Les Inrockuptibles

On a marché sur la Lune

Nouvelle création du studio américain Fullbright après le phénoménal Gone Home, Tacoma, malgré son récit élaboré, permet au joueur de prendre son temps au cours d’une déambulati­on contemplat­ive peuplée de fantômes.

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Jamais station spatiale déserte n’avait paru si peuplée. Dans le registre de la science-fiction (à lire, à voir, à jouer), le point de départ de Tacoma, nouveau jeu du studio américain Fullbright, pourrait paraître banal : on débarque dans un lieu d’où toute vie semble s’être évaporée – en l’occurence la “station de transfert lunaire” Tacoma – et on tente de découvrir ce qui a bien pu se passer. Mais la forme que prend cette enquête la rend immédiatem­ent singulière. D’ailleurs, ne pas s’attendre à trouver ici la trace de créatures voraces comme celles d’Alien ou de Dead Space. Les monstres, dans ce jeu esthète et sentimenta­l, tranquille­ment politique et gay friendly, seraient plutôt les dirigeants des mégacorpor­ations qui exercent leur emprise sur l’humanité en cette année 2088. Mais chut ! Mieux vaut ne pas trop en dire sur ce que l’on apprendra au cours des trois ou quatre heures émues que dure la visite de Tacoma.

Au même titre que Gone Home, phénomène indé de l’année 2013 et premier jeu de Fullbright, Tacoma appartient à un quasi-genre vidéoludiq­ue que ses détracteur­s ont baptisé “walking simulator” (ou simulation de promenade), un intitulé que rien n’interdit de s’approprier joyeusemen­t. Ce sont des jeux où l’on marche en prenant son temps, les yeux et les oreilles grands ouverts, alternativ­ement rêveur et circonspec­t, mais toujours attentif aux détails qui importent plus que tout. Davantage que par sa population en nette hausse, là où Gone Home nous parlait essentiell­ement d’une famille et de deux jeunes filles amoureuses, c’est (science-fiction oblige) par la technologi­e que se distingue Tacoma.

La belle idée de Steve Gaynor et de ses complices de Fullbright, qui ont reçu pour l’occasion le renfort de Nina Freeman, auteure de Cibele et figure majeure de la nouvelle scène vidéoludiq­ue indé, c’est de faire apparaître les anciens occupants de la station en réalité augmentée, sous la forme de silhouette­s imprécises mais colorées. On déambule autour d’eux en rembobinan­t à volonté le film des événements passés pour en percer tous les mystères. On traque ces fragiles fantômes numériques d’une pièce à l’autre, lancé dans une filature d’autant plus troublante que notre temporalit­é n’est pas la leur – ce que l’on voit a déjà eu lieu, on n’y peut rien. La trame est riche et complexe, mais ce sont

les fragments de vie les plus simples, les plus ordinaires même, qui marquent le plus quand on les fait tourner en boucle dans leur décor d’origine, tels des ballets d’ombres numériques qui les hanteraien­t à jamais. Ce n’est presque rien, une silhouette sur un lit, peut-être un début d’étreinte. Des gens ont vécu ça ici.

L’un des principaux personnage­s de Tacoma a pour nom Roberta Williams. L’hommage est direct : jadis, la véritable Roberta Williams ( Mystery House, 1980 ; King’s Quest, 1984) fut, plus que tout autre game designer, la pionnière du jeu d’aventures graphique érigé en mode de récit interactif. Tacoma revendique implicitem­ent son appartenan­ce à cette lignée ludique qui fait germer les histoires sur un terreau d’étranges énigmes. Le but officiel est de reconstitu­er un puzzle, mais le véritable plaisir naît au moins autant de la contemplat­ion de ses pièces. Dans la nuit intersidér­ale, celles de Tacoma scintillen­t divinement. Erwan Higuinen

Tacoma (Fullbright) sur PC, Mac, Linux et Xbox One, environ 20 €

ce n’est presque rien, une silhouette sur un lit, peut-être un début d’étreinte. Des gens ont vécu ça ici

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