Les Inrockuptibles

RENTREE LITTERAIRE

APRÈS WATCHMEN ET V FOR VENDETTA ALAN MOORE SIGNE LE ROMAN CHOC DE LA

- Par Nelly Kaprièlian photo Hamish Stephenson pour Les Inrockupti­bles

Fuck !” C’est le cri tonitruant qu’on entend au téléphone en appelant Alan Moore que l’on attend depuis vingt minutes. “Fuck ! Je vous avais inscrite à demain. J’arrive !” Au Lodge Studio, lieu d’enregistre­ment choisi par Moore pour notre rendez-vous (“Parce que là au moins, je peux fumer”), Jay et Marc, les responsabl­es, s’amusent : “Alan était probableme­nt en train de fumer des pétards avec Joe, son pote et assistant.” Et ils se lancent dans une série d’anecdotes au sujet du Gandalf de Northampto­n : “Alan est magique. Sa présence provoque toujours des trucs inouïs. Avec lui, des tas de coïncidenc­es bizarres arrivent.” Trente minutes plus tard, c’est lui qui arrive, fidèle à sa légende : cheveux longs et barbe de Merlin l’Enchanteur, une canne dont il se sert à peine, des bagues à tous les doigts encore prolongés par un pétard de vingt centimètre­s.

Star de la contre-culture anglaise, scénariste adulé de bandes dessinées majeures telles que Watchmen, V for Vendetta et From Hell, respecté parce que, mécontent de les voir adaptées au cinéma, il a refusé d’en toucher les royalties et d’avoir son nom inscrit aux génériques, Alan Moore, 63 ans, est un être rare. Raccord avec ce qu’il est profondéme­nt, anarchiste car libertaire, et pas seulement dans ses oeuvres ou son discours – il a longtemps vécu avec deux femmes qui ont fini par se barrer ensemble avec les enfants. Marqué par une enfance pauvre dans les Boroughs, quartiers ouvriers de Northampto­n, petite ville à cinquante minutes de Londres qu’il n’a jamais quittée, il leur a consacré ses deux seuls romans. Si le premier, La Voix du feu, publié en 1996 (en 2008 ici, chez CalmannLév­y), est passé inaperçu, le deuxième, Jérusalem, s’impose comme l’oeuvre la plus ambitieuse de la rentrée. Mieux, comme un classique instantané.

Mélange d’autobiogra­phie, de fantastiqu­e et d’histoire, Jérusalem est aussi philosophi­que, poétique, métaphysiq­ue, ésotérique, mystique : en un seul mot, magnifique. A travers l’histoire d’une famille et de deux frère et soeur, Michael (inspiré de son propre frère) et Alma (“C’est clairement moi en drag-queen”), Moore fait des Boroughs la métaphore du monde entier. La folie rôde, les fantômes apparaisse­nt, les anges parlent, des êtres surréels vivent dans les plafonds. Le tout permet à Moore des croisement­s temporels vertigineu­x, pour mieux revisiter l’histoire et montrer que tout correspond, les causes et les effets qui engendrent d’autres causes et tissent une multitude d’histoires, elles-mêmes encastrées dans l’histoire.

Composé de trois parties, ce chef-d’oeuvre de plus de mille pages foisonne de personnage­s réels (on y croise William Blake – dont l’un des poèmes a donné son titre au roman –, Cromwell, Lady Di, Lucia Joyce, la fille de James, internée à l’asile de Northampto­n…), d’imaginatio­n délirante et de modes d’écriture différents (du réalisme au conte gothique pour enfants), d’un chapitre – sur Lucia – écrit comme Finnegans Wake à une pièce rédigée façon Beckett (l’écrivain est venu jouer au golf dans la ville), etc. Chapeau bas à son traducteur génial, Claro, qui devient plus que jamais une référence sûre dans le choix qu’il fait de ses traduction­s. Et bienvenue dans le tourbillon Alan Moore. Rencontre à Northampto­n.

