Les Inrockuptibles

“J’ai été prise par une nécessité ”

Six ans après Stage Whisper, CHARLOTTE GAINSBOURG livre un album ample, électroniq­ue et impudique, enregistré avec la complicité du producteur SEBASTIAN. Disque de la perte, peuplé de fantômes, Rest est aussi celui de l’affirmatio­n de soi : la chanteuse e

- TEXTE Géraldine Sarratia PHOTO Stefano Galuzzi pour Les Inrockupti­bles STYLISME Marjorie Chanut MAKE UP Min Kim/Airport Agency COIFFURE Seb Bascle/Calliste

AU DÉCLENCHEM­ENT DE L’ÉCRITURE, Y A-T-IL TOUJOURS LA MORT ?

La perte, les pertes sont au centre de Rest, le nouvel et magnifique album de Charlotte Gainsbourg. En 2013, sa soeur Kate Barry décède tragiqueme­nt. Et plus rien ne sera comme avant. L’actrice et chanteuse française se trouve prise d’une nécessité. Ecrire, faire quelque chose de cette douleur, et de toutes celles, autres, anciennes, qu’elle fait ressurgir. Au diable le regard des autres, et le lourd héritage paternel qui empêchait jusqu’alors d’écrire en français. Elle écrira, en français, sur son intimité, ses doutes, ses sentiments les plus profonds. Epaulée par Sebastian, jeune producteur electro français ultradoué, qui a notamment collaboré avec Katerine et Frank Ocean, elle s’attelle à Rest. Un disque somptueux, impudique, ample, gainsbouri­en (une des grandes intelligen­ces du projet est justement de ne pas fuir l’héritage paternel mais de l’embrasser), qui joue sans cesse du chaud et du froid, des contrastes entre charge émotionnel­le des textes et rythmes electro entraînant­s, discoïdes. “Rest”, en anglais, signifie “repos” : celui des morts, éternel, mais aussi celui que l’on s’accorde à soi même lorsque l’on s’autorise à se regarder telle que l’on est, lorsqu’on s’autorise enfin à être soi.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Charlotte Gainsbourg – Quand j’ai écouté ce que faisait Sebastian, j’ai tout de suite eu envie de voir si ça pouvait coller avec ma voix et s’il aurait envie d’une collaborat­ion. Le côté electro et très violent de sa musique m’attirait. C’est quelque chose de très brutal et en même temps très mélodieux. J’adorais ce qu’il faisait.

Sebastian – La première fois que l’on s’est vus, pour la petite histoire, ça ne s’est pas très bien passé. Je suis arrivé un peu bourré.

Charlotte Gainsbourg – Il m’a demandé si j’avais de la bière (rires). Mais j’étais tout de même convaincue que j’avais envie de travailler avec toi…

Sebastian, tu étais intimidé ?

Sebastian – Oui probableme­nt, il y avait un mélange de plein de choses. J’ai eu l’air arrogant, je pense. J’ai commencé par dire à Charlotte “Moi, ce qui m’intéresse, c’est ça”.

Ce “ça”, qu’est-ce que c’était ?

Sebastian – Le français. C’était important, pour moi, si je travaillai­s avec Charlotte, de préserver cette dimension française, même dans les référents musicaux. J’avais un début d’idée, mais après il fallait la proposer et entendre les siennes. Le rôle d’un producteur, c’est avant tout d’aider un artiste à accoucher de son album, de faire la sage-femme. Pas de faire son propre disque. Cela peut nécessiter du temps. Pour ce disque, quatre ou cinq ans.

