Les Inrockuptibles

Rencontre avec le chef new-yorkais qui monte, Danny Bowien

Chef adulé de Mission Chinese Food à New York, transforme tout ce qu’il touche en une bouffe furieuse et pimentée. Iñaki Aizpitarte est son maître et le monde est sa cuisine.

- DANNY BOWIEN

LE LOOK HIPSTER NEW-YORKAIS DE DANNY BOWIEN

(ongles colorés, crop top, lunettes cerclées) ne le place pas spontanéme­nt dans la catégorie des collègues d’Alain Ducasse. Plutôt sur une planète extravagan­te régie par d’autres lois que les nôtres. C’est pourtant lui que PBS et Netflix ont choisi pour devenir le héros de la nouvelle saison de la série documentai­re The Mind of a Chef. C’est à lui aussi que le NewYork Times a rendu visite dans son premier restaurant de San Francisco, au début des années 2010, où se pressaient des foules bigarrées pour avaler de la nourriture chinoise du Sichuan, notoiremen­t fine et épicée, celle qui peut “anesthésie­r le palais, comme la novocaïne”, selon l’intéressé.

A 35 ans, Danny Bowien est l’une des personnali­tés culinaires

les plus en vue aux Etats-Unis, l’équivalent d’une figure artistique undergroun­d qui infuse les esprits, y compris de ceux qui n’ont jamais côtoyé son emblématiq­ue mapo tofu ou son kung pao pastrami. Il est désormais à la tête de l’antenne new-yorkaise du Mission Chinese Food – avant, bientôt, un nouveau spot à Brooklyn –, un resto en forme de cafèt

flashy chic et pas très chère où certaines assiettes déchirent tout pour une dizaine de dollars. Un souvenir ? De revigorant­es

nouilles vertes au thé matcha. “On les a imaginées avant que le matcha ne devienne ce qu’il est devenu. En plus, cet ingrédient n’était pas utilisé en cuisine chinoise. Il s’agit d’un plat démocratiq­ue, pas trop lourd et vegan, comme j’essaie de les mettre en avant aujourd’hui.”

En visite à Paris, en juillet, Danny Bowien a testé sa popularité chez les foodies qui ont saturé Le Dauphin d’Iñaki Aizpitarte lors d’un dîner, avant de faire la queue le lendemain

dans le minuscule spot du XIe, La Buvette, pour des anchois sur une pita avec crème crue et pâte de piment, ou un wrap de salade fourré au maquereau et fruit de la passion. Ame du lieu, Camille Fourmont se souvient d’une soirée à la fois “spontanée et hyper pro”. Bowien l’a

subjuguée. “Je suis allée pour la première fois à New York il y a deux ans, pendant trois jours. J’enchaînais huit repas quotidiens. J’ai visité plein d’endroits sympa mais ils n’apportaien­t pas ce que j’attendais en termes de dépaysemen­t. Puis je débarque à Mission Chinese Food, et là, putain ! C’est quoi cet endroit ? Même si nos lieux ont des styles différents, moi françaisvi­ntage-délicat, lui sino-kitsch-déglingue, on est les mêmes nerds obsédés par une identité chiadée : décor, contenu de l’assiette, nappe, écriture du menu… Je ne suis pas cuisinière (La Buvette sert des tapas froides et des vins naturels – ndlr), pourtant on partage une façon un peu névrosée de penser au moindre détail. Il donne envie d’aller loin.”

“Mes parents étaient conservate­urs, ils cuisinaien­t des steaks et des patates. Je n’ai pas goûté une asperge avant mes 19 ans” DANNY BOWIEN

A la tête du Chateaubri­and depuis une décennie, Iñaki Aizpitarte reconnaît en Danny Bowien un frère, au point non seulement de lui avoir ouvert ses cuisines mais aussi de l’inviter chez lui en mode vacances-tambouille. “Avec Danny, on a les mêmes références et l’envie d’être créatifs. On échange. Il a un côté très ouvert et stimulant. Il anime le moment du repas, il joue avec les codes dans tous les sens, sans bullshit.” A l’évocation du chef star parisien, Bowien s’anime : “J’ai découvert sa bouffe à 25 ans, via des blogs. Même avant de le rencontrer, Iñaki était mon héros. J’essayais de reproduire ses plats. En cuisinant avec lui, j’étais comme un kid qui jouait dans son garage et se retrouve finalement avec Dinosaur Jr. ”

La référence au rock n’est pas innocente. Danny Bowien joue toujours dans un groupe. Il a passé une partie de ses années teenage derrière une batterie puis, guitare à la main, dans des formations néo-punk de l’Oklahoma, première partie des Flaming Lips à la clé. Là-bas, il a grandi dans une famille blanche de l’Amérique

déjà trumpienne. Adopté après sa naissance en Corée, il n’a jamais rencontré ses géniteurs. “Je n’ai pas été élevé en mangeant coréen et encore moins asiatique. Mes parents étaient conservate­urs, ils cuisinaien­t des steaks et des patates. Je n’ai pas goûté une asperge avant mes 19 ans.” A la mort de sa mère, Bowien quitte cet univers où la Bible cadenasse les corps. Direction San Francisco où il apprend la cuisine à son rythme de fêtard déphasé (“J’ai terminé

un cursus de huit mois en trois ans”) avant de fureter entre bars à sushis et grands restos. Son but : apprendre les bases pour mieux les exploser. Après quelques détours, il obtient même le titre de champion du monde de pesto à Gênes en 2008 (!) avant de percer avec Mission Chinese Food dans la ville du Flower Power.

Quelques déboires ont troublé ce destin emblématiq­ue d’une époque qui adule les chefs. L’alcool a parfois pris possession de la vie de Danny Bowien jusqu’à la naissance de son enfant, et la première version de son restaurant new-yorkais a été fermée pour des raisons d’hygiène. “Notre hype était énorme, à l’image des groupes dont on entend trop la même chanson. On a eu de gros soucis et j’ai compris comment gérer un restaurant. Le milieu de la food, comme la mode ou la musique, fonctionne par cycles. Il faut prévoir ce qui excitera les gens la saison d’après. Mon modèle, c’est ce qu’ont accompli Carol Lim et Humberto Leon avec la marque et les boutiques Opening Ceremony : rester toujours personnels et construire sur cette base.”

Un an avant d’ouvrir Mission Chinese Food en 2011, Danny Bowien n’avait jamais conçu un plat chinois de sa vie. Ses assiettes sont pourtant prodigieus­es. Il mitonne une cuisine maniériste qui redessine les univers existants et en ouvre de nouveaux, loin des restaurant­s qui essaiment partout sur le même modèle du néo-bistrot. “Alors que tout le monde mettait des petites fleurs sur ses plats, on a essayé de penser en dehors des clous avec cette bouffe furieuse et pimentée. J’ai eu un coup de coeur gustatif pour la Chine dont je n’ai encore que gratté la surface. Le fait que je n’y connaisse rien m’a aidé à rester engagé. Je ne recherche ni l’authentici­té, ni la tradition, ni à plaire à tout le monde. Je fais de la cuisine pour rapprocher les gens qui ont le désir de vivre une expérience.” Olivier Joyard Photo Linus Ricard pour Les Inrockupti­bles

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De passage à Paris, devant La Buvette, dans le XIe

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