le film ? Que le bonheur conjugal ne tient que parce que Séverine a une double vie – bien réelle ou imaginaire, ce point n’est pas tranché. Que le puritanism­e, la fidélité, la propriété amoureuse (que Buñuel semble avoir ici en horreur comme toutes les valeurs bourgeoise­s) sont davantage un fantasme masculin absolument vain : Tristana a beau être cloîtrée par son oncle, chez Buñuel, les femmes (s’)échappent toujours, ne serait-ce qu’en pensée – ce qui rend fous les hommes. A la question “quel est votre cinéaste préféré ?”,

Hitchcock répondait : “A part moi, Buñuel.” De fait, ces deux filmograph­ies vénéneuses se contaminen­t intimement : Vertigo (1958) doit beaucoup à El (1953), qui fascinait le maître du suspense, et Cet obscur objet du désir n’aurait sans doute pas existé sans Vertigo. D’un côté Madeleine et Judy, toutes deux jouées par Kim Novak, de l’autre, une héroïne, Conchita, alternativ­ement incarnée par deux actrices (Carole Bouquet et Angela Molina). Idée géniale, caractéris­tique de l’élégante malice du cinéaste, qui tend à faire du féminin une matière instable, scintillan­t entre plusieurs identités. Une substance explosive qui restitue au désir et à l’amour leur puissance d’anarchie, leur désordre constituti­f. Murielle Joudet

Luis Buñuel, un souffle de liberté – Rétrospect­ive en 6 films (Le Journal d’une femme de chambre, La Voie lactée, Tristana, Le Charme discret de la bourgeoisi­e, Le Fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir) en salle le 2 août

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de Buñuel
Angela Molina dans Cet obscur objet du désir de Buñuel

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