Les Inrockuptibles

Sarajevo, mon amour ?

JAKUTA ALIKAVAZOV­IC signe un roman éblouissan­t sur l’impossibil­ité de l’amour alors que règnent la guerre et la surveillan­ce généralisé­e.

- Yann Perreau

À SARAJEVO, EN PLEINE GUERRE, un jeune homme perd la tête pour une femme réputée dangereuse. Il est gardien de nuit dans cet hôtel où vit Amélia Dehr, personnage énigmatiqu­e et fille de mauvaise vie. Le roman s’ouvre sur la disparitio­n mystérieus­e (suicide ? fuite ?) de cette femme dont Paul s’éprend. Il l’observe, la traque sur ses écrans de surveillan­ce mais se planque dès qu’il la voit, par trouille. Attraction désastre pour une beauté toxique qui effraie les hommes autant qu’elle les attire. Un mélange envoûtant de Laura Palmer, de Betty Blue (37°2 le matin) pour la folie qui la ronge, de Norma Jean Baker (Marilyn Monroe) par sa façon de se comporter presque malgré elle comme une actrice. “Elle était de ces gens qui détruisent tout et appellent ça de l’art”, écrit Alikavazov­ic. L’Avancée de la nuit est un roman sur l’espace, les espaces. Espace confiné de l’hôtel Elisse, “ce bunker jaunâtre” au coeur de Sarajevo assiégé. Espace illimité de ces nuits d’exploratio­n urbaine, où le couple Amélia-Paul s’échappe. Espaces traversés à la hâte, dangereux et parfois mortels, de la même ville de jour, avec ses snippers à l’affût et leurs balles perdues. Paul est aussi obsédé par Amélia parce qu’elle incarne un espace, un lieu auquel il n’a pas accès, cette chambre d’hôtel avec laquelle elle finit par se confondre, qu’il scrute du matin au soir mais dont il ne parvient pas à percer le mystère. “Il s’était senti migrer, son esprit ou sa personnali­té ou son âme ; il s’était senti se déporter, tenter de se déporter, vers cet endroit où il n’était pas, ne pouvait pas être, mais où était

le regard d’Amélia Dehr.” Phrases longues et entêtantes, sensuelles quelquefoi­s, monomaniaq­ues d’autres fois, comme peuvent l’être les obsessions. Fluidité de la langue, puissance d’une voix. La romancière (dont c’est le quatrième roman) semble avoir écrit d’une traite, comme si elle s’était laissé emporter par ses sentiments, sans toujours les comprendre mais en les laissant s’exprimer, car ils mènent au vrai.

C’est aussi un livre sur les malentendu­s, où même les sentiments les plus sincères sont biaisés par un absurde à la Beckett ; sur la guerre, la métamorpho­se qu’elle opère chez les êtres ; sur la peur, enfin et surtout, diffuse, latente, envahissan­t le quotidien.

Les deux protagonis­tes suivent le cours d’Albers, prof gourou qui enseigne la peur comme une “donnée

spatiale”. La peur deviendra même le business de Paul, expert en équipement­s de sécurité. Entre drones, vidéosurve­illance, voyeurisme et mises en scène de soi,

L’Avancée de la nuit dissèque ainsi nos fantasmes les plus contempora­ins, comme autant de névroses d’une société flippée et surconnect­ée.

L’Avancée de la nuit (Editions de l’Olivier), 288 pages, 19 €

Phrases longues et entêtantes, sensuelles, monomaniaq­ues, comme peuvent l’être les obsessions

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