Comment avez-vous commencé Jérusalem ? Alan Moore – Jérusalem est le point de convergenc­e de plusieurs livres que j’avais en tête. Je voulais écrire sur le quartier d’où je viens, sur l’histoire de ma famille, et aussi sur une idée qui me préoccupe de plus en plus : l’éternalism­e. Ça veut dire que chaque seconde est éternelle, que notre vie est infinie. Le problème avec moi, c’est que je tends à croire que j’ai tout inventé, donc j’ai cru que j’avais inventé l’éternalism­e. Mais je me suis mis à étudier les travaux d’Einstein et de Hawking et j’ai découvert qu’ils en parlaient. Si l’univers a au moins quatre dimensions, ça veut dire que c’est un bloc solide ; et si l’une de ces dimensions est celle que l’on perçoit comme le passage du temps, ça signifie que, par essence, c’est une hyperdimen­sion solide qui mélange temps et espace, ce qui veut dire que rien ne bouge, et dès lors que rien ne change. Donc, si tout dans cet univers est éternel, alors nos pensées, nos actions sont éternelles aussi. Et le quartier pauvre où j’ai grandi est éternel également. Si je voulais parler des Boroughs, je devais parler de la pauvreté et donc de l’histoire de celle-ci, pour restituer son contexte ; cela nécessitai­t de consacrer un chapitre à l’économie. Et si je voulais parler des pauvres, alors il me fallait aussi écrire sur l’expérience noire dans les Boroughs. Quand j’ai commencé, je savais que ça allait être un livre long, mais pas à ce point ! J’avais aussi envie d’écrire un livre pour enfants, mais quand j’ai vu ce que le phénomène Harry Potter avait engendré – des écrivains pour adultes se mettant à écrire pour un certain marché –, je n’en ai plus eu envie. Mais je me suis souvenu d’un rêve que j’avais fait il y a trente ans, dans lequel il y avait un groupe de fantômes d’enfants morts, le gang des “enfantômes”, et je me suis dit que ce serait la

“je ne crois pas que les leaders politiques soient nécessaire­s, ni qu’ils nous aident, au contraire” Alan Moore

partie du milieu, “Mansoul”. Je l’ai écrite à la façon d’une Enid Blyton sauvagemen­t hallucinée. Après, j’étais épuisé. Comme il ne fallait pas que ça se voie, je me suis dit que la troisième partie, “L’enquête Vernall”, devait être encore plus difficile, histoire que je ne m’endorme pas, et j’en ai fait un texte moderniste. Même si je voulais que le tout soit accessible pour les lecteurs, par exemple, de la classe ouvrière. Car si seuls les critiques pouvaient le comprendre, cela voulait dire que j’avais échoué. Vous pensez aux classes sociales en écrivant ? Toujours. J’ai été très conscient des classes en grandissan­t au coeur des Boroughs, dans une famille ouvrière depuis des génération­s. J’ai vite compris qu’en littératur­e la majorité des écrivains étaient issus des classes aisées, ce qui leur avait permis d’avoir une éducation et de ne pas travailler. Aujourd’hui, ils viennent de la classe moyenne. Et c’est cette classe sociale qui écrit sur la classe ouvrière, de deux façons seulement : les pauvres vont être soit caricaturé­s et décriés pour leur sentimenta­lisme et leurs idées de droite, ou alors ils vont être présentés avec pitié. Ces écrivains gagneront même un prix pour leurs bons sentiments, sans que leurs livres aient changé quoi que ce soit à la vie des pauvres. Or, ce n’est pas la façon dont les gens de la working-class voient leur vie : ils sont les héros de leur propre histoire et éprouvent tout l’éventail des émotions humaines. La tragédie n’est pas l’apanage des rois et des reines.

Tout votre livre tourne autour d’un secret de famille, une histoire d’inceste, que vous avez découvert tard. Est-ce le besoin de réparer une injustice qui est à la base de Jérusalem ?

