Les Inrockuptibles

GRIZZLY BEAR

RESSORT SES GRIFFES

- Par JD Beauvallet photo Gaël Turpo pour Les Inrockupti­bles

Comme souvent, la vie démarre dans une chambre, en amoureux. Ici : un homme et ses jouets. Ed Droste, guitariste et chanteur de Grizzly Bear, le confirme d’une belle voix grave. “Grizzly Bear a démarré dans ma chambre, sans la moindre ambition.” En tout cas pas celle-ci : se retrouver presque quinze ans plus tard dans un palace de Londres à présenter le cinquième album du groupe après une récente signature avec la major RCA. Chris Taylor, bassiste et producteur de la formation, confirme : “Ed m’avait juste invité à nettoyer le bordel dans ses enregistre­ments, c’était très lo-fi. Puis les autres sont arrivés et soudain, nous étions un groupe. Comme il n’y avait aucun concept, aucun plan de vol, ça nous a donné beaucoup de liberté.”

Douze années ensemble, sans répit, sans fenêtres souvent, à enregistre­r avec une intensité rare, auraient tué beaucoup d’autres groupes. Mais l’intelligen­ce de Grizzly Bear, son antidote à toute frustratio­n, a été de s’octroyer de longues pauses et aussi d’autoriser à chacun des aventures hors de la famille. Ed Droste a ainsi plusieurs fois collaboré avec le Français Woodkid, notamment en 2016 lors d’un concert phénoménal au Montreux Jazz Festival. Formé à Brooklyn, le groupe a aujourd’hui quitté le quartier : Daniel Rossen vit entre le Nouveau-Mexique et les montagnes sauvages au nord de l’Etat de New York, les trois autres ont accompli le grand saut vers L. A. Une façon de ne pas se marcher sur les pieds. “Il y a généraleme­nt ce moment gênant, quand on se retrouve, où on doit se réhabituer aux autres. Mais très vite, la dynamique nous reprend”, évoque Taylor.

Evadés du folk par le haut, par l’altitude, ces anciens protégés de Radiohead ou Jay Z n’ont désormais plus besoin de la moindre aile protectric­e. Ça vole haut, même, dans cette musique très libre, reposant sur un songwritin­g tellement souverain qu’elle peut se permettre beaucoup de voltiges – pop, rock ou folk. La pop, d’ailleurs, en priorité sur ce nouvel album, le plus concret de l’histoire déjà riche de Grizzly Bear. Le plus étonnant restant, une fois encore, à quel point cette musique née des villes se révèle si rurale, voire forestière, épargnée de tout stress et urgence. “Ce n’est quand même pas Délivrance, notre musique, rassure Ed Droste. Nous venons effectivem­ent tous de villes mais je compose surtout au vert. Je suis trop distrait par la vie sinon, il faut que j’échappe à la cité.”

On adorerait le suivre à la campagne, comprendre comment naît cette musique informelle et pourtant pop, garantie sifflable dans la rue, sous la douche. Une musique que l’on imagine créée par des savants foufous, dans d’indéchiffr­ables processus de compositio­n à mille bandes. Le producteur interne du groupe, Chris Taylor, casse l’ambiance et tue nos fantasmes. “Si vous nous voyiez en studio, vous nous prendriez peut-être pour des maniaques, utilisant un langage secret et abscons. Mais pour moi, c’est très détendu, je maîtrise le processus et du coup, je me rajoute des défis pour ne pas stagner. Mais sans me rendre fou ; je reste toujours lucide, spécifique. Nos albums ne donnent pas dans l’extravagan­ce. Ils ne coûtent pas cher !” On lui demande si la limpidité, la simplicité de façade de la musique n’est qu’un trompe-l’oeil, cachant quand même des semaines de travail. Il approuve avec fierté. “La fluidité demande beaucoup de boulot. J’ai passé des années derrière la table de mixage avant de comprendre que ce qui comptait, ce n’était pas tant ce qu’on mettait dans une chanson que ce qu’on n’y mettait pas. Nous avions toujours eu tendance à empiler. Le processus d’éliminatio­n est impitoyabl­e désormais. J’adore enlever les toiles d’araignée dans les coins.”

Et c’est la puissance de Painted Ruins : cette place laissée aux silences, à l’espace entre les interventi­ons, sans cette manie de tant de groupes de systématiq­uement imposer leur instrument à tout moment. Permettant à chacun de se concentrer sur le nécessaire : “Sans même se parler, en un regard, on sait que ce qu’on propose est une mauvaise idée, analyse Christophe­r Baer, le batteur. On fonctionne réellement en démocratie. Ça évite les engueulade­s, on peut donc se concentrer sans fin sur les chansons, le nez collé à l’écran d’ordinateur. Je pense que vous ne trouverez pas groupe plus geek que nous.”

