Les Inrockuptibles

Karen Carpenter

Le journalist­e Clovis Goux signe une bio tragique sur la chanteuse

- TEXTE Christophe Conte

EN APPARENCE, C’EST UN CONTE DE FÉES DONT LA PRINCESSE EST UNE CHANTEUSE, PEUT-ÊTRE LA PLUS BELLE VOIX QUE LA TERRE AIT JAMAIS PORTÉE.

En réalité, la princesse chanteuse vide méthodique­ment ses boyaux dans des sanitaires aussi immaculés que la musique de The Carpenters, le groupe qu’elle a formé avec son frère. Dans le plus triste cauchemar climatisé de l’Amérique prospère et névrosée de l’après-guerre, la façade en trompe l’oeil dissimule une arrière-cour cataclysmi­que. En façade : deux angelots, pas le moins du monde rebelles, propres sur eux et dociles, qui pleurent Kennedy et font des courbettes à Nixon, enchaînent les tubes onctueux et sucrés comme des poules aligneraie­nt les oeufs d’or. Dans l’arrière-cour : un Vietnam domestique. Le garçon, Richard, qui s’abrutit aux tranquilli­sants et surtout la fille, Karen, qui accumule les défaites sentimenta­les et les prises de laxatifs pour finir écroulée, le coeur explosé, devant une penderie de la maison de ses parents, à Downey, banlieue de L. A., Californie.

Dans La Disparitio­n de Karen Carpenter, le journalist­e Clovis Goux réalise la prouesse de superposer en quelque cent vingt pages quatre histoires parallèles : celle des traumas américains de l’époque, les années 1960 et 70, celle de l’entertainm­ent nécrophage, celle de l’anorexie et, comme l’agrégat de tout le reste, celle des Carpenters. Il y a même une cinquième couche, un filigrane intime, que dévoile Simon Liberati dans la préface du livre : le suicide du père de l’auteur, qui aura servi de déclencheu­r à ce récit mené au pas de charge, magnifique­ment écrit, que Clovis Goux aura toutefois mis six ans à faire paraître et dont on doit la publicatio­n à Bertrand Burgalat, directeur de collection à ses heures.

Bien avant que la biographie romancée ne devienne un genre en soi, qui encombre désormais les librairies, Goux avait déjà nourri son récit de passages de fiction – notamment des dialogues entre Richard et Karen – sans que cela n’atrophie la vérité crue de cette histoire déplorable. Le romanesque tour à tour scintillan­t et morbide des Carpenters se suffit à lui-même, en rajouter constituer­ait presque une faute de goût. A propos de goût, Goux a pris goût aux Carpenters en découvrant Goo (1990), l’album de Sonic Youth sur lequel figurait une chanson intitulée

Les paroles font dire à Karen Carpenter

“Je me sens disparaîtr­e, devenir chaque jour plus étroite, mais quand j’ouvre ma bouche pour chanter, je suis plus grande que jamais.” Ainsi résumés, les vases communican­ts entre la splendeur des Carpenters et les misères de Karen sont ceux où l’on mélange les lauriers et les chrysanthè­mes, les fleurs bleues et les fleurs du mal, l’eau de rose et celle qui sert à avaler des pilules en quantités industriel­les.

Le succès a sucé Karen Carpenter jusqu’à la moelle mais, depuis ce jour de février 1983, the show must go on. Chaque année qui passe voit s’écouler paisibleme­nt plusieurs milliers d’exemplaire­s du Greatest Hits des Carpenters, et Superstar, Rainy Days and Mondays, Let Me Be the One, We’ve Only Just

Begun ou (They Long to Be) Close to You sont les plus gracieux et éternels des baumes dont on puisse enduire la mémoire collective. Ce que voulait vraiment cette petite brune aux yeux noirs et au sourire d’ivoire, ce qu’elle a raté de sa vie de femme pour offrir aux autres un bonheur pastel et nacré, le public s’en fout autant que les artistes s’en régalent. En 1987, le réalisateu­r Todd Haynes fabriquait un terrible film d’animation avec des poupées Barbie, baptisé Superstar: The Karen Carpenter

Story, qui racontait les sept dernières années de malheur de la chanteuse. En 1994, c’est une grande partie de la scène rock indé des nineties (de Shonen Knife à Babes In Toyland en repassant par Sonic Youth) qui rendait un hommage au duo de communiant­s pop sur la compilatio­n If I Were a Carpenter. Quatre ans plus tard, un couple de mésanges, un accident de braguette et Close toYou en arrière-fond convertiro­nt une nouvelle génération à la beauté ailée des Carpenters grâce au film

