Francis Bebey
A la faveur d’une MÉLODIE de flûte pygmée qu’il a composée et que son fils Patrick reprend sur Everything Now, le single des Canadiens, FRANCIS BEBEY réapparaît dans l’actualité musicale à titre posthume. Retour sur le parcours de ce songwriter et auteur
Retour sur le parcours de ce songwriter camerounais trop confidentiel
IL Y A DEUX SORTES D’INSTRUMENTS DE MUSIQUE :
ceux qui tiennent dans la poche et les autres. Les instruments de poche ne paient pas de mine, ils ont l’air limités et sont parfois moqués, mais on peut les faire voyager partout, les garder au chaud comme des porte-bonheur, puis les sortir en cas d’envie pressante et leur faire rencontrer des instruments plus gros ou compliqués. Entre de bonnes mains, ils sont les couteaux suisses de l’instrumentarium. Les mains, parlons-en : elles tiennent dans les poches, et quand on les sort et qu’on les frappe l’une contre l’autre, ça fait de la musique. On peut citer aussi le kazoo, l’harmonica, les sifflets en tout genre et, plus rares, le piano à pouces (pour les grandes poches) ou la flûte pygmée (pour les petites poches). Cet instrument particulièrement élémentaire, qui ressemble à un tuyau de flûte de Pan parti tenter sa chance en solo, se joue combiné à la voix du musicien qui émet des sons aigus en alternance avec celui de la flûte – on appelle ça le falsetto. Assez peu pratiquée en dehors de l’Afrique équatoriale, la musique pygmée a pourtant été enregistrée par des ethnomusicologues, diffusée dans le monde entier, et fait son effet. En 1973, sur l’album Head Hunters, Herbie Hancock réenregistrait une version funky de son classique Watermelon
Man qui commençait et se terminait par des sons de flûte (en vrai joués en soufflant dans une bouteille de bière) évoquant la musique pygmée. Mais le vrai maestro de la flûte pygmée, c’est Francis Bebey. Francis Bebey (1929-2001) était un musicien de poche. Ou un magicien au sens noble, un inventeur avant-gardiste qui a su faire surgir de son chapeau, en total do it yourself, des livres poétiques, des pensées affranchies et des musiques incroyables.
La vie de Francis Bebey est un roman – d’ailleurs, sa fille Kidi en a fait le récit dans le très beau livre Mon royaume
pour une guitare, publié il y a un an. Où il est question d’un petit garçon de Douala, Cameroun, au temps des colonies. Le fils d’un pasteur cultivé, qui grandit avec la musique classique européenne et la chorale de l’église, mais aime aussi l’école
Francis Bebey a souvent joué au Canada et a enregistré, au début des années 1980, un album titré Haïti : il fallait bien que sa trace croise un jour la route d’Arcade Fire
buissonnière, le bruit de la pluie dans les calebasses et la “musique de sauvages” que son père lui interdit d’écouter. Très intelligent, il obtient une bourse et vient à Paris, point de départ à la découverte de nouveaux mondes. En ces années de décolonisation africaine et de lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, il côtoie les intellectuels de la créolité et du panafricanisme, devient journaliste, musicologue, puis employé à l’Unesco. Toujours, il adore la musique et la pratique.
En 1969, il publie Musique de l’Afrique, le premier livre sur la musique africaine écrit par un Africain. Il aime tellement la musique qu’en 1974 il quitte son emploi salarié pour s’y consacrer. Jusqu’à la fin des années 1990, il va sortir une trentaine d’albums, pour la plupart autoproduits sur son propre label Ozileka et enregistrés dans l’appartement familial de la rue du Champ-de-l’Alouette – joli – à Paris. Quand son épouse Madé veut lui faire plaisir, elle lui offre une bande magnétique.