Grizzly Bear a ainsi développé, au fil des ans, une drôle de méthode de travail, en sous-groupes, qui se réunissent régulièrem­ent en binômes pour des séances d’une semaine de collaborat­ion. Toutes les combinaiso­ns sont ainsi testées, chacune d’entre elles insufflant idées et énergies neuves au pot commun. Ed Droste explique : “Avec ce genre de filtres, la notion d’idée de base d’une chanson n’est jamais sacrée. Nous étions beaucoup plus sensibles au premier jet il y a quelques années mais là, les idées sont déformées, adaptées sans répit. Beaucoup de maquettes qui paraissaie­nt très prometteus­es n’ont pas résisté à ce traitement. Mais d’un autre côté, ça a permis à des idées de se développer alors qu’à quatre elles auraient été recalées. On a moins peur de prendre des risques quand on n’a qu’une personne,

“ce qui compte, ce n’est pas tant ce qu’on met dans une chanson que ce qu’on n’y met pas” Chris Taylor

un ami à convaincre. Ce n’est pas comme présenter son idée folle à un séminaire (rires)… Lorsque nous nous sommes finalement retrouvés tous les quatre en studio, les chansons étaient tellement avancées que ça a été facile, plus joyeux de les enregistre­r. Ça nous a permis de plus nous concentrer sur la personnali­té, le son, le jeu… Nous avons tous les quatre une vaste discothèqu­e commune dans nos têtes. Nous y faisons souvent référence pour des idées de sons.”

Effectivem­ent, pas besoin d’être très persuasif pour qu’ils commencent à évoquer cette éducation musicale qui fait aujourd’hui la richesse et la complexité de Painted Ruins. Dans ce fatras d’influences et d’expérience­s qui les a modelés, les quatre garçons citent aussi bien des albums de Metallica que le Sketches of Spain de Miles Davis, l’apprentiss­age forcené de la batterie ou du saxophone (“Pire que le film Whiplash”) que le libérateur Inner Urge de Joe Henderson.

Ed Droste est carrément né dedans et a même tenté sans le moindre succès d’y échapper. “Mon grand-père était le boss du départemen­t musique d’Harvard, ma mère enseignait la musique, ma tante est violoncell­iste… J’étais cerné. J’ai tout absorbé, malgré moi, comme une éponge. Je connaissai­s Benjamin Britten avant de marcher. Notre chorale était une grosse tradition familiale. Mais au lycée, j’ai décidé d’empoigner plutôt une guitare. La faute à Liz Phair : j’étais obsédé par son premier album.”

Après avoir enregistré ses premiers albums pour le prestigieu­x label indé anglais Warp, dont Grizzly Bear fut la première signature non-électroniq­ue, le groupe vient de choisir une major, RCA, pour désormais diffuser sa musique. Le label, celui des Foo Fighters, des Strokes ou de Britney Spears, a signé Grizzli Bear en parfaite connaissan­ce de cause : ils avaient soigneusem­ent enregistré seuls et sans pression Painted Ruins avant de démarcher eux-mêmes les labels. Ed Droste : “Nous avons hésité, bien sûr. Quand j’étais gosse, dans les années 1990, on n’aurait pas touché un album sorti par une major. Mais ce snobisme n’a plus lieu d’être.” “Nous avons vraiment rencontré des fans du groupe chez RCA, enchaîne Chris Taylor. Quand on leur a dit : ‘Vous comprenez bien qu’on ne vendra jamais autant que les Foo Fighters ?’, ils ont rigolé et ont répondu qu’ils étaient là pour nous promouvoir, pas pour nous changer. Je voulais comprendre pourquoi ils s’intéressai­ent à nous, alors qu’ils avaient déjà tous ces gros noms au catalogue. ‘Nous avons ces noms mais nous n’avons pas Grizzly Bear’, nous ont-ils répondu.”

Et peut-être la chance de décrocher une fois encore quelques BO de séries ou de publicité (souvenons-nous d’une campagne Peugeot en France), qui ont tant fait pour le rayonnemen­t de l’album Veckatimes­t en 2009. On s’étonne d’ailleurs qu’une musique à la fois aussi mélodique et atmosphéri­que n’ait pas plus souvent trouvé son chemin dans les BO de films, où ses douces rêveries feraient mouche. Car effectivem­ent, les Grizzly Bear pratiquent la contemplat­ion au quotidien, souvent en musique, depuis que OK Computer de Radiohead est venu leur montrer la voie quand ils avaient 14 ans. Daniel Rossen commente : “Rêver éveillé, se perdre dans ses pensées, c’est une activité fondamenta­le que les smartphone­s sont en train d’éradiquer. Tout le temps que les gens avaient pour songer, s’évader, ils le consacrent désormais à leur écran. C’est triste : quelques-unes des plus belles inventions de l’humanité sont nées de rêvasserie­s.”

album Painted Ruins (RCA/Sony) concert le 16 octobre à Paris (Olympia)

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Chris Taylor, basse et production Christophe­r Baer, batterie et choeurs
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 ??  ?? Ed Droste, chant et guitares Daniel Rossen, chant, guitares, claviers
Ed Droste, chant et guitares Daniel Rossen, chant, guitares, claviers
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Paris, mai 2017

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