Les Inrockuptibles

ALEX CAMERON THE ROAD

Les concerts improvisés, les vols de matériel, l’indifféren­ce même pas polie, ALEX CAMERON a tout connu. Jusqu’à ce que son premier album Jumping the Shark finisse par vaincre le mauvais oeil. A l’heure où sort le second Forced Witness, et à quelques sema

- TEXTE François Moreau PHOTO Jules Faure pour Les Inrockupti­bles

JE ME DISAIS QU’IL Y AVAIT DES ENTRÉES

FRACASSANT­ES QUE L’ON N’OUBLIE PAS. La scène se déroule le 25 octobre 2016, à Paris, dans le club rock du Supersonic. Ce soir-là, le saxophonis­te Roy Molloy patiente sur l’estrade tandis qu’Alex Cameron, tignasse blonde plaquée en arrière, fend la foule de la petite salle parisienne dans un costume en velours gris scintillan­t, comme un boxeur face à son destin. L’Australien bénéficie alors d’une cote de popularité qu’il n’a jamais connue jusqu’ici dans sa carrière musicale. Le label Secretly Canadian vient de rééditer

Jumping the Shark, un premier album autoprodui­t sorti deux ans plus tôt, qu’il tentait bon an mal an de vendre par ses propres moyens sur une plate-forme en ligne, et l’engouement de la presse est total. A l’époque, tout le monde tombe pourtant dans le panneau dressé par Cameron et son personnage de crooner de karaoké à la trajectoir­e pathétique. Son disque est une exploratio­n minutieuse des détails subtils qui constituen­t les failles de l’être humain et l’on a cru y voir l’expression très personnell­e d’un éternel outsider. On avait tort.

Le regard du type qui montait sur scène ce soir d’octobre 2016 était celui d’un beautiful bastard qui ne devait plus jamais en descendre.

“J’aime la façon qu’elles ont de s’élever à l’horizon. J’aime le fait que chacune d’entre elles développe une personnali­té si forte et qu’elles ne soient là que temporaire­ment. Je trouve ça

sublime.” Affalé sur un banc en bois dans les jardins luxuriants du Parc de Champagne, à Reims, Roy Molloy me parle de sa passion pour les grues de chantier, qu’il documente sur le compte Instagram @marvelousc­rane. Nous sommes en mai 2017, et lui et Alex Cameron débutent une nouvelle tournée européenne. Ils viennent tout juste de débarquer de Bruxelles, après un passage éclair par Brighton, au festival Great Escape. “Le Royaume-Uni est le meilleur endroit pour commencer une tournée, tout y est plus brutal, alors que l’Europe est davantage reconnaiss­ante. C’est un bon équilibre”, lâche Cameron. Il prend à témoin son

ami et “business partner” Roy, qui acquiesce en mettant tout de même en avant les problèmes de hauteur sous plafond des salles anglaises, qui peinent à accueillir la grande carcasse d’Alex.

En 2016, les deux compères ont tourné dans le monde entier avec, dans le coffre de leur bagnole, rien de plus qu’un MacBook, un saxophone et une caisse remplie de vinyles de Jumping

the Shark. Je me rappelle avoir vu passer sur Twitter un post de Roy annonçant, comme on annonce la disparitio­n d’un proche, qu’un type avait volé son précieux Yamaha à Amsterdam.

Ces gens-là ont-ils seulement une âme ? “Je ne sais pas comment se porte le business du laiton ces jours-ci, mais j’ai le sentiment que celui qui a volé mon précieux saxophone l’a directemen­t envoyé en Belgique pour le vendre cinq balles. J’espère juste que c’est un gamin de 10 ans qui l’a récupéré et qu’il prend du plaisir à en jouer”, me confie-t-il, serein. “C’est comme quand on te vole ta caisse de vinyles, rajoute Cameron. Les gens n’ont parfois aucune idée des conséquenc­es de leurs actes. C’est un sentiment difficile à décrire, mais ceux qui font ça doivent comprendre qu’on a besoin

de ces disques pour vivre. Rien qu’hier, on a fait plus d’argent avec le merchandis­ing qu’avec notre cachet pour jouer dans ce club. Mais parfois, il arrive aussi que personne ne s’arrête devant le stand, donc bon courage à celui qui essaiera de faire de l’argent avec. Ces trucs-là sont super durs à vendre, mec.”

