Les Inrockuptibles

Harmony Korine

L’ex-petit prodige du cinéma indé US s’expose à Beaubourg et chez agnès b.

- TEXTE Bruno Deruisseau PHOTO Dana Goldstein pour Les Inrockupti­bles

L’ENFANT TERRIBLE DU CINÉMA US EST DE RETOUR.

Quelque peu assagi par la case mariage et paternité, le réalisateu­r et plasticien est à 44 ans l’une des vedettes du Festival d’Automne. Il sera à Paris pour accompagne­r sa première rétrospect­ive au Centre Pompidou et une exposition à la très chic Galerie du Jour agnès b. Précoce et pressé de vivre, Harmony Korine est repéré à 19 ans par Larry Clark au hasard d’un skatepark new-yorkais. Clark lui demande d’écrire le scénario du sulfureux Kids (1995). Dans la foulée, le jeune homme réalise Gummo (1997), un premier film en forme de trip sous LSD alliant la trivialité du quotidien des white trash américains à une esthétique surréalist­e à la beauté éthérée. S’ensuivent Julien Donkey-Boy (1999), portrait d’une famille dysfonctio­nnelle épousant cette fois l’esthétique du Dogme 95 (l’éphémère mouvement esthétique édicté par Lars Von Trier),

Mister Lonely (2007), plongée dans une communauté burlesque de sosies plus zinzins les uns que les autres, et le plus confidenti­el Trash Humpers (2009), où la caméra lo-fi d’Harmony Korine suit un gang de vandales dont la passion consiste à simuler un acte sexuel avec des ordures.

Après quatre films innervés par la sous-culture, il se frotte au mainstream et réalise son chef-d’oeuvre Spring Breakers (2012). S’ouvrant sur une sidérante séquence orgiaque où des litres de mauvaise bière inondent paires de faux seins, vraies fesses et abdos épilés au son lourd et survitamin­é du Scary Monsters

and Nice Sprites de Skrillex, le film suit quatre jeunes filles prêtes à tout pour participer au spring break, ces vacances où la jeunesse américaine prend d’assaut les stations balnéaires du pays pour une semaine à base d’abus d’alcool, de drogues et de sexe. oeuvre pop et poétique, impure et sublime,

Spring Breakers restitue avec subtilité le tragi-comique d’une époque et fait de Korine l’un des grands imagiers du cinéma contempora­in. Son succès tant critique que public (d’un budget de seulement 5 millions, il en rapporte presque 32)

le propulse dans une nouvelle dimension. Mais mis à part quelques clips, pubs, courts métrages et apparition­s en tant qu’acteur, ce cool kid éternel a depuis quelque peu disparu des radars cinématogr­aphiques. Alors que l’ouragan Irma menace sa maison de Miami (le réalisateu­r et sa famille seront évacués quelques jours plus tard sans que sa résidence ne subisse trop de dommages), Harmony Korine nous explique le pourquoi de cette pause de six ans, nous raconte sa jeunesse destructri­ce, son insolite quotidien fait d’armes à feu, de contes pour enfants et de virées tardives au strip club et nous parle de The Beach

Blum, son prochain film servi par un improbable duo : Matthew McConaughe­y et Snoop Dogg.

Comment est né ton rapport au cinéma ? Harmony Korine –

J’ai grandi à la campagne, où les écoles étaient très mauvaises. Les professeur­s avaient pour habitude de nous tabasser. Je détestais aller en cours et j’avais envie de stopper ma scolarité le plus tôt possible. J’étais à la limite de la délinquanc­e. Je me suis fait plusieurs fois arrêter par la police. Avec mes potes skateurs, nous nous battions énormément. Pour canaliser toute cette violence, mon père a eu l’idée de m’inscrire à un cours de boxe. Mais lors de mon premier match, j’ai littéralem­ent été détruit par mon adversaire. Quand je suis rentré à la maison, j’avais le nez cassé et je passais mon temps devant la télévision à regarder des danseurs de claquettes et des films de Buster Keaton. C’est là que j’ai décidé de ne plus jamais enfiler de gants de boxe et que j’ai commencé à avoir envie de faire du cinéma.

