Les Inrockuptibles

COPI UNIQUE

Dramaturge sulfureux des années 1970, dont les textes se passaient sous le manteau, l’Argentin COPI accède enfin à la reconnaiss­ance dans son pays. Au Théâtre national de Buenos Aires, les spectateur­s découvrent deux de ses pièces, mises en scène par Marc

- TEXTE Hervé Pons

LE 8 JUILLET, LA POLICE STATIONNAI­T À L’ANGLE DE LIBERTAD ET CORDOBA

alors que paparazzis et beautiful people s’agglutinai­ent devant le Teatro Cervantes, le Théâtre national de Buenos Aires. Le seul grand théâtre public de la ville, qui par ailleurs regorge de scènes commercial­es et rivalise en nombre avec Paris. Ce soir-là, pour la première fois, y étaient présentées dans la grande salle deux oeuvres de Copi, L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer et Eva Perón, séparées par un long intermède composé de textes issus de romans et d’interviews de l’auteur mort du sida en 1987.

Longtemps dédié aux grandes oeuvres du répertoire valorisant une certaine idée de la nation argentine, le Teatro Cervantes, nouvelleme­nt dirigé par le metteur en scène et auteur Alejandro Tantanian, vit une petite révolution. “J’ai repensé le projet de ce théâtre comme le lieu de tout ce qui s’invente en Argentine aujourd’hui. J’ai voulu créer un espace pour les artistes qui prennent des risques. Il n’y a pas ici de réelle politique publique pour le théâtre d’art qui se développe plutôt dans les circuits indépendan­ts, sans grands moyens.”

“Il n’est pas aisé de saisir et de comprendre la beauté de son oeuvre, elle ne se donne pas immédiatem­ent” L’ACTEUR BENJAMÍN VICUÑA

Si dès son arrivée Tantanian a ouvert son théâtre aux auteurs et metteurs en scène argentins contempora­ins comme Rafael Spregelbur­d, Sergio León ou Romina Paola que l’on connaît en France, il a aussi souhaité “réhabilite­r” ou mieux faire connaître quelques grandes figures dissidente­s argentines trop longtemps mises à l’écart, comme Copi.

“Je n’ai pas voulu lui rendre hommage mais le présenter tel qu’il est : un auteur fondamenta­l. Ses romans ont été réédités il y a seulement trois ou quatre ans, ses pièces de théâtre aussi. Dans les années 1980, ce sont des textes que nous nous passions sous le manteau ; même après l’avènement de la démocratie en 1983, il demeurait dérangeant. L’intelligen­tsia théâtrale argentine normative, traditionn­elle et hétérosexu­elle l’a volontaire­ment mis de côté. Ses textes ont véritablem­ent commencé à circuler à partir de 2005, mais le grand public ne le connaît pas du tout.”

Et ce n’est pas pour rien que la police veillait au coin de la rue pour la première de ce spectacle mis en scène par le directeur du Centre dramatique national de Caen, Marcial Di Fonzo Bo. Tout le monde, ce soir-là, avait en mémoire qu’à la création d’Eva Perón à Paris, en 1970, une milice d’extrême droite, téléguidée selon la rumeur par les Péronistes, avait, lors d’une descente fracassant­e, détruit le Théâtre de l’Epée de bois. Et trente ans après sa mort, Copi fait toujours scandale. Des semaines avant la première d’Eva

Perón à Buenos Aires, une certaine presse s’indignait que le rôle d’Eva puisse être joué par un homme, qui plus est un grand acteur populaire et chilien…

“Avec Alejandro Tantanian, nous voulions évidemment présenter Eva Perón, considérée comme son chef-d’oeuvre mais pas uniquement. Car cette pièce est toujours très liée au contexte politique, souligne Marcial Di Fonzo Bo. Alors, outre

La Journée d’une rêveuse interprété­e par Marilú Marini dans une mise en scène de Pierre Maillet, également présentée à Buenos Aires, je mets en scène L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer. Je me suis concentré sur une période précise de la vie de Copi. La Journée d’une rêveuse est écrite en 1968, avant les événements. En 1969, Copi écrit Eva Perón qui, bien que créée en France, est très mal reçue par les militaires et le pouvoir en place en Argentine et provoque une sorte d’exil volontaire de Copi. C’est après Eva Perón que Copi est interdit de séjour. Il est même poursuivi. Il est atteint dans son rapport intime et créatif avec l’Argentine alors il écrit L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer. Il dit que c’est l’Argentine qui a un problème avec lui et pas le contraire.

