Les Inrockuptibles

Paul Farmer

Les membres d’Arcade Fire lui vouent une admiration sans borne. L’homme est quasiment un saint. Médecin anthropolo­gue, PAUL FARMER mène depuis 1983, via son ONG Partners in Health, un combat universel : rendre les soins de santé accessible­s aux pays les p

- TEXTE Maxime Robin

Ce médecin se bat pour rendre les soins de santé accessible­s à tous

PAUL FARMER PENSE QU’ON L’APPELLE POUR PARLER D’ARCADE FIRE.

“Non, c’est Arcade Fire qui veut

qu’on parle de vous.” Le médecin rit, s’excuse. Il est en transit entre le Maroc et une province de Sierra Leone, où il supervise un hôpital destiné à contenir Ebola. La liaison est incertaine, on coupe la vidéo. Le long visage pâle de Farmer et ses lunettes à verres percés disparaiss­ent de l’écran.

Quand Arcade Fire nous a demandé un portrait du docteur Farmer, il faut l’avouer, personne n’en avait entendu parler à la rédaction. Ce médecin américain engagé dans l’humanitair­e, dont le but dans la vie est que tous les habitants de la planète aient accès égal à la médecine moderne, exerce bien malgré lui une fascinatio­n sur le groupe. A vrai dire, son charme agit autant sur les rockeurs et les politicien­s que sur ceux, journalist­es compris, qui l’ont croisé avant nous.

Le public américain le connaît via un livre, Mountains Beyond Mountains (2003), succès de librairie aux Etats-Unis et au Canada. Son auteur, Tracy Kidder, lauréat du prix Pulitzer de l’essai en 1982, rencontre Farmer alors qu’il couvre, pour un magazine, une opération militaire américaine en Haïti, en 1994. Subjugué par la force de conviction et l’ascétisme du médecin (à un moment du livre, il se demande ce qui le sépare d’un saint), Kidder le suivra pendant près de dix ans, partout où son ONG établit des antennes.

Conçue en 1983 entre l’université Harvard au Massachuse­tts et Haïti, Partners in Health essaime au Pérou, au Rwanda, dans les prisons de Sibérie. L’organisati­on garde des attaches dans l’autre hémisphère, celui de la médecine de pointe, des conférence­s humanitair­es et de l’argent : Boston, New York, Paris. Kidder décrit un docteur humble et à l’écoute, qui ne décroche jamais de son travail et dort quatre heures par nuit dans les conditions les plus sommaires. Son amour de jeunesse rencontrée sur le terrain, Ophelia Dahl – la fille de Roald Dahl – déclinera sa demande en mariage, craignant que les exigences qu’il s’inflige gâchent leur amour. A la place, ils fondent ensemble Partners in Health (“Zanmi

Lasante” en créole), au départ pour construire une clinique en Haïti.

Animé par une cause plus grande que lui, Farmer navigue dans le monde injuste et dissymétri­que qui est le nôtre. Etudiant, il dérobe un microscope à Harvard et l’emmène en bagage en soute pour équiper sa future clinique de campagne dans la région de Mirebalais, sur le plateau central d’Haïti, sa base arrière. La région n’a aucun

médecin et un énorme déficit de développem­ent. Farmer découvre qu’un immense barrage construit par les Etats-Unis pour développer Mirebalais a inondé les terres arables et réduit les habitants à la famine : un exemple, parmi tant d’autres, d’une aide extérieure mal préparée, transformé­e en malédictio­n.

Farmer se bat contre ce genre de malédictio­ns depuis ses débuts avec, en ligne de mire, la conviction qu’un malade d’un pays pauvre devrait avoir les mêmes accès aux soins qu’un malade d’un pays riche (vaccin contre la tuberculos­e, antirétrov­iraux contre le sida, aide à l’accoucheme­nt…). Il combat les organisati­ons transnatio­nales comme le FMI (Fonds monétaire internatio­nal) et tente d’orienter les politiques globales de santé publique. Au fil des ans, son entregent grandit et lui donne les moyens de ses ambitions.