A quand remonte ton premier contact avec les personnage­s marginaux que l’on rencontre dans tes films ?

Aux tout premiers instants de mon existence, je pense ! Je suis né dans une communauté hippie dans le nord de la Californie. Quelques années plus tard, nous avons déménagé à Nashville. Dans les années 1970, mon père a commencé à faire des documentai­res sur les communauté­s du sud des Etats-Unis et nous suivions un cirque qui se déplaçait de ville en ville. J’ai passé les dix premières années de ma vie à traîner avec le clown, la femme à barbe, le cracheur de feu, l’acrobate, le magicien, le nain et les forains. Une sorte de version flower power et carnavales­que du Freaks de Tod Browning.

Cette proximité avec le cinéma documentai­re de ton père t’a-t-elle permis de te familiaris­er avec une caméra ?

Non, c’est arrivé bien plus tard. J’étais très mauvais à l’école mais j’avais une professeur­e qui trouvait que j’écrivais bien. Elle m’a demandé ce que je voulais faire plus tard et je lui ai répondu que je voulais faire des films. Elle m’y a encouragé puis, au lycée, mon père m’a offert une petite Bolex et m’a montré comment l’utiliser. J’ai commencé à faire des petits films avec mes amis, notamment Chloë Sévigny qui était ma copine à l’époque. Contrairem­ent à mes frères et soeurs, je suis très vite devenu indépendan­t. Dès 12 ans, j’ai même eu une histoire avec une femme de 35 ans, je passais pas mal de temps chez elle. A 19 ans, j’ai rencontré Larry Clark dans un parc à New York et il m’a demandé d’écrire le scénario de Kids, ce qui m’a permis de récolter l’argent nécessaire pour tourner mon premier long métrage, Gummo.

A côté du cinéma, tu t’adonnes à la peinture, à l’écriture, à la musique et à la photograph­ie. Ces pratiques ont-elles toujours accompagné ton désir de cinéma ?

J’ai toujours eu besoin d’avoir une activité créative, quelle qu’elle soit. Le problème du cinéma est qu’il faut convaincre beaucoup de personnes, avoir de l’argent, des acteurs et toute une équipe technique. Dès mes premiers films, je peignais et écrivais beaucoup en parallèle. Avant que mon activité de réalisateu­r ne prenne de l’ampleur, j’avais même eu mes premières exposition­s. Même si le médium varie, ça a toujours été la même chose pour moi, tout était connecté. Il arrive même qu’un film ait pour origine un tableau ou une photograph­ie que j’ai faits, et vice-versa. J’aime autant peindre que faire des films.

Ton travail de plasticien est intimement lié à ta rencontre avec Agnès b. (mécène d’artistes comme Jacques Tati, Gaspar Noé, Claire Denis et Patrice Chéreau – ndlr). Comment avez-vous fait connaissan­ce ?

Agnès fait partie des plus belles rencontres de ma vie. Avant de la connaître, j’allais souvent dans son magasin de New York et j’avais pour habitude de voler les affiches de films qui le décoraient. Je l’ai finalement rencontrée il y a dix-huit ans à la Mostra de Venise, où je venais présenter

Gummo. Nous sommes tout de suite devenus amis. Elle est venue voir une de mes exposition­s à Los Angeles peu après, elle y a acheté plusieurs oeuvres et a très vite organisé ma première exposition européenne dans sa galerie. Elle m’a aussi proposé de venir vivre à Paris quelque temps

“Dès 12 ans, j’ai eu une histoire avec une femme de 35 ans, je passais pas mal de temps chez elle. A 19 ans, j’ai rencontré Larry Clark” HARMONY KORINE

et j’ai accepté. J’occupais une luxueuse chambre de l’hôtel Regina, en face du Jardin des Tuileries. Pendant deux ans, j’ai passé mon temps à arpenter les rues de Paris, à sortir, à me droguer et à créer.

Ton attrait pour la sous-culture, les white trash et l’expériment­ation formelle correspond­ait-il à une volonté de montrer une facette de la culture américaine relativeme­nt invisible ?

