Les Inrockuptibles

Edwidge Danticat

Grande figure de la diaspora haïtienne, EDWIDGE DANTICAT puise dans ses racines la matière de ses romans, où rôde la mort. Rencontre pour évoquer sa vie en Floride, son choix d’écrire en anglais, ses chers défunts et sa fierté d’être une nerd.

- TEXTE Maxime Robin PHOTO Adrienne Grunwald pour Les Inrockupti­bles

L’écrivaine évoque sa vie en Floride, Little Haïti, ses chers défunts…

SES LIVRES ONT UN POUVOIR MAGIQUE.

Celui de dévier le chemin des New-Yorkais dans le métro, le peuple le plus pressé au monde. En heure de pointe, une jeune passagère s’approche du lecteur absorbé : “Great book !”, dit-elle dans un clin d’oeil, avant de disparaîtr­e.

Impossible de surestimer l’influence d’Edwidge Danticat aux Etats-Unis, une des grandes voix de la diaspora haïtienne. Dès son premier roman écrit à 25 ans, elle devenait une star grâce au plus solide des marchepied­s : une sélection dans le Book Club d’Oprah Winfrey. C’était en 1995. Son baby face entouré de tresses contrastai­t avec ses récits où la mort rôde à chaque page. Les filles haïtiennes y vivent des amours impossible­s. Les tontons macoutes, sbires du régime en Ray-Ban et chemises noires, pillent et violent à l’ombre des bougainvil­liers, et le sang se mélange à la mer.

Ce matin-là, chez son agent littéraire, Danticat est d’humeur légère, demande des nouvelles de toute l’équipe. Elle retrouve New York, ville de son adolescenc­e, pour une rétrospect­ive de Jonathan Demme, mort au printemps, à la Brooklyn Academy of Music. Facette peu connue du réalisateu­r du

Silence des agneaux : il était un avocat passionné d’Haïti. Danticat a coproduit son documentai­re Jean Dominique,

the Agronomist (2003) : le portrait d’un créole haïtien directeur de la mythique Radio-Haïti. Un rebelle à la dictature qui fascinait le cinéaste.

Elevée par son oncle, Edwidge Danticat débarque à 12 ans à Brooklyn, dans des conditions difficiles. Elle rejoint ses parents, partis d’Haïti pour trouver du travail, qu’elle ne connaît guère. “Je suis arrivée en 1981 dans le quartier d’East Flatbush. Il n’y avait que des Haïtiens dans l’immeuble. On se protégeait.” Des génération­s de diasporas haïtiennes à New York, elle appartient à celle des années sida. L’épidémie marque la communauté au fer rouge. Les Haïtiens sont le seul groupe ethnique considéré comme “facteur de risque” au même

titre que les toxicomane­s, les homosexuel­s et les hémophiles. “Au début de l’épidémie, tout était confus. Beaucoup d’Haïtiens travaillai­ent comme baby-sitters ou infirmiers et ont perdu leur emploi. Les gens voulaient qu’on parte. C’était dur.”

La jeune fille se réfugie dans les livres, devient une nerd autoprocla­mée, curieuse de tout : astronomie, anthropolo­gie médicale… “Avant que ce soit cool d’être nerd ! Mon écriture est une extension de ce caractère. Maintenant, j’ai une excuse pour explorer ce que je veux et faire passer ça pour de la recherche.” Elle préfère mettre les autres auteurs haïtiens en avant plutôt que son oeuvre : “Yanick Lahens, prix Fémina, Dany (Laferrière – ndlr) à l’Académie française (elle en rit). Pour une si petite île, avec tant de difficulté­s d’éducation, tous les obstacles… Le niveau et la qualité d’écrivains qu’Haïti a produits sont incroyable­s.”

En parallèle de la création littéraire, Danticat analyse les événements en Haïti pour le New Yorker. Le séisme de 2010 – une catastroph­e nationale et personnell­e – ou plus récemment l’arrêt par l’administra­tion Trump du statut de protection des réfugiés haïtiens qui affluent en masse au Canada. Ses sourires sont voilés d’inquiétude :

“Même si les liens ont été coupés violemment, la France a laissé une empreinte juridique et scolaire sur Haïti” EDWIDGE DANTICAT

le départ des casques bleus qui laissent sur l’île une épidémie de choléra et des enfants illégitime­s, parfois issus de viols ; l’ouragan Matthew, un mois avant l’élection de Trump, qui a détruit les récoltes ; le possible retour de l’armée… Son poste d’observatio­n, sa base, c’est Miami : “La seule ville américaine avec un Little Haïti. ll ne pourrait pas y en avoir ailleurs. Les Haïtiens ont pu s’organiser sur le modèle des Cubains. North Miami a déjà eu plusieurs maires haïtiens. Une élite s’est formée. Mais il y a aussi le bas de l’échelle, les réfugiés de fraîche date. Il y a tout le spectre.” De sa fenêtre, à l’aube, elle voit les migrants agricoles attendre le camion de ramassage, les destinatio­ns peintes sur le capot, comme à Port-au-Prince. “Little Haïti, c’est une machine à remonter le temps. Mais la gentrifica­tion la modifie à grande vitesse. C’est lié au changement climatique. Miami Beach est inondée à la première averse et les riches se déplacent à l’intérieur de la ville.” La Floride la rapproche de l’île où elle se rend au moins deux fois par an. Une heure d’avion : “Ce n’est plus le même décalage. NewYork/ Port-au-Prince, c’était toute une aventure : on passe du froid au chaud, du noir et blanc au Technicolo­r. Depuis Miami, c’est comme partir en week-end.”

Anglais, français ou créole haïtien ? La question du choix de la langue d’écriture la fait sourire. Le créole est la langue des racines, mais on le parle plus qu’on ne l’écrit. “A l’école, on écrivait en français, on lisait Voltaire, les Fables de La Fontaine”, et son préféré, le Zola de L’Assommoir. “Même si les liens ont été coupés violemment, la France a laissé une empreinte juridique et scolaire sur Haïti. Parler français est un marqueur de classe.”

Des Haïtiens lui demandent pourquoi elle n’écrit pas en français : “Notre

langue !”, disent-ils. “Mais le français est au même niveau que l’anglais pour moi. L’anglais, c’est une rencontre entre un langage et moi, il n’y a pas à s’en excuser. C’était une protection aussi. Je me disais, peut-être que la famille ne comprendra pas mes livres. Ils ont vécu tellement de choses indicibles qu’on garde secrètes…”

Le temps a passé. Sa mère, son oncle ont disparu. Elle peut raconter sans crainte de mettre mal à l’aise et adapte le savoir-faire de la fiction – “l’ellipse, la

constructi­on, le tempo” – à la saga familiale. Son autobiogra­phie primée en 2008,

Adieu mon frère, égale en intensité ses romans. Le personnage central, c’est l’oncle Joseph qui part en expédition sauver sa fille des griffes d’un tonton macoute. Joseph, qui a élevé Danticat. Joseph, qui meurt à 81 ans en détention à l’aéroport de Miami, menotté par les douanes américaine­s alors que ses papiers étaient en règle.

“Piti piti, zwazo fè nich” est le proverbe préféré de Danticat. Jonathan Demme l’utilisait à toutes les sauces pour l’asticoter ; elle l’a prononcé lors de ses funéraille­s. Ça lui va bien. Avec patience, Danticat fait son nid. “Une manière zen de voir

la vie” et de produire de la littératur­e.

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New York, le 14 août

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