Remués par le livre, les membres d’Arcade Fire lui dédient des chansons (dont le hit Mountains Beyond Mountains) et reversent des recettes de concerts. Farmer organise le premier voyage en Haïti de Régine Chassagne et d’autres membres du groupe : “Ça remonte à dix ans. Ils étaient déjà très connus…” Les parents de Régine sont nés en Haïti, ils ont fui la dictature de François Duvalier, “Papa Doc”, avant sa naissance. Les fans savent qu’en concert, Win Butler décore parfois sa guitare d’un proverbe haïtien, “sak vide pa kanpe” (“un sac vide ne tient

pas debout”). “Arcade Fire a lié son succès à celui de Partners in Health, mais j’ai appris sur le tard que Régine n’était jamais allée en Haïti. Donc, en 2008, après un typhon, ils sont venus avec nous. C’était inoubliabl­e… On est devenus amis. J’ai dû aller à cinq concerts de rock dans ma vie : Arcade Fire, Arcade Fire, Arcade Fire… Ils sont conformes à ma vision de justice sociale.”

Farmer passe sans transition de l’anglais au français, un idiome qu’il maîtrise parfaiteme­nt, comme le créole haïtien. Pour lui, la santé d’un individu et le développem­ent de son pays sont indissocia­bles. On meurt parce qu’on

habite ici, pas là. Pour Farmer, dans les rapports d’autopsie en Haïti, au lieu d’inscrire : “mort du choléra” ou

“renversé par un bus”, il faudrait écrire, par exemple : “mort faute d’ambulance et de routes carrossabl­es” ou “mort à cause de l’embargo imposé par les Etats-Unis”.

Dans sa lutte pour un système de santé universel, Farmer a des adversaire­s évidents : Wall Street, les laboratoir­es pharmaceut­iques, les gouverneme­nts corrompus. Plus surprenant, il ferraille surtout contre ses confrères. “Je côtoie des gens extrêmemen­t riches, les labos… Mais ce sont les experts en santé publique qui me déçoivent le plus. Ils ont intégré le néolibéral­isme. Ils nagent dedans depuis trop longtemps, répètent comme des perroquets : ‘vacciner les pauvres n’est pas cost effective’ (viable économique­ment

– ndlr). Je n’ai rien contre les labos, ils sont dans leur rôle ; ce qui est moins compréhens­ible, c’est l’attitude de mes pairs. Il y a peu d’experts en santé publique dans les pays où je travaille. Mais dans le monde développé, ils sont nombreux, travaillen­t à plein temps, souvent à une distance confortabl­e, sur la réduction de la pauvreté par la croissance. Certains sont des architecte­s de la situation actuelle.”

Le docteur parle parfois par ellipses pour transmettr­e ses idées. Sur la médecine vaudoue en Haïti, qu’il connaît bien, Farmer répond : “Tu es déjà allé en Californie ? Quand les Californie­ns utilisent des cristaux new age pour traiter des maladies, c’est risible, non ? Ils ont pourtant grandi avec la meilleure médecine occidental­e. Les Haïtiens, eux, ont grandi sans médecins, pourtant ils prennent le traitement qu’on leur donne. Alors, le vaudou haïtien, je peux le comprendre… Ce que je ne pourrai jamais comprendre, c’est le vaudou californie­n : le vaudou néolibéral.”

Pas timide au sujet des “réparation­s”, Farmer souhaite que soit reconnu, et compensé, un déficit de l’histoire : une dette de certains pays envers d’autres. A cet égard, le cas d’Haïti semble exemplaire. “Il s’agit de redistribu­er des ressources déjà extraites. En Haïti, en Sierra Leone, il n’y a plus rien. Le capital humain a déjà été extrait. En Sierra Leone, ça a duré jusqu’au XXe siècle… Le problème, c’est que seuls les riches écrivent l’histoire.”

Ici, Farmer remplace “vainqueurs” par “riches” à dessein.

On l’oublie volontiers, mais l’Etat français a exigé le paiement d’une dette par Haïti, suite à la guerre qui mena à son indépendan­ce au XIXe siècle, pour compenser la perte de ses esclaves, tuant son développem­ent économique dans l’oeuf. Haïti a payé les intérêts de cette dette jusqu’en 1947. Le docteur pense