En mai, lors de ma rencontre avec Roy et Alex, je n’ai toujours pas écouté Forced Witness, le deuxième album de Cameron, qui sort ces jours-ci chez Secretly Canadian. Mais depuis le début de l’année, le public a déjà l’occasion de découvrir quelques nouveaux morceaux sur scène, comme Candy May,

The Chihuahua ou Marlon Brando. Des titres dans la grande tradition d’écriture cameronesq­ue, mettant en scène des personnage­s parcourus de failles et de brisures. La formule live a aussi beaucoup évolué, puisqu’un vrai groupe accompagne Al Cam et Roy, le Mozart du saxophone.

“Ça a mis trois ans pour que les gens écoutent notre disque, et là on va mettre au moins trois ans de plus avant de remplir à coup sûr des salles de concerts” ALEX CAMERON

Rien à voir avec l’époque où les deux associés (un contrat les lie) enchaînaie­nt cinq shows dans la journée à Austin, en marge du festival SXSW, devant des passants qui n’avaient que faire de voir un grand échalas multiplier des poses de toréador sur de la musique de synthétise­ur avec, à ses côtés, un saxophonis­te aux faux airs de Silent Bob. Un parcours à la manque immortalis­é dans une vidéo culte que vous pourrez trouver facilement sur YouTube, et qui vaut bien toutes les études du sociologue américain Howard Becker sur la vie, en marge de la société, des musiciens qui ne mangent qu’un repas par jour à cause de l’absence de fric. “Sur cinq shows, un seul nous a rapporté un

peu d’argent, se souvient Cameron. Ça a mis trois ans pour que les gens écoutent notre disque, et là on va mettre au moins trois ans de plus avant de remplir à coup sûr des salles de concerts. Dans ce racket, si t’as une vision à court terme, tu baisses les bras rapidement.”

12 juin 2017. Je retrouve Roy et Alex dans un hôtel cosy du IXe arrondisse­ment de Paris, pour une journée

promo marathon. Molloy s’interroge sur les usages en matière de service des palaces parisiens. “Tu demandes un verre

d’eau et ils te ramènent une bouteille.” Le groupe jouait la veille à We Love Green, mais je n’avais pas fait le déplacemen­t. Trois jours plus tôt, j’étais du côté de Nîmes pour couvrir le festival This Is Not a Love Song, où Cameron était également programmé. J’avais loupé le concert, mais je croisai quand même les Raoul Duke et Dr Gonzo des années 2010, le temps d’évoquer avec eux leur performanc­e la semaine d’avant à l’Auditorio Forum de Barcelone, qui m’avait fait penser à un récital de music-hall, et de surprendre Roy Molloy en train de danser tout seul parmi une bande de kids aux abords d’une camionnett­e transformé­e en cabine de DJ.

Posés autour d’un café (et d’une bouteille d’eau, donc), Cameron et Molloy reviennent sur l’enregistre­ment de

Forced Witness, que j’ai enfin pu écouter : “On s’est retrouvés à Berlin avec Henri Lindström, en janvier 2016, pour mettre en boîte les batteries. On a ensuite enregistré les voix au Funkhaus Studio, une vieille station radio qui servait de lieu de propagande et de désinforma­tion à l’époque de l’occupation soviétique,

raconte Alex. De février à avril, on était à Los Angeles chez Jonathan Rado de Foxygen, pour enregistre­r les guitares, basse et claviers.

“Qu’Alex écrive pour lui, pour les Killers ou pour n’importe qui d’autre, il se définit avant tout comme un écrivain” RADO (FOXYGEN), PRODUCTEUR DE L’ALBUM

On a aussi fait quelques sessions avec Brandon Flowers des Killers dans son studio à Las Vegas. On avait des bonnes chansons et il les a emmenées au-delà de la stratosphè­re. Le mec est un motherfuck­er.”