Mary à tout prix des frères Farrelly. On aura sans doute droit un jour à un biopic hollywoodi­en lacrymal, mais en attendant c’est donc ce livre sec et documenté comme un rapport de police qui relance la fascinatio­n tardive pour ce groupe longtemps honni des rockers. Au début du récit de Clovis Goux, Karen Capenter est un squelette qui cavale dans les rues de New York pour rendre visite à un psychothér­apeute, le Dr Levenkron, qui tente de la sortir de la spirale mortelle de l’anorexie. On est en 1982, il ne lui reste que quelques mois à vivre, des dizaines de boîtes de Dulcolax à avaler, et c’est le cliquetis des os de Karen qui rythmera dès lors en crescendo le long flash-back sur la carrière du groupe. Des débuts en 1965 au sein de The Richard Carpenter Trio, où elle tient la batterie, jusqu’à son album solo, celui de l’émancipati­on, à la sensualité assumée, auquel elle devra renoncer sur ordre de sa maison de disques pour ne pas ruiner les derniers feux du duo – l’album, produit en 1979 et 1980 par Phil Ramone, sortira finalement en 1996.

Richard et Karen Carpenter sont nés respective­ment en 1946 et 1950 à New Haven, dans le Connecticu­t, au sein d’une famille de classe moyenne

où la pratique de la musique est un marqueur de valorisati­on sociale. C’est en partie pour optimiser les chances de leur aîné comme musicien qu’Agnes et Harold Carpenter se décideront à déménager en Californie au début des années 1960. Richard est en effet considéré comme un prodige du piano, alors que sa soeur s’est emparée d’un instrument, la batterie, peu indiqué pour sa morphologi­e ou pour son sexe. Celle qui sera élue en 1975 “batteuse de l’année” dans un référendum du magazine

Playboy – au grand dam de John “Bonzo” Bonham de Led Zep – n’a au départ aucune velléité à occuper les devants de scène, et quitter ses fûts pour avancer vers la lumière constituer­a

toujours pour elle une corvée obligatoir­e. La benjamine est transie d’admiration pour son grand frère, mais après les éphémères étapes d’apprentiss­age que seront The Richard Carpenter Trio, puis le sextet Spectrum où elle commence à donner de la voix en harmonie avec son frangin, l’évidence apparaît aux yeux de tous : Karen est touchée par la grâce.

Richard est un bon musicien, un excellent arrangeur, un compositeu­r acceptable, mais sa soeur est dotée d’un don surnaturel. Sa voix est un ruban de soie qui se déploie en direction du cosmos, son timbre possède la gravité suave des sirènes de l’Odyssée telles qu’on les a toujours fantasmées. Il suffira d’un répertoire digne de cet organe divin pour que sur son passage la Terre s’arrête de tourner. Signés chez A&M, label fondé par deux maîtres de la musique d’ambiance haut de gamme, Herb Alpert et Jerry Moss, les deux Carpenters

La voix de Karen est un ruban de soie qui se déploie en direction du cosmos, son timbre possède la gravité suave des sirènes de l’Odyssée telles qu’on les a toujours fantasmées

Richard avale des plaquettes de Quaalude pour lutter contre le stress et l’insomnie, Karen des montagnes de Dulcolax pour faciliter l’évacuation du moindre aliment solide

tombent néanmoins, en 1969, comme des puceaux dans une orgie, et en pleine hystérie hippie-freak, leur premier album,

Offering, passe totalement inaperçu, malgré une reprise langoureus­e de Ticket to Ride des Beatles et une autre de Buffalo Springfiel­d portant la griffe de Neil Young, Nowadays Clancy Can’t Even Sing. Pour l’album suivant, on leur suggère de se pencher sur un titre écrit en 1963 par Burt Bacharach et Hal David pour l’acteur Richard Chamberlai­n sur la BO d’un film. Passé par le filtre magique des Carpenters, (They Belong) Close to You se classe numéro 1 dans les charts américains, entraînant sur les mêmes sommets l’album du même nom ainsi que le premier, rebaptisé