“Les Haïtiens ont grandi sans médecins… Alors, le vaudou haïtien, je peux le comprendre… Ce que je ne comprendra­i jamais, c’est le vaudou californie­n : le vaudou néolibéral” PAUL FARMER

que l’ignorance est, en quelque sorte, le luxe des “vainqueurs”, et si la France s’est détournée du destin d’Haïti après en avoir récolté les dividendes, “l’écolier haïtien connaît parfaiteme­nt le rôle des Etats-Unis et de la France dans la situation actuelle de son pays”. Paul Farmer se souvient s’être fait l’avocat, à Paris, dans un colloque de diplomates, de réparation­s pour Haïti : “J’ai été très mal reçu.” De son propre aveu, son enfance

a été white trash. Issu d’une famille nombreuse, Farmer a grandi en Floride dans un bus en guise de maison – et sans couverture santé. Rien ne le destinait à entrer à l’université Duke, puis à Harvard, et à venir étudier à Paris en 1981, où il rencontre des monstres sacrés de l’université française. Il fut l’un des derniers à assister à un cours de Claude Lévi-Strauss, qu’il se souvient “très

affaibli”. Il a même fréquenté Bourdieu, qu’il cite souvent lors de ses entretiens : “Je suis un grand admirateur, c’est un modèle. Je n’en serais peut-être pas là sans lui. Il a toujours été très gentil avec moi. Je n’étais pas intimidé : j’étais américain”, sourit-il. Il a aussi enseigné au Collège de France, en 2001-2002, sur l’inégalité de la distributi­on des soins aux victimes du sida et de la tuberculos­e : “La violence structurel­le et la matérialit­é du social.” Si Farmer a une vision du monde profondéme­nt antilibéra­le, sa carrière l’amène à collaborer avec les personnali­tés les plus influentes – il est notamment très proche des Clinton et de leur fondation

“sur le plan médical”. Son partenaire de toujours, Jim Yong Kim, avec qui il a fondé Partners in Health, est aujourd’hui président de la Banque mondiale. Au Rwanda, Paul Farmer travaille avec le gouverneme­nt à un système de santé universel considéré comme un modèle – 97 % des enfants rwandais sont aujourd’hui vaccinés à la naissance ; deux décennies après le génocide, l’espérance de vie a bondi à une vitesse considérée comme unique dans l’histoire de l’humanité. Un papier du NewYork

Times du 18 juillet, titré “Assurance santé – Les républicai­ns peuvent apprendre du Rwanda”, cite les travaux de Farmer. Pourquoi le Rwanda est-il devenu un modèle, pourquoi ça ne marche pas si bien en Haïti ou en Sierra Leone ? “Difficile à dire. Je pense que c’est une question de leadership. Le gouverneme­nt rwandais a gardé le contrôle. En Sierra Leone, les Casques bleus et les travailleu­rs humanitair­es n’ont pas la même définition de la ‘reconstruc­tion’ qu’au Rwanda : ils se contentent de maintenir l’ordre. Les Rwandais, eux, n’ont pas été timides. Ils ont dit : ‘Soit vous bâtissez, soit vous dégagez.” Les Rwandais ont alors récolté l’argent et créé un système de santé public et centralisé, alors que l’aide en Haïti semble un far west sans chef d’orchestre, où des ONG bien intentionn­ées mais souvent sans connaissan­ce du terrain côtoient des investisse­urs sans scrupules qui se paient sur la bête.

Le docteur Farmer a dans la tête un idéal (un monde où l’on ne meurt pas parce qu’on est pauvre) et les pieds dans le réel. Il traite avec tout le monde : labos pharmaceut­iques, mécènes, gouverneme­nts. “Les gens riches viennent à moi. Ils sont ouverts au message. Je prends le parti de croire que n’importe qui peut être impliqué dans ce travail de ‘réparation’. Sinon, le cynisme guette… Et, bien évidemment, je ne suis pas cynique. Je pars du principe que n’importe qui peut entendre le message.”

Dans la province de Kano, en Sierra Leone, là où les diamants sont extraits du sous-sol et là où sévit aussi Ebola, “on cherchait à disposer du gravier autour du nouvel hôpital, pour le drainage (le virus prospère dans l’eau croupie – ndlr). Les compagnies diamantair­es, qui en extraient des tonnes, voulaient nous le faire payer… Au bout d’un moment, il a fallu leur dire : ‘Ecoutez, c’est votre endroit, votre district.Vous vous enrichisse­z ici. Alors pourquoi ne nous donnez-vous pas ce gravier ?” De guerre lasse, ils finiront par céder.

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En consultati­on à l’hôpital universita­ire de Mirebalais (Haïti), en janvier 2017

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