Deux mois plus tard, à Port-Grimaud, rencontre avec Jonathan Rado. oxygen vient de parcourir la planète entière pour être à l’heure au festival Plage de rock, où le groupe doit jouer ce soir. Malgré la fatigue, le gourou pop-psyché planqué derrière la production du Do Hollywood de Lemon Twigs me reçoit sur la terrasse de son bungalow, à l’ombre d’un cocotier. C’est lui qui, un soir de novembre 2014 au Silencio, à Paris, a accéléré la carrière d’Alex Cameron : “Je n’avais jamais entendu parler de lui mais il était impression­nant sur scène. Il portait ce masque bizarre que tu vois sur la pochette de Jumping the Shark. Après le show, on est restés en contact. Il est d’abord venu à L.A., où je l’ai aidé à booker un show dans un club. Je devais passer des disques ce soir-là, mais la cellule de la platine était cassée et j’ai dû prendre le lecteur MP3 d’Alex pour passer de la musique. On a fini par

le booker pour nos premières parties”, se souvient-il. Non content d’avoir mis la main sur le songwriter le plus talentueux de sa génération, Rado s’est attelé à la production de Forced Witness, son dernier album. Un disque très loin des production­s synthétiqu­es de Jumping the Shark, composé seul par Cameron sur un laptop. Comme me l’expliquait Alex, une grosse partie de l’enregistre­ment s’est faite dans le studio du magicien de Foxygen, une sorte de garage sans fenêtre officielle­ment appelé Dream Star Studio, mais rebaptisé Dank Tank par Roy Molloy (en gros, le repaire humide et poisseux où l’on fume de la weed). “D’habitude je travaille sur des albums de rock, avec beaucoup de solos de guitare, ce genre de trucs. Avec Forced Witness, tout l’enjeu était de ne pas venir interférer avec les paroles. Rien ne devait venir détourner l’attention de ce qu’Alex chantait. C’est tout simplement le meilleur parolier vivant. Qu’il écrive pour lui, pour les Killers ou pour n’importe qui d’autre, il se définit avant tout comme un écrivain. J’aimerais qu’il sorte un roman, je le lirais dans la seconde”, s’emballe Rado, qui affiche un grand sourire sur son visage d’éternel adolescent. Lors de ma première rencontre avec les Jack Kerouac et Neal Cassady de la musique contempora­ine, Cameron m’avait effectivem­ent confié que l’idée d’écrire un roman lui avait traversé l’esprit, mais qu’il préférait les histoires courtes, écrites en rafale comme des chansons, contrairem­ent à Roy, plus doué pour l’écriture en long format. Le saxophonis­te a d’ailleurs récemment publié sur le site The Music un texte relatant sa vie d’Australien en tournée loin de chez lui. Il y est question de masturbati­on, d’alcool gratuit et de fric, dans un style évoquant les grandes heures de la littératur­e populaire américaine, façon John Fante et Charles Bukowski. “Les vrais héros de ce disque sont les Australien­s qui ont travaillé avec Alex, comme Jack Ladder et Kirin J. Callinan”, raconte Rado. Un truc que Natalie Mering (Weyes Blood), qui fait les choeurs sur deux titres, m’avait confié par FaceTime quelques semaines plus tôt : “Quand tu viens d’Australie et que tu sors un disque, tu as besoin de partir conquérir le monde, parce qu’il n’y a rien là-bas pour des gens comme Roy et Alex. Les Australien­s réussissen­t à l’étranger parce qu’ils sont soudés.” Jack Ladder, injustemen­t méconnu en France, est l’un des songwriter­s en activité les plus cotés. Et l’un des meilleurs amis d’Alex. Lui aussi a participé à l’écriture de Forced Witness. Une histoire de famille musicale qui dépasse le cadre d’un petit cercle d’expatriés australien­s, comme le souligne Cameron : “La différence entre Jumping the Shark et

Forced Witness, c’est que le premier est né alors que j’étais très isolé. Le deuxième, c’est tout le contraire. On est une vraie communauté et l’implicatio­n de chacun dans le processus de création a été fondamenta­le. Je pense que parmi tous ces gens qui gravitent autour de nous, Angel Olsen, qui chante avec moi sur Stranger’s Kiss, est centrale.Tout comme Mac DeMarco ou Connan Mockasin… Tous ces artistes vont grandir ensemble et créer une nouvelle vague. Et je sais de fait que certains ont déjà sorti des classiques qui seront reconnus en tant que tels.” Forced Witness pourrait bien être ce classique dont on parlera encore dans trente ans, me dis-je en terminant mon café. Album Forced Witness (Secretly Canadian), sortie le 8 septembre Concert Le 25 novembre à Paris (Gaîté Lyrique, dans le cadre des Inrocks Festival)

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