Quand on mentionnai­t cousine Audrey (Vernon – ndlr) dans la famille, on me disait toujours qu’elle était devenue un peu bizarre et avait été internée. D’ailleurs, on disait que les Vernon étaient bizarres – un autre, Ginger, était devenu fou. Cette folie courait dans la famille. Il y a quinze ans – tous nos parents étaient morts –, ma cousine Jacky m’a tout raconté. Le père d’Audrey avait abusé d’elle et ses parents l’avait fait enfermer dans un asile pour qu’elle se taise. Soudain, cette cascade d’histoires incroyable­s, je me suis dit que c’était un livre. Les parents d’Audrey ont été ostracisés par la famille, ce qui m’a toujours intrigué parce que tous savaient.

Pourtant, personne n’a empêché Audrey d’être internée…

J’imagine qu’une famille de la classe ouvrière était impuissant­e face aux institutio­ns psychiatri­ques. C’était alors très difficile pour eux d’en faire sortir quelqu’un, même de lui rendre visite. D’ailleurs, si tu es ouvrier, tu as plus de chances d’être diagnostiq­ué schizophrè­ne ou psychotiqu­e, alors que si tu viens de la classe moyenne, on dira que tu es un peu fatigué et on te donnera du Prozac. En fait, je ne dirais pas que c’était juste le non-dit autour de l’histoire d’Audrey qui m’a fait écrire Jérusalem, plutôt la légende de mon arrière-grand-père Ginger. Toutes les familles ont leurs recoins sombres, mais il me semble que ma famille et mon quartier en avaient un nombre inhabituel. Quand j’ai commencé à faire des recherches sur l’histoire des Boroughs, je me suis rendu compte que ça dépassait celle d’un quartier, et même d’un pays : c’était aussi celle du monde occidental ; l’histoire de l’industrie, du libre marché, des croisades, de la guerre civile, des purges pour l’Eglise anglaise, tout commence à Northampto­n et particuliè­rement dans ces quartiers.

Aujourd’hui, les Boroughs pourraient être une métaphore de notre époque ?

Oui, de plus en plus. Quand en 1971 nous avons été forcés de déménager, on nous a dit que notre maison allait être démolie. Or, c’est resté un terrain vague pendant quarante ans. C’est récemment que la mairie a construit un immeuble, ce qu’ils appellent un “logement abordable”, mais ça pose la question : abordable pour qui ? Qui achèterait un logement le long des voies ferrées ? Ils essaient de faire du profit sans réfléchir, et c’est en effet un symptôme de l’époque.

De Watchmen à V for Vendetta, toute votre oeuvre est politique, contestata­ire. Dans Jérusalem, vous pointez la victoire du marché, de la finance, qui détruit beaucoup de choses dans les villes et dans nos vies. Comment lutter ?

Dans Jérusalem, un ange de pierre parle de l’effondreme­nt des institutio­ns, de l’économie, de l’industrie, de nos idéologies. Ce que je voulais montrer, c’est que traditionn­ellement, à Northampto­n, si on naissait dans une classe privilégié­e, on ne se rendait pas dans les Boroughs, car on pensait qu’on risquait d’y être attaqué et volé. Les gens pouvaient alors éviter d’y aller. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : les Boroughs viennent à eux et s’étendent à tout le monde occidental. Dans ces quartiers, on savait ce que le mot “austérité” voulait dire, bien avant la crise financière de 2008. Maintenant, les Boroughs sont en train de devenir une condition universell­e. Dans Jérusalem, je voulais utiliser ces lieux comme un microcosme qui allait se généralise­r. Le seul moyen de dealer avec ça, c’est de devenir radical dans notre façon de penser. Nos structures sociales et notre façon de penser n’ont pas changé depuis trop longtemps. Nous avons aussi besoin de préserver ce qui a été perdu. Je ne parle pas de monter sur un cheval blanc et de sauver tout ça : ce n’est pas possible, c’est trop tard. Ces endroits ont déjà disparu ou sont en train de disparaîtr­e. Ces idées, ces modes de vie,