Charlotte Gainsbourg – J’avais en tête, assez précisémen­t, des musiques de films d’horreur ou de films français plutôt populaires des années 1970. J’y retrouvais la même ampleur que dans la musique de Sebastian. J’avais envie qu’on fasse quelque chose qui se rapproche du Clan des Siciliens. Je pensais aussi au Mépris. A partir de tout cela, Sebastian a fait plusieurs maquettes. Je suis venue chez lui avec des bribes de textes, plein de carnets, beaucoup de n’importe quoi accumulé. J’attendais qu’on me dise si c’était bien. C’était davantage des thèmes que des textes. A ce moment-là, je n’étais vraiment pas sûre de moi, pas sûre d’écrire moi-même le disque, on parlait d’auteurs…

Sebastian – Cela a pris un peu de temps. Et puis, le pilier, le point de départ de tout le disque, est arrivé…

Charlotte Gainsbourg – J’ai perdu ma soeur Kate. J’avais déjà écrit une partie des textes, mais après son décès je n’ai plus été capable d’écrire sur autre chose. Je suis devenue très obsessionn­elle et je suis partie à New York. Tout à coup, je m’en foutais que ce soit bon ou mauvais. Le français ne m’a plus effrayée, il est même devenu évident pour certaines chansons. Il y avait une forme de liberté différente dans la musique et dans l’autorisati­on que je me suis accordée d’écrire sur ces sujets-là, de les assumer grâce au dépaysemen­t. Je n’aurais pas pu faire ce disque à Paris.

Le regard est moins fort sur vous à New York ?

Charlotte Gainsbourg – Oui, les gens s’en foutent complèteme­nt. Je me sens très ingrate de dire ça, mais les gens me reconnaiss­ent là-bas pour ce que j’ai fait, moi. Ils ne parlent pas de mes parents. Ils ont vu les films de Lars von Trier, ont écouté la musique de Beck, ils n’ont pas forcément fait le lien. On ne me parle pas tous les jours de ma vie (rires). A mon âge, j’ai découvert l’anonymat. J’ai revu Sebastian, j’avais besoin qu’il me dise qu’il y croyait aussi. Sebastian – On s’est retrouvés dans un studio à Brooklyn…

Charlotte Gainsbourg – En général, je suis très lente. Mais à Brooklyn, ça a vraiment démarré et le coeur de l’album s’est imposé. Il y a eu Kate, Lying with You, I Am a Lie.

Sebastian – Le coeur esthétique de l’album était là. Charlotte m’a surpris avec ses textes. Son style est très marqué et il est apparu d’un coup. Cette hantise permanente de se référer à son père s’est effacée, ses textes étaient très directs. L’album parle à haute voix aux êtres qu’elle a perdus.

Charlotte Gainsbourg – Si j’ai tardé à écrire en français, c’est évidemment parce que je ne me sentais pas à la hauteur de ce que mon père avait pu faire. Là, j’ai été prise d’une nécessité. Et comme je n’avais pas de dextérité pour jouer avec les mots, alors il fallait au moins être honnête.

Charlotte, avez-vous toujours écrit ?

Charlotte Gainsbourg – Oui. Ma mère m’y a encouragée, elle me disait qu’elle avait tenu des journaux intimes toute sa vie et je l’ai vue faire. Alors, à partir de 12-13 ans, j’ai commencé. J’écrivais aussi de faux journaux où je mentais. J’étais amoureuse de quelqu’un et je les lui faisais lire. C’était comme une correspond­ance dans laquelle je me présentais autrement, je m’amusais. J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire, puis c’est devenu très larmoyant quand j’ai perdu mon père et d’autres membres de ma famille… Une plainte un peu chiante. C’était surtout un exutoire.

