Les Inrockuptibles

l’horreur discrète de la bourgeoisi­e

Dans un récit glaçant, Ariane Monnier met en scène des notables provinciau­x qui piègent leurs enfants dans leur demeure, un ancien presbytère. Gothique à mort.

- Le Presbytère (JC Lattès), 272 pages, 17 € extrait dans notre cahier complément­aire

Cela pourrait être une belle histoire. A la fin des années 1960, un médecin fraîchemen­t diplômé s’installe avec sa jeune épouse quelque part en province. Dans le village où ils atterrisse­nt, ils choisissen­t d’acquérir un ancien presbytère, vaste demeure aux multiples pièces, enfouie dans un grand jardin. Mais derrière l’image d’Epinal, quelque chose se fissure dès les premières pages. Ariane Monnier, docteure en anthropolo­gie, introduit subtilemen­t un malaise par de menus faits inquiétant­s, rapportés comme par inadvertan­ce au cours de la narration.

Les années passent, Balthazar et Sonia ont quatre enfants. Balthazar joue du clavecin à ses heures perdues et organise de petits concerts chez lui, invitant des gens de qualité qui résident dans les environs. Sonia, elle, met sur pied des représenta­tions théâtrales. C’est bien cette idée de “représenta­tion” qui est au coeur du livre et fait dérailler peu à peu le bel édifice. Car les apparences deviennent plus importante­s que la réalité.

Le récit avance, tenu par une romancière qui prend son temps et sait exactement où elle veut mener son lecteur, menotté dans l’angoisse. Comme un auteur de polar, Monnier ménage du suspense, on ignore d’abord comment le drame va surgir mais on sait qu’il va être terrible. Elle a choisi de raconter les faits selon une narration extérieure, neutre, sans analyse psychologi­que, sans dialogues, où les paroles des uns et des autres sont rapportées en style indirect libre, renforçant la sensation d’un inexorable enchaîneme­nt de faits que personne ne peut stopper. Pour leurs enfants, Balthazar et Sonia désirent le meilleur et sont très exigeants à propos de leur éducation. Au point de décider de ne pas les envoyer à l’école et de les instruire euxmêmes. Le piège s’est refermé : ces enfants ne sortent pas ou peu du presbytère, et jamais seuls. Ils n’ont pour compagnons de jeux que des adultes et un adolescent en difficulté auquel leurs parents ouvrent leur porte par charité, ou pour mieux se convaincre, par comparaiso­n, qu’eux-mêmes appartienn­ent à un monde supérieur.

Dans une ambiance gothique, le huis clos devient étouffant.

Les enfants sont livrés aux adultes qui les entourent, et leurs parents sont incapables de voir à quoi ils les exposent. Tout ce qui pouvait, au début du livre, apparaître comme positif va se révéler diabolique, à commencer par ce père médecin, mélomane et érudit, tyrannique dans sa volonté de construire l’univers parfait qu’il a en tête, quitte à broyer les siens.

Le milieu social et l’époque dans lesquels Ariane Monnier fait évoluer ses personnage­s ne sont pas anodins. Le livre peut être lu comme une critique radicale d’une certaine bourgeoisi­e de province fermée sur ses secrets, une analyse sociologiq­ue d’un sujet toujours actuel, la maltraitan­ce et les abus commis sur des enfants. De la même façon, le personnage de Sonia peut être considéré comme représenta­tif d’une certaine génération de femmes. Mariée dès la fin du lycée, Sonia sera incapable d’acquérir la moindre autonomie. Sylvie Tanette

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France