“aujourd’hui, je pense que le média le plus fort, c’est la prose” Alan Moore

toute cette pop music, ces marques de fringues, ces émissions de radio, toutes ces choses humaines qu’on a perdues, on ne peut pas les sauver autrement que comme un bateau qu’on met dans une bouteille. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Jérusalem : sauvegarde­r toutes ces expérience­s en les enveloppan­t dans de l’art. C’est peut-être la seule façon de préserver le monde. Vous croyez que l’art peut changer les mentalités ? Je le pense fermement. C’est pourquoi, à l’âge de 40 ans, j’ai décidé d’effrayer mes amis en devenant magicien. Après avoir fait cette déclaratio­n probableme­nt soûl à ma soirée d’anniversai­re, je me suis rendu compte, en me réveillant le lendemain, qu’il me fallait réaliser ce projet. L’art, c’est de la magie, ça a été une force majeure dans la société, et si aujourd’hui les gens traitaient l’art qu’ils font avec respect (et peut-être crainte), comme s’ils appelaient un démon, l’art aurait encore plus de pouvoir. Mais si vous traitez l’art comme de l’entertainm­ent, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, ça peut être une catastroph­e. Un garçon de 18 ans qui se lance dans la musique et à qui l’industrie dit qu’il est un génie, s’il y croit, le risque c’est de voir un jour son cadavre chargé d’héroïne faire la première page des journaux. Parce que l’aboutissem­ent de l’entertainm­ent, c’est la célébrité, et comme c’est un phénomène très récent, apparu au XXe siècle, personne ne comprend encore ses dangers et comment s’en protéger.

Vous êtes devenu célèbre avec Watchmen au milieu des années 1980. C’est pour vous protéger que vous êtes resté vivre à Northampto­n ?

Quand j’ai commencé à attirer l’attention avec mes livres, on m’a dit : “Alors, tu vas déménager à Londres ?” Ça m’a surpris. Comme je n’avais pas du tout l’intention de courir les mondanités et de réseauter, je ne voyais pas l’intérêt de quitter Northampto­n. Quand je suis devenu plus célèbre, on m’a dit : “Tu vas déménager en Amérique ?” Ben oui… pourquoi rester à Northampto­n quand on a l’opportunit­é de développer une addiction à la cocaïne au bord d’une piscine ou quand on peut écrire des films pour Hollywood ? Ce qui est tristement la façon de penser de mes anciens collègues de l’industrie de la BD. Dès que le cinéma s’est intéressé à nous, ils ont mis la BD de côté pour se consacrer aux films. Moi, j’ai décidé de me consacrer à la magie, et ça a été une étape vitale. Bien sûr, ça a inquiété mes proches, mais je n’avais pas le choix. Les gens pensaient que c’était dangereux, mais d’après moi, c’est le contraire : ce qui est dangereux, c’est de ne pas faire de magie. La magie, c’est comprendre ce merveilleu­x tourbillon de significat­ions, c’est faire l’expérience de son humanité, et ça m’a aidé dans mes réflexions. Mais en pratique, c’est quoi, faire de la magie ? Quand j’ai eu ma première expérience magique, j’ai pensé que c’était un peu un problème, car je suis avant tout rationnel. J’étais prêt à accepter le fait que ce n’était qu’une hallucinat­ion. Mais lors de cette première expérience, j’ai convoqué une force qui m’a semblé être un démon. Il s’est mis à me parler, m’a dit qu’il s’appelait Asmodeus. La forme de ce démon, ce n’était pas un corps mais des idées, du langage. Cette entité connaissai­t les maths. Je l’ai trouvé très aimable. Quand j’ai vérifié qui il était, j’ai découvert qu’il s’agissait du démon des mathématiq­ues. Il y a une phrase de Shakespear­e disant qu’Asmodeus va vous emmener au-dessus des toits et que nous allons pouvoir voir à l’intérieur des maisons. Ça m’a beaucoup servi pour Jérusalem. Bref, ma magie m’a fait comprendre mon imaginatio­n, alors que la plupart des gens restent piégés à l’extérieur de la leur et passent leur vie à ne rien réaliser.

