Les Inrockuptibles

Le documentai­re

Fresque documentai­re monumental­e de neuf heures signée Ken Burns et Lynn Novick, VIETNAM interroge toutes les mémoires de ce conflit impitoyabl­e. Le résultat est captivant.

- Mathieu Dejean

ILS SONT SEPT CENTS, LA PLUPART TRÈS JEUNES, ils portent des uniformes kaki et des casques de marines qui soulignent leur regard grave. Leur marche est lente, silencieus­e mais déterminée. Ce 23 avril 1971, ce n’est pas vers un village tenu par les Viêt-công (la guérilla communiste qui tentait de renverser le régime de Saigon, soutenu par les Etats-Unis) que ces soldats américains avancent, mais vers le Capitole, qui abrite le siège du congrès à Washington. Ils n’ont d’ailleurs pas l’arme au poing, et pour cause : cette colonne de jeunes échevelés, dont certains portent les stigmates du conflit qui fait rage à l’est de la péninsule indochinoi­se depuis 1955, est conduite par les vétérans du Vietnam contre la guerre. Ils espèrent remettre à la représenta­tion nationale leurs médailles militaires dans un sac mortuaire. Un symbole fort. Stoppés en bas des marches par des barrières en bois grillagées installées par les autorités, ils jettent ces récompense­s en direction du congrès. Caméramen et photograph­es ne loupent pas une miette de cette nouvelle preuve de défiance envers cette guerre qui n’en finit plus.

La veille, l’un de leurs dirigeants, John Kerry (qui deviendra le secrétaire d’Etat d’Obama), les a galvanisés en tenant un discours mémorable face au comité sénatorial pour les affaires étrangères. Cette archive vidéo est l’une des images marquantes du documentai­re monumental de Ken Burns et Lynn

Novick. “Des millions d’hommes ont appris à faire la guerre et ont risqué leur vie pour la plus grande absurdité de l’histoire, assène l’ancien lieutenant âgé à l’époque de 28 ans. Ils sont revenus en éprouvant un sentiment de colère et de trahison que nul n’a encore saisi. On a justifié la destructio­n de villages par la nécessité de les sauver. On a vu l’Amérique se dévoyer en acceptant très froidement un My Lai (massacre de civils vietnamien­s par l’armée américaine en 1968 – ndlr). On a assisté à la falsificat­ion du nombre de morts. (...) Comment exiger d’un homme qu’il se sacrifie pour une erreur ?”

C’est tout le cheminemen­t historique qui a conduit à ce

réquisitoi­re que Ken Burns et Lynn Novick décryptent dans Vietnam, qui couvre la totalité de la guerre, de la chute de Diên Biên Phu en 1954 à celle de Saigon en 1975. Pour ce faire, ils ont abattu un travail titanesque durant dix ans, en rencontran­t les témoins ordinaires de ce drame qui a provoqué la mort de près de 10 % de la population vietnamien­ne, de 58 000 soldats américains, et a soulevé un vent de révolte anti-impérialis­te partout dans le monde. Pour la première fois, toutes les mémoires du conflit s’expriment : Américains, Nord-Vietnamien­s, Sud-Vietnamien­s, civils et militaires, sur fond d’images d’archives exceptionn­elles. Le résultat, dénué de tout manichéism­e, est sidérant.

On aurait pu craindre que chaque témoin récite une vision de l’histoire dictée par l’idéologie et la rancoeur. Il n’en est rien. “La guerre du Vietnam était une guerre civile. A l’époque, beaucoup de nos camarades ne recevaient qu’un entraîneme­nt de trois mois. Ils savaient à peine utiliser une arme qu’ils étaient envoyés au combat, relate Pham Luc, membre de l’armée nord-vietnamien­ne. Comme ils n’avaient aucune expérience de la guerre, ils ont été sacrifiés. Ils n’avaient pas eu le temps de penser à l’amour, ni à quoi que ce soit d’autre, ils n’avaient grandi que pour être envoyés au front.”

Alors qu’au Nord-Vietnam, à grand renfort de propagande et de politique de la terreur, la guerre soude les partisans d’Hô Chi Minh (le fondateur du Parti communiste vietnamien), elle divise de plus en plus la société américaine, dont elle révèle les inégalités. Au milieu des années 1960, ceux qui échappent à la conscripti­on sont en effet tous blancs et pistonnés, alors que les minorités et les défavorisé­s sont surreprése­ntés parmi les appelés du contingent. Les images des ravages causés par l’agent orange (un défoliant) et le napalm largués par les avions américains font aussi leur effet, et éveillent une conscience politique nouvelle outre-Atlantique.

Du mouvement pour les droits civiques aux Black Panthers, en passant par le Weather Undergroun­d – organisati­on d’extrême gauche passée à la lutte armée contre la guerre du Vietnam –, le conflit ébranle les Etats-Unis, qui devront pour la première fois faire machine arrière. La BO du documentai­re, constituée de morceaux contestata­ires de l’époque, offre un élément de contextual­isation de plus, du Backlash Blues de Nina Simone à

ForWhat It’sWorth de Buffalo Springfiel­d. Comme l’avait prédit John Kerry, le Vietnam est resté “l’endroit où l’Amérique

s’est finalement ravisée”, ouvrant une brèche dans sa confiance inébranlab­le en son hégémonie mondiale.

Vietnam Série documentai­re (9 x 55 min), les 19, 20 et 21 septembre, 20 h 55, Arte

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 ??  ?? 25 août 1965. Arrestatio­n d’une femme suspectée d’appartenir au Viêt-công
25 août 1965. Arrestatio­n d’une femme suspectée d’appartenir au Viêt-công

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