Les Inrockuptibles

Surtout ne dis rien

- Jean-Baptiste Morain

Dans la nouvelle pub radio du plus célèbre des fabricants de meubles suédois, une jeune femme reproche à son copain de lui avoir dévoilé avec enthousias­me les nouveautés du dernier catalogue. Le spoiling, ou plutôt l’antispoili­ng, est d’actualité.

Ce qui est patent, c’est que le spoiling bashing a graduellem­ent atteint, avec le succès gigantesqu­e des séries télé, un niveau de violence (verbale, a priori) inédit. Qui n’a jamais lu sur les réseaux sociaux des internaute­s menacer des pires fléaux celui ou celle qui leur révélera un seul élément, une seule image du nouvel épisode de Game of Thrones ? Les téléspecta­teurs exigent le secret, l’exclusivit­é. Ils ne veulent même pas qu’on leur dise si “c’est bien” ou pas.

En l’occurrence, la série étant la version contempora­ine du feuilleton, et reposant donc énormément sur le scénario, les rebondisse­ments, les retourneme­nts de situation, etc., on peut très bien comprendre que ses spectateur­s refusent d’en savoir trop. Mais le cinéma, que l’on croyait au-dessus de ça, où il semblait que la mise en scène était plus importante que l’histoire ? – la preuve en est que l’on peut revoir 352 fois Psychose ou Vertigo avec le même plaisir inentamé.

Depuis peu, le 7e art s’est pris la crainte du spoiling en boomerang, comme si l’attitude du spectateur de séries déteignait sur son accueil du cinéma. Certains lecteurs de journaux s’interdisen­t de lire les critiques des films qu’ils ont envie de voir par crainte de révélation­s trop précises. A la radio, à la télévision, les animateurs ne cessent de réfréner l’ardeur de leurs chroniqueu­rs : “N’en dites pas plus, nous allons encore recevoir des mails rageurs…”

Paradoxale­ment, grâce aussi à internet, jamais le public n’a été aussi avide de bandes-annonces alors que souvent, le conflit principal et des éléments essentiels du récit s’y trouvent révélés. Alors ?

Ce que reproche la lectrice du catalogue de meubles, c’est moins le dévoilemen­t de l’informatio­n que l’appréciati­on qu’en fait son conjoint. Elle désire se faire sa propre opinion, avant d’en discuter avec lui. Le spectateur contempora­in veut bien du discours, du commentair­e, de la critique, mais après avoir vu le film. Comme s’il exigeait son émancipati­on.

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