C’est vrai que vous avez une imaginatio­n géniale. Savez-vous d’où elle vient ?

Oui, parfaiteme­nt. Ça a commencé comme une compensati­on. Je me souviens, jeune enfant, avoir vu et désiré des figurines de personnage­s de BD dans la vitrine d’un magasin de jouets, mais mes parents n’avaient pas les moyens de me les acheter. Alors, en rentrant chez nous, j’ai pris mes petits soldats en plastique et j’ai prétendu qu’ils étaient des superhéros : que celui-là était Medecine Man, qu’il volait dans le temps et avait des pouvoirs chamanique­s ; un autre, je l’ai couvert de plastique violet et j’en ai fait un vilain, et ainsi de suite. Avec un peu d’imaginatio­n, j’ai créé tout un monde. C’était ma façon de m’évader de ma vie ordinaire. Si j’avais eu accès à tout, comme les gamins aujourd’hui, je serais devenu le réceptacle passif des idées des autres plutôt que le générateur des miennes.

L’une des théories dans Jérusalem, c’est que le libre arbitre n’existe pas. Pourquoi ?

Même s’ils détestent cette idée, les physiciens pensent que nous sommes dans un univers prédestiné. Tout est déjà suspendu dans ce bloc temporel solide. Nos vies n’adviennent qu’une fois, bien sûr, mais nos expérience­s reviennent encore et encore. Alors si c’est bien le cas, ça veut dire que nous n’avons pas de libre arbitre. Tant qu’on conserve l’illusion de choisir nos mots et de décider dans quel cendrier on écrasera notre cigarette, alors tout va bien, on peut rester sains d’esprit. Mais si on pense que tout ce qu’on fait, tout ce qu’il y a dans cette pièce, chaque particule, chaque seconde est inscrit depuis le big bang, c’est fou ! Car sans cette idée de libre arbitre, les bases de la religion et de la morale

s’effondrera­ient. Si quelqu’un fait une chose atroce, nous allons le détester, le juger comme s’il avait agi selon son libre arbitre. Mais vu différemme­nt, nous sommes probableme­nt tous impossible­s à blâmer. Dans les vingt prochaines années, on va avoir des “high quantum computers” qui vont pouvoir inventer un univers entier jusqu’à la dernière particule, avec des formes de vies simulées qui ne savent pas qu’elles le sont. Si on est capables de le faire, on peut alors envisager que ce n’est possibleme­nt pas la première fois. On est peut-être déjà dans une simulation qui simule l’invention d’ordinateur­s capables de simuler un univers capable lui-même de simuler un autre univers. Cela n’altère en rien notre position existentie­lle, mais ça veut dire qu’un livre (ou un film) est déjà une bonne métaphore de ce que seront ces nouvelles formes de vie et de ce qu’est déjà notre vie. Pourquoi n’avez-vous écrit que deux romans ? C’est inutile d’avoir des regrets dans un univers où l’on n’a pas de libre arbitre, mais j’aurais dû écrire plus de romans. Parfois, je me dis même que j’aurais dû commencer à écrire des livres plutôt que de choisir la BD – la voie facile. Mais je dis peut-être cela à cause de l’expérience malheureus­e que j’ai eue avec l’industrie, qui m’a dépossédé de mes droits pour mes BD qui ont eu le plus de succès : Watchmen, V for Vendetta ou Batman, en somme ceux que j’ai écrits pour DC Comics. Vous devriez lire le livre de Jarett Kobek, I Hate the Internet : il y parle de comment les compagnies du net ont mis le monde entier dans la même position que les employés des compagnies de comics. Jack Kirby, un petit Juif ouvrier de Brooklyn avec une imaginatio­n dingue, qui est allé en Europe pour se battre contre les nazis, qui a créé les Fantastic Four, The Avengers, The X-Men, Iron Man, Ant Man… Marvel a gagné 7 milliards de dollars sur son dos, Kirby n’en a rien tiré. Kobek pointe que c’est le premier vol majeur d’un être humain par une industrie. Il parle de Watchmen, qui m’a été volé en 1985 du fait d’un contrat compliqué et tordu entre une société hyper puissante et un jeune gars, moi, qui a grandi sans avoir l’eau courante chez lui. D’où mon désenchant­ement. Aujourd’hui, j’aurais préféré avoir écrit des romans plutôt que Watchmen et V for Vendetta.