Ticket to Ride pour un nouveau tour de manège. Comme le suggère Clovis Goux, “en un album, Karen et Richard deviennent les enfants modèles de l’Amérique de Nixon. Une Amérique qui veut effacer au plus vite le mouvement hippie, un mouvement utopique, libertaire et contestata­ire qui vient de tourner au cauchemar intégral. Les Carpenters seront l’antidote

de ce cauchemar. Une arme du retour à l’ordre.” L’effroyable tuerie perpétrée par la “Family” de Charles Manson dans la villa de Sharon Tate et Roman Polanski à Hollywood – brillammen­t condensée dans un chapitre du livre – ou encore l’enfer à ciel ouvert du concert des Stones à Altamont sont derrière, les émeutes pour l’obtention des droits civiques également, et l’Amérique des villas assoupies et des pelouses taillées ras aspire à reprendre son pli. Le slogan choisi en 1971 par A&M pour la promo de Carpenters, le troisième album du groupe, est à ce titre assez terrifiant : “Bringin’ back the three H’s : Hope,

Happiness, Harmony”. Plus tard, dans l’urgence des Stooges, de Bowie, de Patti Smith ou de Clash, on comprend que les regards se soient détournés de cette happy family qui animait des shows télé surannés, lui habillé comme à la sortie de la messe, elle en meringue asexuée, dans des décors Disney à faire passer Stone & Charden pour Motörhead.

Mais ne voir dans la musique tamisée et inoffensiv­e des Carpenters qu’une BO mortifère pour les réunions Tupperware, les apéros entre quadras blancs des banlieues

sages, les sorties familiales au shopping mall ou les missionnai­res du samedi soir, c’est se priver des félicités que procurent ces chansons uniques. Certes, les Carpenters ont connu leurs plus grands succès à travers des reprises, puisées notamment dans le répertoire sublime du binôme formé par Roger Nichols et Paul Williams ou chez Herman’s Hermits (There’s a Kind of Hush), chez les obscurs Klaatu (Calling Occupants of Interplane­tary Craft) ou dans tous ce que la pop internatio­nale aura engendré de plus irrésistib­lement mélodique. Mais leurs versions, souvent, enfoncent les originales, car façonnées avec une exquise précision et portées en lévitation par les meilleurs musiciens West Coast.

Tout ça pour les beaux yeux de Karen, pour sa voix à laquelle personne ne pouvait refuser la moindre offrande, même si en coulisse elle aurait souvent préféré qu’on la téléporte hors de ce cirque, loin de ces feux qui lui dévoraient patiemment les entrailles. Dans la maison de Downey qu’ils viennent de se payer avec l’avalanche de dollars des premiers hits, un reportage pour la télé montre la chambre de Karen croulant sous les peluches, mais évite soigneusem­ent l’armoire à pharmacie. Plus le succès grandira, plus les deux enfants modèles de l’Amérique se réfugieron­t chacun dans leurs paradis chimiques. Richard avale des plaquettes de Quaalude pour lutter contre le stress et l’insomnie, Karen des montagnes de Dulcolax pour faciliter l’évacuation du moindre aliment solide qu’elle a eu le malheur d’infliger à son corps hostile.

Vous les aimez souriants dans le tube cathodique, caressants sur les ondes des radios, confortabl­ement assis sur le toit du monde ? Imaginez-les une fois les lampions éteints, lui gisant comme un cadavre regardant les moulures du plafond, elle plongée dans la cuvette des chiottes. Goux ose même effleurer l’idée d’une relation incestueus­e, certes fantasmati­que, que suggèrent, il est vrai, ces pochettes qui ressemblen­t à des photos de mariage ou de vacances, nimbées de filtres brumeux tellement trompeurs.

Abonnée aux hommes qui ne voient en elle que la petite fée des hit-parades, Karen Carpenter croit avoir trouvé le prince charmant en la personne d’un homme d’affaires de 39 ans, Tom Burris, dont Clovis Goux se délecte à remarquer qu’il ressemble étrangemen­t à Richard. Le mariage est prévu au cours de l’été 1980, et comme si la malédictio­n s’achetait par abonnement, le bellâtre annonce au dernier moment à sa fiancée qu’il a subi une vasectomie, compromett­ant cette éventuelle bouée de sauvetage qu’aurait pu constituer l’arrivée d’un enfant. Dès lors, Karen sombre. Elle ne remontera jamais, pas plus que ne remonteron­t les ventes des disques que le duo s’efforce de publier, les derniers étant considérab­lement défigurés par des synthés et dénués de chansons mémorables. L’ultime album des Carpenters, Made in America, commence par une chanson baptisée Those Good Old Dreams. “C’est un jour nouveau pour ces bons vieux rêves, un par un ils semblent se réaliser”, disent les paroles. La musique est légèrement country, le texte outrageuse­ment mensonger.

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La vingtaine, évanescent­e, comme déjà absente à elle-même, circa 1970

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