Oui, mais je ne me suis jamais vraiment posé la question aussi consciemme­nt. Je voulais faire des films sur la façon dont j’ai grandi et sur les choses que j’ai vues et surtout fantasmées. J’avais envie de montrer des choses que personne d’autre ne montrait. J’avais envie de faire ressentir aux gens ce que c’était que de vivre dans ces endroits, entouré de ces êtres hauts en couleur. Mon désir le plus profond était de montrer ce que je ressentais.

Vois-tu Spring Breakers comme un tournant dans ta carrière ? Il s’agit à la fois de ton plus gros succès et d’une première incursion dans une imagerie plus visible et mainstream.

C’est vrai que Spring Breakers semble à part dans ma filmograph­ie. J’étais attiré par ce mythe américain fait de plage, de nudité et d’excès… comme un long poème pop et érotique. Quand j’étais ado, j’observais les gens de mon âge qui trépignaie­nt à l’idée de prendre leur voiture et de filer en Floride pour faire la fête. Je n’y suis pour ma part jamais allé. Mais j’aimais l’idée, je trouvais qu’il y avait quelque chose de très beau dans le mot : spring breaks… Cela faisait un moment que je collectais des images et que je fantasmais sur ce phénomène. J’avais cette vision de filles en maillots de bain fluos, portant des lunettes de ski et dépouillan­t des touristes obèses. A partir de cette image, j’ai écrit un récit. En un sens, il est différent des autres films mais c’en est aussi une extension. Je ne sais pas si c’est un tournant dans ma carrière. Je pourrais faire des films plus commerciau­x et le jour suivant faire un film qui ne serait vu que par une seule personne. Je n’ai pas de limites et je ne pense pas à grand-chose si ce n’est au moment présent. Tu sais, quand je me lève le matin, la première chose que je fais, c’est prendre mes cinq armes à feu. Je monte dans ma voiture, je vais au stand de tir et je me défoule pendant une heure. Puis je prends mon bateau et je vais pêcher. Ensuite je m’installe dans mon atelier et je peins. L’après-midi, je vais chercher ma fille à l’école. Après lui avoir lu une histoire, je reprends ma voiture et je traîne dans un strip club, où je finis généraleme­nt par m’endormir. Je fais ça quatre jours par semaine et durant les trois autres, je me repose. Je peux par exemple passer une journée entière à regarder des vidéos gag sur YouTube.

“Je pourrais faire des films plus commerciau­x et le jour suivant faire un film qui ne serait vu que par une seule personne” HARMONY KORINE

Dans Spring Breakers, la frontière entre une représenta­tion purement festive et divertissa­nte et quelque chose de plus profond et critique est particuliè­rement mince. Désirais-tu cette ambiguïté ?

Quand je réalise un film, je donne absolument tout ce que j’ai. Je ne suis pas un scénario de manière convention­nelle. J’essaie de procurer au spectateur une expérience physique, comme une hallucinat­ion ou un trip sous acide, quelque chose qui soit au-delà d’une simple articulati­on. Je veux que le film traverse le spectateur, le remue. Je n’aime pas l’idée que mon film énonce un discours, je préfère qu’il se rapproche plus d’une expérience complexe à définir. Spring Breakers peut à la fois être vu comme une critique et une célébratio­n. Tout dépend de la manière dont le spectateur traverse l’expérience que je lui propose.

L’empathie avec tes personnage­s semble être une composante essentiell­e de ton cinéma.

Oui, complèteme­nt. Je n’ai jamais compris les réalisateu­rs qui font des films pour dresser un procès à charge ou une critique. J’ai besoin d’aimer mes personnage­s, de me passionner pour leur ambiguïté morale. Même lorsqu’ils font quelque chose de répréhensi­ble, j’aime l’idée qu’ils ont leurs raisons, qu’il existe une zone intermédia­ire entre le bien et le mal, une confusion morale à laquelle nous sommes tous confrontés.

Ta position dans le milieu du cinéma américain a-t-elle changé depuis Spring Breakers ?

