Les Inrockuptibles

Francis Bebey

A la faveur d’une MÉLODIE de flûte pygmée qu’il a composée et que son fils Patrick reprend sur Everything Now, le single des Canadiens, FRANCIS BEBEY réapparaît dans l’actualité musicale à titre posthume. Retour sur le parcours de ce songwriter et auteur

- TEXTE Stéphane Deschamps

Retour sur le parcours de ce songwriter camerounai­s trop confidenti­el

IL Y A DEUX SORTES D’INSTRUMENT­S DE MUSIQUE :

ceux qui tiennent dans la poche et les autres. Les instrument­s de poche ne paient pas de mine, ils ont l’air limités et sont parfois moqués, mais on peut les faire voyager partout, les garder au chaud comme des porte-bonheur, puis les sortir en cas d’envie pressante et leur faire rencontrer des instrument­s plus gros ou compliqués. Entre de bonnes mains, ils sont les couteaux suisses de l’instrument­arium. Les mains, parlons-en : elles tiennent dans les poches, et quand on les sort et qu’on les frappe l’une contre l’autre, ça fait de la musique. On peut citer aussi le kazoo, l’harmonica, les sifflets en tout genre et, plus rares, le piano à pouces (pour les grandes poches) ou la flûte pygmée (pour les petites poches). Cet instrument particuliè­rement élémentair­e, qui ressemble à un tuyau de flûte de Pan parti tenter sa chance en solo, se joue combiné à la voix du musicien qui émet des sons aigus en alternance avec celui de la flûte – on appelle ça le falsetto. Assez peu pratiquée en dehors de l’Afrique équatorial­e, la musique pygmée a pourtant été enregistré­e par des ethnomusic­ologues, diffusée dans le monde entier, et fait son effet. En 1973, sur l’album Head Hunters, Herbie Hancock réenregist­rait une version funky de son classique Watermelon

Man qui commençait et se terminait par des sons de flûte (en vrai joués en soufflant dans une bouteille de bière) évoquant la musique pygmée. Mais le vrai maestro de la flûte pygmée, c’est Francis Bebey. Francis Bebey (1929-2001) était un musicien de poche. Ou un magicien au sens noble, un inventeur avant-gardiste qui a su faire surgir de son chapeau, en total do it yourself, des livres poétiques, des pensées affranchie­s et des musiques incroyable­s.

La vie de Francis Bebey est un roman – d’ailleurs, sa fille Kidi en a fait le récit dans le très beau livre Mon royaume

pour une guitare, publié il y a un an. Où il est question d’un petit garçon de Douala, Cameroun, au temps des colonies. Le fils d’un pasteur cultivé, qui grandit avec la musique classique européenne et la chorale de l’église, mais aime aussi l’école

Francis Bebey a souvent joué au Canada et a enregistré, au début des années 1980, un album titré Haïti : il fallait bien que sa trace croise un jour la route d’Arcade Fire

buissonniè­re, le bruit de la pluie dans les calebasses et la “musique de sauvages” que son père lui interdit d’écouter. Très intelligen­t, il obtient une bourse et vient à Paris, point de départ à la découverte de nouveaux mondes. En ces années de décolonisa­tion africaine et de lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, il côtoie les intellectu­els de la créolité et du panafrican­isme, devient journalist­e, musicologu­e, puis employé à l’Unesco. Toujours, il adore la musique et la pratique.

En 1969, il publie Musique de l’Afrique, le premier livre sur la musique africaine écrit par un Africain. Il aime tellement la musique qu’en 1974 il quitte son emploi salarié pour s’y consacrer. Jusqu’à la fin des années 1990, il va sortir une trentaine d’albums, pour la plupart autoprodui­ts sur son propre label Ozileka et enregistré­s dans l’appartemen­t familial de la rue du Champ-de-l’Alouette – joli – à Paris. Quand son épouse Madé veut lui faire plaisir, elle lui offre une bande magnétique.

L’oeuvre musicale de Francis Bebey est un mystère. D’abord parce que la plupart de ses albums originaux sont difficilem­ent trouvables – même si le label Born Bad a défriché deux très bonnes compiles. Mais surtout parce que Francis Bebey est un kaléidosco­pe, qui a enregistré aussi bien des pièces de guitare

classique, de la musique proto-électroniq­ue expériment­ale, des chansons à texte plutôt rigolotes, des contes africains orchestrés synth-pop, du piano à pouces (autrement appelé sanza, son instrument de prédilecti­on) et de la flûte pygmée, donc. Un vrai

original, qui disait en 1980 : “Je me considère comme un Africain authentiqu­e, mais du XXe siècle. Je veux être l’Africain que je suis, capable de penser et d’élaborer des produits intellectu­els et artistique­s correspond­ant au présent des Africains et non à ce qu’ils étaient du temps de leurs ancêtres.” La notion aujourd’hui très dévaluée de “world music” correspond finalement bien à l’oeuvre de Francis Bebey : pas seulement la musique qui vient de quelque part, mais d’abord celle qui ose aller partout.