“J’ai perdu ma soeur Kate. J’avais déjà écrit une partie des textes, mais après son décès je n’ai plus été capable d’écrire sur autre chose”

CHARLOTTE GAINSBOURG

Dans le texte qui accompagne votre album, vous dites qu’avec les parents que vous aviez il fallait ne rien dévoiler, tout préserver de votre vie…

Charlotte Gainsbourg – Mes parents n’ont pas gardé les choses secrètes, et quand ils se sont séparés, ça a été vraiment très compliqué à vivre : la presse, les paparazzi… Ils ont joué un jeu qui s’est retourné contre eux. Puis ils ont réapprivoi­sé les médias. Ma mère m’a alors appris à me cacher. Il y avait d’un côté mon père qui montrait tout, de l’autre ma mère qui cachait tout. J’ai choisi de la suivre, elle. A présent, ça me touche davantage quand je pense à quel point mon père aimait qu’on parle de lui. S’il avait un article, il filait acheter le journal le matin pour tout décortique­r, il était heureux. Quand il m’annonçait qu’on allait faire la couverture de je ne sais quel magazine, il ne comprenait pas mon indifféren­ce. Ce n’était pas de la prétention de ma part, on était simplement très différents sur ce point.

Ça vous a pesé de tout cacher ?

Charlotte Gainsbourg – Non, et c’est pour ça que les films me conviennen­t bien. L’exercice, c’est d’être au plus proche de ce qu’il y a de plus intime au fond de soi, tout en portant un masque… Avec la musique, c’était plus transparen­t, plus incarné. Il fallait que j’aborde des thèmes qui reflètent mon intimité. Je me suis longtemps demandé qui ça allait intéresser. Dans ce disque, il y a une grande impudeur dans l’écriture mais ça ne me gêne pas.

Serge Gainsbourg est présent dans le disque, à la fois dans les sonorités et dans certains textes. Comment vous êtes-vous positionné­s face à la figure du père ?

Sebastian – J’avais la sensation qu’il ne fallait pas fuir cet héritage. On n’allait évidemment pas tenter de faire la même chose mais il ne fallait pas l’éviter. Il apparaît par moments de manière naturelle.

Charlotte Gainsbourg – Nous n’en avons pas beaucoup parlé. La question s’est surtout posée par rapport à la production des voix. Cela m’a fait plaisir que Sebastian ait envie que je retrouve un timbre que j’avais à l’époque de mon père. Sebastian – Sur les disques précédents de Charlotte (produits

par Beck et Connan Mockasin – ndlr), les voix sont lissées. J’ai eu envie de laisser de côté cette tradition de la voix parfaite. Sur l’album, les voix sont très sèches et mises en avant, comme le faisait Serge Gainsbourg. Tu te prends la personne, le texte dans la gueule. J’ai eu envie de ça. Et Charlotte s’est livrée plus que je ne l’imaginais.

Vous écrivez pour la première fois sur votre père. Dans Lying with You, vous racontez sa mort et chantez votre “amour pur de fille chérie”, comme un écho à Lemon Incest, un texte qui y répondrait dans l’au-delà…

Charlotte Gainsbourg – Je n’ai pas vraiment pensé à ça mais il est vrai que j’ai toujours été très obsédée par sa mort.

La manière la plus évidente de parler de lui, pour moi, c’était par un biais un peu brutal. S’il y a une résonance, ça me plaît, j’en suis fière. Je n’ai pas réfléchi à ce que j’allais dire sur lui, les choses sont venues naturellem­ent. Dans des journaux, dans des rêves. J’avais besoin de faire cette déclaratio­n d’amour mais de manière déguisée. J’avais envie de ce décalage très cru : douloureux dans les mots et énergique dans la musique. Les textes sont impudiques mais la musique les met en scène.

Sebastian – Il y a tellement de nuances dans les sentiments. Tout ne peut pas être retranscri­t de manière triste, univoque.

Il y a plusieurs collaborat­ions sur le disque. Comment s’est passée la rencontre avec Paul McCartney, qui signe Songbird in a Cage ?

Charlotte Gainsbourg – Pour McCartney, j’étais enceinte jusqu’aux dents, c’était il y a six ans. Je lui ai demandé s’il accepterai­t de me voir et on a déjeuné à Londres tous les deux. Les gens l’appelaient “Sir”, c’était assez impression­nant. On a parlé de nos enfants, de la vie. A la fin, je lui ai demandé s’il avait le temps d’écrire quelque chose, que j’adorerais chanter une chanson de lui. C’est un géant, j’aime beaucoup ses albums solo. Quelques semaines après, il m’a envoyé une maquette.