L’oeuvre musicale de Francis Bebey est un mystère. D’abord parce que la plupart de ses albums originaux sont difficilement trouvables – même si le label Born Bad a défriché deux très bonnes compiles. Mais surtout parce que Francis Bebey est un kaléidoscope, qui a enregistré aussi bien des pièces de guitare
classique, de la musique proto-électronique expérimentale, des chansons à texte plutôt rigolotes, des contes africains orchestrés synth-pop, du piano à pouces (autrement appelé sanza, son instrument de prédilection) et de la flûte pygmée, donc. Un vrai
original, qui disait en 1980 : “Je me considère comme un Africain authentique, mais du XXe siècle. Je veux être l’Africain que je suis, capable de penser et d’élaborer des produits intellectuels et artistiques correspondant au présent des Africains et non à ce qu’ils étaient du temps de leurs ancêtres.” La notion aujourd’hui très dévaluée de “world music” correspond finalement bien à l’oeuvre de Francis Bebey : pas seulement la musique qui vient de quelque part, mais d’abord celle qui ose aller partout.
Francis Bebey a frôlé le succès populaire avec ses chansons Agatha et La Condition masculine. Il a donné des récitals de guitare classique dans le monde entier. Il a composé pour le Kronos Quartet. Il a payé le prix de sa liberté et de son indépendance et souffert du manque de reconnaissance. Et puis il a vieilli et senti sa mort approcher. “A la fin de sa vie, on faisait tous ses concerts en duo”, raconte son fils Patrick,
lui aussi devenu musicien. “Il ne pouvait plus chanter donc il me demandait de chanter à sa place. Il voulait que sa musique puisse être entendue. Il m’a dit avant sa mort : ‘Mon fils, fais vivre ma musique, c’est ta mission. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est tombé sur toi’.” Pianiste et joueur d’instruments de poche, Patrick Bebey, le plus jeune des cinq enfants de Francis et Madé, a repris le flambeau, entretenu la flamme, poursuivi sa carrière musicale dans divers projets inspirés par le paternel. Mais depuis ce qu’il s’est passé avec Arcade Fire, c’est carrément le feu de joie.
Quand, le 1er juin, sort Everything Now, le nouveau single et tube instantané d’Arcade Fire, on entend, au bout de deux minutes trente, une partie de flûte pygmée typique de certaines chansons de Francis Bebey. Tout le monde pense que le groupe a samplé un morceau, et c’est déjà une belle nouvelle. Mais en vrai, c’est encore mieux que ça : Arcade Fire a invité Patrick Bebey en studio pour enregistrer une partie de flûte pygmée dans l’esprit de
la chanson The Coffee Cola Song. Patrick Bebey : “Je connaissais Arcade Fire, mais je n’avais jamais vraiment écouté leurs disques. Et un jour, je reçois un mail de leur part me demandant si j’étais prêt à aller enregistrer un morceau avec eux. J’ai dit oui. Quand je suis arrivé au studio Gang à Paris, tout le groupe était là. Ils m’ont passé la maquette, on s’est tous regardés dans les yeux et Win a dit : ‘Allez, on va se mettre derrière les instruments et on fait la prise en direct.’ C’est tellement rare de pouvoir travailler comme ça, c’est génial, quel souvenir !”
Francis Bebey a souvent joué au Canada et a enregistré, au début des années 1980, un album titré Haïti : il fallait bien que sa trace croise un jour la route d’Arcade Fire. L’idée de marier la musique de Francis Bebey à celle d’Arcade Fire est venue de Win Butler, mais c’est Régine Chassagne qui raconte : “Win fait souvent le DJ, un jour il préparait un set dans notre studio et il a passé The Coffee Cola Song. Subitement, il s’est mis à chanter par-dessus, et ça fonctionnait. C’est comme si la chanson de Francis Bebey avait littéralement attiré Everything Now vers elle. Puis on a découvert que Patrick jouait de la flûte pygmée comme son père, et ça a été une évidence de l’inviter en studio.”
Et aussi dans la vidéo du morceau. Puis sur scène, où Patrick Bebey participe aux premiers festivals européens du groupe (Primavera, Les Eurockéennes) et joue sa partie de flûte sur le morceau Everything Now. Il assurera sans doute quelques dates importantes de la tournée américaine du groupe. “Le premier concert à Barcelone, j’ai pris une claque. J’étais surpris et ravi de pouvoir jouer de ma flûte en bambou devant autant de monde.” Ceux qui dans le public ne le connaissaient pas (c’est-à-dire tout le monde) ont dû se demander qui était ce gaillard qui dansait entre Win et Régine, sans même un instrument à exhiber. Il l’avait sans doute au creux de la main ou dans la poche, sa flûte magique qui fait vivre la musique de Francis Bebey.