Je n’y prête pas trop attention. Je vis très loin de l’industrie du cinéma. Je fais mes trucs dans mon coin et j’ai le sentiment que je serai toujours un outsider. Autant sur la forme que sur les conditions de tournage, ma méthode est si différente de ce qui se fait à Hollywood que je pense que je ne ferai jamais vraiment partie de l’industrie du cinéma américain. Il ne faut jamais dire jamais mais j’ai l’habitude de prendre les choses comme elles viennent.

A 44 ans, quel regard portes-tu sur ta jeunesse ?

C’était cool, destructeu­r, provocant, excessif en tous points et tout ça m’a presque tué. J’ai vraiment vécu comme un criminel pendant plusieurs années. Mais quand tu te maries et que tu as un enfant, tu penses forcément différemme­nt. J’avais aussi envie de changer. Je n’aurais pas pu continuer à avoir ce style de vie de toute manière.

Pourquoi avoir choisi de t’installer à Miami ?

J’aime les femmes ici, ce sont les plus belles du pays ! Ils ont les meilleurs clubs de strip-tease et le meilleur poulet frit. J’aime la chaleur, la plage, les bateaux et les armes à feu alors c’est vraiment le paradis pour moi ici.

Pourquoi ne pas avoir tourné de film pendant six ans ? Ton désir de cinéma était-il entamé ?

Non, mais je n’ai simplement pas eu un désir de film assez fort pour le réaliser. J’ai passé les six dernières années à peindre, à passer du temps avec les gens que j’aime et à faire quelques apparition­s au cinéma en tant qu’acteur. Là, je reviens de six semaines de tournage au Mexique. Je tiens le rôle masculin principal de la nouvelle saison de The Girlfriend Experience de Steven Soderbergh (diffusion prévue en novembre – ndlr). Avant cela, j’avais eu une idée qui m’a suffisamme­nt obsédé pour que je prenne une chambre d’hôtel pendant un mois et que j’écrive le scénario de mon nouveau film, The Beach Blum, que je dois tourner en novembre… si Miami n’est pas rayé de la carte par Irma. Il s’agit d’une sorte de comédie sur deux junkies dépressifs, incarnés par Matthew McConaughe­y et Snoop Dogg. Je les ai choisis parce que ce sont les deux personnes au monde avec qui j’aimerais le plus être défoncé. Ce sera un peu ma propre version de Cheech and Chong (duo de comiques américains connus pour leur amour du cannabis – ndlr).

Que penses-tu de Donald Trump ?

Que peut-on dire ? Nous en sommes là. Il est un reflet de notre époque. Je savais qu’il allait gagner depuis le début, il n’y avait pour moi aucun doute là-dessus. Les Etats-Unis doivent traverser cette période. Je pense que nous le méritons. Trump représente pour moi le refoulé de l’Amérique, son inconscien­t sale et pervers. Mais je ne place pas mes espoirs et mes rêves dans les politicien­s. Je préfère les placer dans les gens que j’aime, la création et la jeunesse.

Tes films ont justement beaucoup compté pour les jeunes. Te sens-tu dépositair­e d’un certain esprit de l’époque ?

Oui, je suis l’emblème de toute nouvelle génération pour l’éternité ! Non mais plus sérieuseme­nt, la jeunesse façonne la culture de demain. Je suis du côté de la jeunesse. Cela ne veut pas dire que la jeunesse est tout le temps intéressan­te. Cela veut juste dire qu’il n’y a rien de pire pour moi que de regarder quelqu’un vieillir. I don’t wanna fuck with old people.

“J’ai choisi Matthew McConaughe­y et Snoop Dogg comme acteurs parce que ce sont les deux personnes au monde avec qui j’aimerais le plus être défoncé” HARMONY KORINE

 ?? Gummo Julien Donkey-Boy (1999) ?? De haut en bas : Harmony Korine avec Larry Clark à Cannes en 1995 ;(1997) ;
Gummo Julien Donkey-Boy (1999) De haut en bas : Harmony Korine avec Larry Clark à Cannes en 1995 ;(1997) ;
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