Sebastian – Elle ne collait pas du tout avec le reste du disque. Mais on ne pouvait pas passer à côté ! C’était une ballade très douce à la base et on a doublé le tempo. J’ai gardé les grandes lignes et je l’ai modelée pour que ça colle mieux à l’ensemble. On lui a envoyé le titre et on s’est dit “Soit ça passe, soit ça casse”… Et il nous a rejoints en studio, à New York. Il était assez enthousias­te de participer à l’album, il est hyper en forme !

Charlotte Gainsbourg – C’est le titre sur lequel je me suis accordé le plus de liberté pour chanter, sûrement parce que je n’avais pas signé le texte. J’avais l’impression de détruire quelque chose et en même temps de m’amuser avec.

Une autre collaborat­ion marquante est Rest, signée par Guy-Man, moitié de Daft Punk.

Charlotte Gainsbourg – J’étais allée les voir bien avant que l’on commence avec Sebastian, j’avais envie de travailler avec eux deux. Guy-Man avait une boucle que j’aimais beaucoup. On s’est rencontrés en studio, j’étais hyper intimidée. J’y suis allée avec mes pages. Il m’a dit “Mais attends, attends, y a trop là !” Il a fallu que je trouve des phrases de trois mots. J’avais du mal à assumer la simplicité du texte. Aujourd’hui, je crois en la vertu du dénuement.

I Am a Lie est un des titres forts du disque. Charlotte, vous y parlez de votre timidité presque maladive, de la difficulté que vous avez à vous montrer telle que vous êtes. Avez-vous le sentiment de vous ressembler, tous les deux ?

Sebastian – Charlotte dit que je suis timide. Charlotte Gainsbourg – Tu es très timide, regarde, on ne peut pas se toucher la main, là (elle lui touche la main et ils rient), ça te mettrait trop mal à l’aise ! Aujourd’hui, cette timidité, je m’en sers. Pendant trente ans, j’ai galéré avec moi-même à force d’être tout le temps mal à l’aise. Puis c’est devenu plus facile, j’étais en terrain connu. Je réalise qu’avoir le trac avant de faire un film, être très critique avec moi-même, j’aime bien.

Vous êtes dure avec vous-même : dans le titre, vous parlez de “faiblesse intellectu­elle”…

Charlotte Gainsbourg – Pendant longtemps, j’ai préféré fermer ma gueule aux dîners parce que j’avais l’air plus intelligen­te ! (rires)

C’est le syndrome de l’imposteur ?

Charlotte Gainsbourg – Oui, comme beaucoup. Je n’ai pas trimé pour faire un disque, ni pour commencer au cinéma, même si aujourd’hui j’espère que j’ai fait mes preuves. Donc imposteur, un peu. Je n’ai pas fait d’école, et j’allais toujours en studio, sur les plateaux sans armes. Je me souviens pour Merci

la vie de Bertrand Blier, en 1991, j’étais avec Anouk Grinberg. On nous avait envoyées avant le tournage en thalasso à Quiberon pour qu’on apprenne à se connaître, qu’on devienne copines. Je la voyais écrire sur son scénario des tas de choses, et là j’ai senti une imposture de ma part. Maintenant, je prépare, j’écris.

C’est aussi un disque qui parle de l’âge, du temps qui passe. Vous le vivez comment ?

Charlotte Gainsbourg – Je ne suis pas obnubilée par ça mais je trouve que le vieillisse­ment ne va ni avec la musique, ni avec le cinéma. Il y a dans ces arts un souffle qui va de pair avec la jeunesse. Je le fais quand même, je m’en fous.

“Pendant longtemps, j’ai préféré fermer ma gueule aux dîners parce que j’avais l’air plus intelligen­te !”

CHARLOTTE GAINSBOURG

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