La pièce est un pamphlet extrêmemen­t violent et provocant, fort et lucide sur la question de la nationalit­é, du genre, sur tout ce qui pourrait être une manière d’empêcher une pulsion vivante et créatrice de s’exprimer. Au même moment, il s’engage avec Guy Hocquenghe­m dans le Fhar, le Front homosexuel d’action révolution­naire, aux côtés de Foucault et bien d’autres intellectu­els.” C’est sur ces mots tirés de la préface de la pièce Rio de la Plata : “Mon père, qui avait l’habitude de l’exil, le considérai­t comme une période de la vie où l’homme

s’ouvre à la liberté”, que débutait Copi, un portrait, un des premiers spectacles de Marcial Di Fonzo Bo, Elise Vigier et Pierre Maillet, peu après leur sortie de l’école du Théâtre national de Bretagne en 1998. Un portrait dans lequel prenaient vie les personnage­s absurdes de La Femme assise, sa BD, mais aussi d’Eva Perón et de Loretta Strong.

Depuis ce portrait liminaire comme une invitation à parcourir une oeuvre et à trouver sa propre liberté, Marcial Di Fonzo Bo n’a cessé de convoquer son compatriot­e jusqu’à le “rapatrier” et le mettre en scène aujourd’hui au Théâtre national de Buenos Aires.

Alors qu’en France le trentième anniversai­re de la mort de Copi semble passer totalement inaperçu,

on se rend compte en Argentine de l’importance encore vive d’une telle oeuvre. Si aucune milice n’a débarqué le soir de la première, la tension était palpable et lorsqu’on demandait à certains, notamment aux technicien­s, ce qu’ils en pensaient, on pouvait en toute simplicité s’entendre répliquer : “Je suis

péroniste.” L’histoire a la dent dure. Benjamín Vicuña, acteur star de la télé et du cinéma en Argentine, au Chili et en Espagne, qui interprète le rôle-titre,

“n’imaginait pas un tel scandale” quand

il a accepté le rôle. “Cela me semblait naturel et important de présenter enfin Copi au Théâtre national, mais n’est-ce pas l’essence même de Copi que de générer des conflits ? Il n’est pas aisé de saisir

et de comprendre la beauté de son oeuvre, elle ne se donne pas immédiatem­ent. Le texte est corrosif, irrévérenc­ieux, provocateu­r, grotesque, grossier… L’Argentine et Buenos Aires ont évolué en termes d’égalité et de mentalité, mais une grande partie de la société voue encore une dévotion fanatique à Eva Perón… Je suis fier de jouer ce rôle qui, à la création à Paris, était interprété par Facundo Bo, l’oncle de Marcial… C’est une folie lucide, une déchirure, une vérité brutale, avec des images concrètes et des zones profondes, énigmatiqu­es et douloureus­es qui incommoden­t autant l’acteur que le public… Et l’on pense forcément, inévitable­ment, au mythe et à la manière de l’affronter…”

Ce n’est pas si fréquent qu’un auteur accompagne ou jalonne la carrière d’un acteur-metteur en scène et marque ainsi une esthétique, un rapport au monde. Une fois encore, à Buenos Aires, sa ville natale, cet autre exilé qu’est Marcial Di Fonzo Bo a célébré avec art l’absolue nécessité de Copi. Cet autre grand portrait de l’auteur traversé par des textes essentiels révèle magistrale­ment l’importance d’une oeuvre qui demeure moderne et libre. Toujours explosant les clichés, politique dans son absurde idiotie.

Certes, on ne peut plus lire, voir et entendre Copi de la même manière que dans les années 1970. L’histoire a changé, les revendicat­ions identitair­es, féministes ou homosexuel­les au coeur de l’oeuvre ont totalement basculé, notamment avec le mariage “pour tous” qui certaineme­nt, symbolique­ment, aurait fait hurler Copi et ses amis.

Si elle est organique, et dans ce sens profondéme­nt théâtrale, l’oeuvre est vivace comme les mauvaises herbes mais selon la manière dont on l’aborde et l’éclaire, il y a toujours une révélation qui évolue au fil du temps : “N’êtes-vous pas Dieu ?”“C’est possible. Je change très souvent”, répondait Copi. C’est fou, non ?

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L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer, avec Madame Garbo (jouée par Hernan Franco, à gauche) et Madre (Juan Manuel Gil Navarro)
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