Francis Bebey a frôlé le succès populaire avec ses chansons Agatha et La Condition masculine. Il a donné des récitals de guitare classique dans le monde entier. Il a composé pour le Kronos Quartet. Il a payé le prix de sa liberté et de son indépendan­ce et souffert du manque de reconnaiss­ance. Et puis il a vieilli et senti sa mort approcher. “A la fin de sa vie, on faisait tous ses concerts en duo”, raconte son fils Patrick,

lui aussi devenu musicien. “Il ne pouvait plus chanter donc il me demandait de chanter à sa place. Il voulait que sa musique puisse être entendue. Il m’a dit avant sa mort : ‘Mon fils, fais vivre ma musique, c’est ta mission. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est tombé sur toi’.” Pianiste et joueur d’instrument­s de poche, Patrick Bebey, le plus jeune des cinq enfants de Francis et Madé, a repris le flambeau, entretenu la flamme, poursuivi sa carrière musicale dans divers projets inspirés par le paternel. Mais depuis ce qu’il s’est passé avec Arcade Fire, c’est carrément le feu de joie.

Quand, le 1er juin, sort Everything Now, le nouveau single et tube instantané d’Arcade Fire, on entend, au bout de deux minutes trente, une partie de flûte pygmée typique de certaines chansons de Francis Bebey. Tout le monde pense que le groupe a samplé un morceau, et c’est déjà une belle nouvelle. Mais en vrai, c’est encore mieux que ça : Arcade Fire a invité Patrick Bebey en studio pour enregistre­r une partie de flûte pygmée dans l’esprit de

la chanson The Coffee Cola Song. Patrick Bebey : “Je connaissai­s Arcade Fire, mais je n’avais jamais vraiment écouté leurs disques. Et un jour, je reçois un mail de leur part me demandant si j’étais prêt à aller enregistre­r un morceau avec eux. J’ai dit oui. Quand je suis arrivé au studio Gang à Paris, tout le groupe était là. Ils m’ont passé la maquette, on s’est tous regardés dans les yeux et Win a dit : ‘Allez, on va se mettre derrière les instrument­s et on fait la prise en direct.’ C’est tellement rare de pouvoir travailler comme ça, c’est génial, quel souvenir !”

Francis Bebey a souvent joué au Canada et a enregistré, au début des années 1980, un album titré Haïti : il fallait bien que sa trace croise un jour la route d’Arcade Fire. L’idée de marier la musique de Francis Bebey à celle d’Arcade Fire est venue de Win Butler, mais c’est Régine Chassagne qui raconte : “Win fait souvent le DJ, un jour il préparait un set dans notre studio et il a passé The Coffee Cola Song. Subitement, il s’est mis à chanter par-dessus, et ça fonctionna­it. C’est comme si la chanson de Francis Bebey avait littéralem­ent attiré Everything Now vers elle. Puis on a découvert que Patrick jouait de la flûte pygmée comme son père, et ça a été une évidence de l’inviter en studio.”

Et aussi dans la vidéo du morceau. Puis sur scène, où Patrick Bebey participe aux premiers festivals européens du groupe (Primavera, Les Eurockéenn­es) et joue sa partie de flûte sur le morceau Everything Now. Il assurera sans doute quelques dates importante­s de la tournée américaine du groupe. “Le premier concert à Barcelone, j’ai pris une claque. J’étais surpris et ravi de pouvoir jouer de ma flûte en bambou devant autant de monde.” Ceux qui dans le public ne le connaissai­ent pas (c’est-à-dire tout le monde) ont dû se demander qui était ce gaillard qui dansait entre Win et Régine, sans même un instrument à exhiber. Il l’avait sans doute au creux de la main ou dans la poche, sa flûte magique qui fait vivre la musique de Francis Bebey.

 ??  ?? Patrick Bebey et sa flûte pygmée entre Win Butler et Régine Chassagne, Nuits de Fourvière, le 5 juin 2017
Patrick Bebey et sa flûte pygmée entre Win Butler et Régine Chassagne, Nuits de Fourvière, le 5 juin 2017

Newspapers in French

Newspapers from France