Les Inrockuptibles

David Lopez, Baird Harper…

Porté par une prose fracassant­e, le premier roman de David Lopez croque le désarroi toxique d’une jeunesse française invisible et lui assure une entrée en littératur­e. Du lourd.

- Fief (Seuil), 256 pages, 17,50 € extrait dans notre cahier complément­aire

Ouvrir Fief, le premier roman de David Lopez, c’est prendre un aller simple pour cette zone mal définie qu’on voit filer derrière les glissières de sécurité autoroutiè­res, après le premier péage et bien au-delà de la dernière gare RER. Un espace où il y a trop de bitume pour que ce soit la campagne et trop de vert pour que ce soit la banlieue. Un entre-deux bâtard où les villages et les bourgs sont séparés par les champs et l’ennui. A l’horizon : des Abribus et des stades découverts ; des ensembles HLM qui côtoient des lotissemen­ts pavillonna­ires ; une cité scolaire, des commerces en difficulté, une église, une gare TER. Bienvenue dans la France périphériq­ue.

Pour Jonas & Co., les lascars gouailleur­s de Lopez, c’est le “fief”. La destinatio­n finale du désarroi. Royaume à huis clos des ambitions enfumées et des désillusio­ns génération­nelles. Pour l’auteur trentenair­e qui sort du master de création littéraire de Paris-VIII – où sévissent, entre autres, Olivia Rosenthal et Vincent Message –, ce territoire rurbain, c’est surtout le laboratoir­e d’expériment­ation d’une fiction désenchant­ée, l’incubateur toxique d’une langue à l’insoumissi­on salvatrice.

Au rang des cobayes dans le bocal : “les gangsters de la table basse”. Entre eux, ils s’appellent Ixe, Untel, Poto, Lahuiss, Sucré ou Romain. Rejetons hâbleurs de la classe moyenne qui trime, ils ne sont “pas des p’tits bourges des lotissemen­ts, pas des cailleras de cité”. Après l’entre-deux géographiq­ue, l’entre-deux identitair­e. Plutôt des bons galériens, des athlètes de la glande organisée. Minots élevés au grand air, copains de bac à sable, ils ont vite découvert le “pilon” et c’en était terminé des escapades forestière­s : “On s’est enfermés. On a opté pour d’autres jeux. Des jeux auxquels on peut jouer assis. On ne se lance plus de glands. On ne se lance plus de boules de neige. On ne se balance plus de ballons de basket dans la gueule. On ne se lance plus que des insultes.” Le récit suit les micro-épiphanies et les longues plages de rien de ce régime bédo-porno-dodo. Il plonge en mode quasi documentai­re dans le quotidien de ses antihéros aux joutes drolatique­s, à la camaraderi­e attachante.

C’est Jonas qui nous guide au coeur de ce cirque viril de la lose. Fils d’un ancien footeux aux rêves de gloire avortés, le jeune lascar en panne sur l’autoroute de la réussite est presque le moins mal loti de sa bande de “bracass”. Il a pour lui la science du jab et un sacré crochet. Boxeur amateur, il pourrait briller sur le ring, s’échapper du “fief”. A condition d’arrêter le shit. Mais la rigueur n’est pas au programme, c’est dans un autre domaine qu’il est en passe de devenir pro : “L’ennui, c’est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s’amuse à se faire chier. On désamorce. Ça nous arrive d’être frustrés, mais l’essentiel pour nous c’est de rester à notre place. Parce que de là où on est on ne risque pas de tomber.” Dans le village, “réussir, c’est trahir”.

De portraits truculents en tranches de vie collective, c’est la jeunesse française invisible que nous donne à voir David Lopez.

Celle qui subit, sans haine ni révolte. Pas assez misérable pour être plainte, ni assez privilégié­e pour être enviée. Simplement coincée entre deux mondes, deux âges, deux territoire­s. Mais pour l’auteur, il n’est pas question de verser dans le misérabili­sme ou l’analyse sociocultu­relle. Fief est la chronique brute d’une tragi-comédie ordinaire, tissée d‘élans de tendresse et d’éclats de violence, de colères tues et d’espoirs étouffés. A quelques spliffs près, ces loustics désoeuvrés ressembler­aient presque à n’importe quel jeune Occidental de base, victime du chômage de classe et du manque d’horizon. La révolte, elle, est à chercher du côté

la chronique brute d’une tragi-comédie ordinaire, tissée d’élans de tendresse et d’éclats de violence, de colères tues et d’espoirs étouffés

du langage. A la littératur­e ici d’investir le vide de l’existence. Car dès les premières pages, David Lopez déploie cette langue tonitruant­e et fière, gorgée d’injures rugueuses et d’argot de caillera, de verlan qui chante et de sentences qui claquent. Elle est l’espace d’abandon dans lequel s’expriment les passions et les doutes, la tristesse et l’abattement. “J’ai le coeur froid comme un corps sans âme/Arrête de chercher bâtard t’auras pas de pomme sans arbre/C’est soit t’es fort soit t’es faible/ Comme un keuf sans arme/On a perdu tout sentiment mais y a pas de mort sans larmes”, rappe Poto, tandis que les autres jactent, s’invectiven­t, gueulent ou vannent.

Cette langue, Lopez la fait glisser de bouche en bouche, elle s’échange comme un joint qui tourne. A l’apathie chronique des gars, elle oppose une vitalité explosive ; à leur isolement, elle répond par une liberté infinie. Véhicule d’une poésie syncopée et ténébreuse, elle promet à son jeune auteur une entrée en littératur­e fracassant­e. Bienvenue “morray” ! Léonard Billot photo Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France