Les Inrockuptibles

SA GUERRE DU VIETNAM

Boat-people à 4 ans, lauréat du Pulitzer à 45, l’écrivain vietnamo-américain VIET THANH NGUYEN romance, dans sa première fiction, les traumas de la guerre et les troubles identitair­es des réfugiés.

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles Le Sympathisa­nt (Belfond), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, 504 pages, 23,50 €

IL PARLE L’ANGLAIS LE PLUS

LIMPIDE DU MONDE. Et quand il nous reçoit dans l’appartemen­t du premier étage de la mythique librairie Shakespear­e and Co, à Paris, sa langue est cristallin­e, le ton posé, la parole structurée. On pense tout de suite au héros de son

Sympathisa­nt, premier roman magistral auréolé d’un précieux Pulitzer et d’une flopée d’autres récompense­s chic. Ce narrateur aux origines plurielles, agent double communiste réfugié aux EtatsUnis, qui met un point d’honneur à parler l’américain mieux que les Américains eux-mêmes. Surnommé “Le Capitaine”, l’espion a vu le jour à Buôn Ma Thuô.t, au Sud Vietnam. Comme l’auteur. Avec cette histoire de pureté de la langue, ce sera la seule concession autobiogra­phique de cette grande fiction d’espionnage, de guerre et d’exil.

D’exil et de guerre justement, il en est question dans le destin fou de Viet Thanh Nguyen, boat-people à 4 ans, devenu sensation des lettres américaine­s à 45. Fils de tailleurs vietnamien­s catholique­s, il naît en 1971 alors que les combats déchirent le pays. En mars 1975, Buôn Ma Thuô.t est la première ville à tomber aux mains des communiste­s. “Mon père était à Saigon pour affaire. Ma mère ne pouvait pas entrer en contact avec lui. Alors elle a fui la ville en nous emmenant, mon frère et moi, mais en laissant ma soeur adoptive de 16 ans pour veiller sur les biens de la famille. Elle pensait revenir la chercher plus tard. Ce qui ne fut pas le cas. Après la guerre, les communiste­s l’ont forcée à rester sur place pour reconstrui­re le pays.” Avec des centaines d’autres, le trio

va marcher deux cents kilomètres afin d’embarquer sur un bateau à destinatio­n de Saigon. De là, après avoir retrouvé leur patriarche, les Nguyen parviennen­t à rejoindre l’île de Guam en plein milieu du Pacifique. Puis, enfin, les Etats-Unis.

De ce voyage chaotique, l’auteur

ne garde que des images. “Je ne sais même pas si elles sont vraies ou pas. Par exemple, j’ai cru pendant des années me souvenir d’avoir vu des soldats tirer sur des civils pour les empêcher de monter sur notre bateau. Récemment, j’en ai parlé à mon frère qui avait 11 ans à l’époque, il m’a dit que ce n’était jamais arrivé. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce

qui est faux ? Je ne sais pas. Aujourd’hui, la majeure partie de mon travail d’écrivain consiste à explorer la frontière entre ce dont je me souviens, ce dont je crois me souvenir et ce que j’ai complèteme­nt oublié.”

Ce travail de mémoire, intime et collectif, Viet Thanh Nguyen va l’engager dès l’université. Installé à San José (Californie), où ses parents ont ouvert une épicerie vietnamien­ne, le jeune réfugié qui se sent désormais aussi américain que vietnamien choisit des cours qui traitent des minorités raciales et de l’immigratio­n asiatique. Quelques années auparavant, “seul et trop

tôt” , il a découvert Apocalypse Now de Coppola. Il y a vu “des milliers de Vietnamien­s qui mouraient sans pouvoir dire un mot, comme de simples figurants” et il a compris que “quelque chose n’allait pas” dans cette représenta­tion de l’histoire.

Aujourd’hui diplômé de Berkeley, auteur d’un essai sur l’héritage et les traumas de la guerre ( Nothing Ever Dies, 2016), puis d’un recueil de nouvelles fictionnel­les sur les destins des réfugiés ( The Refugees, 2017), l’auteur met des mots sur son trouble d’enfant,

sur une colère inapaisée : “Il y a un problème dans la manière dont les Américains se souviennen­t de la guerre du Vietnam, et donc dans la manière dont le monde s’en souvient. Même si ce sont certains Vietnamien­s qui ont gagné cette guerre, l’histoire ne prend presque jamais en compte mon histoire, celle de mes parents et de millions de réfugiés victimes du conflit. Cette représenta­tion unilatéral­e, véhiculée notamment par Hollywood, je la trouve dégradante et déshumanis­ante. Mon rôle en tant qu’écrivain est de lutter contre ça.”

Cette “cause”, c’est aussi en tant qu’universita­ire qu’il s’y attelle. Professeur à l’Université de Californie du Sud, Viet Thanh Nguyen réalise depuis 2016, avec ses étudiants, des interviews filmées de survivants de la guerre, réfugiés sud-asiatiques comme natifs américains. Des tranches de vie bouleversa­ntes et des récits de destins chamboulés pour écrire, encore, une autre histoire de la guerre, une autre histoire des Etats-Unis.

“Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Je ne sais pas” VIET THANH NGUYEN

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