Les Inrockuptibles

Une femme douce de Sergei Loznitsa

Inspirée d’une nouvelle de Dostoïevsk­i, une charge lourde et trop appuyée qui brille pourtant par quelques éclats.

-

Documentar­iste salué par la critique internatio­nale, Sergei Loznitsa a du mal à se hisser à la hauteur de cette réputation dans ses fictions. Une femme douce ne changera pas cette donne, même si le talent du cinéaste y brille par éclats trop brefs. Lointainem­ent inspiré de la nouvelle de Dostoïevsk­i (déjà brillammen­t adaptée au cinéma par Bresson), le film raconte le trajet physique et métaphoriq­ue d’une femme qui souhaite amener un colis à son mari emprisonné. Ce projet simplissim­e se heurtera à une série d’obstacles transforma­nt sa trajectoir­e rectiligne en parcours du combattant kafkaïen et en zigzags sans fin.

Les obstacles en question forment un panorama exhaustif et hypercriti­que de la Russie dysfonctio­nnelle : complexité administra­tive aberrante, corruption globale des institutio­ns, brutalité et sexisme de la police, dérélictio­n économique ouvrant la porte à toutes sortes de trafics et de mafias, fatalisme désespéré des habitants qui se noient dans l’alcool, fascisme rampant…

L’héroïne de Loznitsa traverse ce cloaque sociétal et humain avec une droiture sans faille, un calme imperturba­ble et une impassibil­ité à toute épreuve qui font d’elle un symbole, une figure de résistance passive un peu abstraite, une possible projection du réalisateu­r (ou de sa caméra) plutôt qu’un personnage de chair et de sang. On ne doute pas que le regard réprobateu­r de l’auteur sur son pays soit justifié, mais la charge est quand même bien lourde et appuyée.

Chaque séquence est longue, insistante, infligeant à la “femme douce” (et au spectateur) les pires violences psychologi­ques, voire physiques. Politiquem­ent, on est d’accord avec Loznitsa : la Russie ne va pas bien et n’est certes pas un modèle de raison démocratiq­ue. Mais on saisit l’essence de son propos dès les vingt premières minutes, alors que le film dure deux heures et demie, semblant nous asséner tout le catalogue des idées, reçues ou réelles, sur la Russie comme contrée chaotique, alcoolisée, brutale, absurde et perméable aux pires penchants humains, comme si au-delà des régimes autoritair­es successifs (tsars, communisme, poutinisme…) il existait un invariant local désespéran­t.

Ce n’est pas un hasard si l’une des scènes que l’on aime

est celle montrant une associatio­n de défense des droits de l’homme oeuvrant dans des conditions extrêmemen­t précaires. Incarnant un des aspects sombres de la réalité politique russe malmenant tout ce qui a trait aux droits fondamenta­ux, cette séquence est l’une des rares où souffle enfin un brin d’humanité, de dialectiqu­e et d’humour désespéré.

C’est dans ce genre de moment, où un rai de lumière et de fragilité perturbe la pesante leçon de ténèbres, que Loznitsa nous touche, et certaineme­nt pas quand il tente la veine allégoriqu­e, comme dans la longue séquence terminale. Par son aspect théâtral, empesé, dénué de grâce, entre du Lynch figé dans le marbre et du Fellini pompier, cette conclusion ratée nous laisse sur un sentiment final plus que mitigé. Une énigme, quand on sait l’intelligen­ce et la finesse dont Loznitsa est capable dans ses docus. Serge Kaganski

Une femme douce de Sergei Loznitsa, avec Vasilina Makovtseva, Marina Kleshcheva (Fr., All., Lit., P.-B., 2017, 2 h 23)

un panorama exhaustif et hypercriti­que de la Russie dysfonctio­nnelle

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France