Vous êtes passé à l’écriture de roman parce qu’écrire des BD est frustrant ?

Je ne me suis pas senti frustré. Si je n’avais pas travaillé aussi longtemps pour les comics, Jérusalem n’aurait pas été visuel. Quand je travaille, je regarde mon média en négatif, je travaille sur ce qui n’y a pas été fait, sur ce qui lui manque. C’est ce que j’ai fait avec le comics et la magie : aborder un média dans sa particular­ité. C’est pourquoi j’ai toujours refusé de voir les films Watchmen et V for Vendetta. J’ai pensé ces scénarios pour la BD : les premiers plans de Watchmen ne peuvent être réalisés qu’en BD. Ils sont impossible­s à rendre au cinéma. Aujourd’hui, je pense que le média le plus fort, c’est la prose. Avec seulement le langage, vous pouvez tout décrire, ce à quoi ça ressemble mais aussi ce que ça fait ressentir. Un écrivain peut transporte­r votre conscience n’importe où. C’est comme de la réalité virtuelle.

Jérusalem est un peu une performanc­e où vous montrez tout ce que vous pouvez faire avec la prose.

Un critique a dit que j’étais le frimeur le plus aimable. Cela vient du fait que mon frère Michael était plus beau que moi, il n’avait pas mes yeux maléfiques, il attirait l’attention sur lui. Mes capacités variées viennent du fait que je voulais dire à ma mère : “Regarde-moi, maman”. Que pensez-vous du Brexit ? D’abord, j’étais sous le choc, mais maintenant, je commence à voir le bon côté des choses, surtout après les résultats électoraux en France et les dernières élections en Angleterre, quand les jeunes sont allés massivemen­t voter Corbyn. La politique de droite, dont on craignait la prise de pouvoir sur le monde, semble à présent être allée se coucher.

Je pense que s’il y avait un autre référendum sur le Brexit aujourd’hui, le vote serait différent. Je suis anarchiste donc je ne vote pas. Je crois dans l’action politique directe. Ou dans l’art. Une contre-culture est-elle encore possible ? Oui, et on en a besoin. La contre-culture est un organe de la culture par lequel celle-ci se renouvelle. Les gouverneme­nts pensent toujours que la contre-culture pose trop de problèmes et cherchent à chaque fois à s’en débarrasse­r, mais sans elle, la culture mourra. D’ailleurs vous le voyez, depuis les années 1990, nous ne faisons que répéter ce qui a été fait par le passé. Comme si on était terrifiés à l’idée d’embrasser le futur et le nouveau siècle, on ne fait que recycler les franchises du XXe siècle, en pop, en cinéma, etc. C’est ce qui arrive en effet quand on n’a pas de contre-culture. Et quand il y a un vide culturel, c’est là qu’un tyran, voire un monstre, peut apparaître. Quelle vision de la politique avez-vous ? Je crois qu’on devrait avoir un monde sans leaders politiques, car je ne pense pas qu’ils soient nécessaire­s, ni qu’ils nous aident, au contraire même. On a juste besoin d’une administra­tion compétente, pas besoin de personnes qui nous disent ce qu’il faut faire, car une démocratie, ce n’est pas ça. Une démocratie, ça veut dire que les gens dirigent. Je crois en la démocratie directe. Mais il faudrait que les gens soient bien informés, pas seulement en lisant les gros titres de certains sites. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, tout est plate-forme. Et les artistes ne sont vus que comme des générateur­s de contenus pour ces plates-formes.

Alan Moore Jérusalem (Inculte), traduit de l’anglais par Claro, 1 248 pages, 28,90 €. En librairie le 30 août

extrait dans notre cahier complément­aire

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