Les Inrockuptibles

“La plupart des choses que vous trouverez dans mon livre ne me concernent pas ”

Dans Paysage perdu, la grande romancière JOYCE CAROL OATES raconte ses souvenirs d’enfance. Ou l’on comprend comment, en quelque cinquante romans, une petite fille de la ferme est devenue la reine du gothique américain.

- TEXTE Yann Perreau PHOTO Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles

Comment la petite fille de la ferme est devenue la reine du gothique US…

“AU COMMENCEME­NT, NOUS SOMMES DES ENFANTS IMAGINANT DES FANTÔMES QUI NOUS EFFRAIENT, écrit Joyce Carol Oates en incipit de son livre de mémoires, Paysage perdu. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance.” Paysage au sens littéral du terme, la ferme où elle grandit, qui n’existe plus. Ce paysage rural de l’ouest de l’Etat de New York d’où est né son désir même d’écrire. Et paysage au sens figuré, ces territoire­s disparus de son enfance et de son adolescenc­e, un endroit et un temps oubliés qu’elle fait, dans ce livre magnifique, resurgir d’entre les morts.

A 79 ans, Joyce Carol Oates est restée cette petite fille chétive et timide qu’elle décrit dans Paysage perdu. On nous avait fait le portrait de quelqu’un de dur, de froid, de difficile à interviewe­r. Elle est en fait charmante, presque mutine, avec cette voix grave, ce débit de mots qui révèle une intelligen­ce inouïe. Elle répond aux questions en quelques secondes, s’engage dans une conversati­on sans savoir où et comment elle va l’achever. Pourtant, chaque phrase est empreinte de sagesse, ouvre une nouvelle porte sur son oeuvre, sur le monde, sur notre façon d’appréhende­r notre relation aux autres. Elle boit du Coca-Cola, redemande des glaçons. Son mari l’attend patiemment, à côté, dans ce café de Saint-Germain-des-Prés, en prenant un expresso. Joyce Carol Oates ne s’arrête jamais. Plus de cinquante romans publiés, presque un par an, voire deux, souvent sombres, gothiques, sans que la qualité ne baisse jamais. Pour cette rentrée, outre Paysage perdu, son éditeur français Philippe Rey sort un recueil de nouvelles, La Princesse-Maïs et

autres cauchemars, plus excellente­s les unes que les autres.

Pourquoi publier ce livre de mémoires maintenant ?

Joyce Carol Oates – De tous mes livres, celui-ci est le premier que je n’ai pas écrit d’une traite. Je l’ai composé au long cours, ces vingt dernières années, sous la forme d’essais publiés ici ou là. Après le livre de mémoires sur la mort de mon mari ( J’ai réussi à rester en vie, en 2011, parlait du deuil de l’auteure après la disparitio­n subite de son premier mari, Raymond Smith, en 2008 – ndlr), mon éditeur m’a dit : “Il est temps d’écrire des mémoires un peu moins sombres, non sur la souffrance mais sur l’acte d’écrire, la créativité”. Il m’a posé une question très simple : “Comment êtes-vous devenue écrivaine ?” J’ai repensé à ceci et cela, à mes parents et à mes grands-parents, à un professeur, etc. J’ai tout remis ensemble pour composer ce livre.

Dans les premières pages, vous abordez la façon dont la mémoire peut nous jouer des tours… Absolument. La mémoire est sélective, elle retient certaines choses, en oublie d’autres. Elle peut vous tromper et c’est une expérience d’humilité salutaire. Aussi, pour écrire un livre de mémoires, il vous faut d’abord amasser un maximum de ressources : clichés, photograph­ies, lettres, etc. Et surtout ce que d’autres personnes peuvent vous confier. Nos souvenirs sont élusifs, impression­nistes. La mémoire est associée à des émotions, pourtant la plus grande partie de nos vies se déroule sans grande émotion. Mon enfance fut ainsi relativeme­nt calme, sans réels drames ou conflits familiaux. Je m’entendais bien avec mes parents, etc. Comment donc écrire sur ce à quoi pouvait ressembler la vie de tous les jours d’une enfant calme ? Comment ne pas dramatiser, édulcorer ?

Vous êtes fascinée par des personnes que vous ne connaissez pas, comme ces gens que vous apercevez une fraction de seconde depuis une voiture. “La seule manière dont je pourrais connaître ces inconnus, c’est en écrivant leur histoire”, expliquez-vous.

Oui, c’est tout à fait vrai. J’ai ressenti cela très fortement dans mon plus jeune âge. Ce besoin d’écrire sur des étrangers, d’imaginer leurs vies. De même qu’entrer dans une vieille maison abandonnée, y pénétrer et regarder autour de soi. C’est comme si vous lisiez un livre sur ses habitants.

Alice au pays des merveilles fut un livre déterminan­t pour votre vocation d’écrivaine ?

Tout à fait. Je voulais être à la fois Alice et Lewis Carroll : d’un côté le personnage, de l’autre l’écrivain. Alice a une sacrée repartie et est très mûre pour son âge. C’est une enfant mais elle ne se comporte pas de façon enfantine. Les adultes sont idiots et en comparaiso­n elle est toujours plus sage qu’eux. C’est un excellent livre à lire pendant l’enfance, car on y découvre comment les adultes peuvent être des hypocrites qui ne savent pas ce qu’ils font. Je ne pense pas qu’il existe un seul adulte admirable dans les livres de Lewis Carroll, tandis que les enfants sont toujours sensibles.

Vous défendez l’usage de l’imaginatio­n même pour le genre biographiq­ue ou autobiogra­phique. Dans Blonde, vous faites référence à un livre de mémoires de Marilyn Monroe qui n’a jamais existé.

Quand vous travaillez sur des gens qui ont eu une vie tragique, comme Norma Jean Baker, il vous faut voir, me semble-t-il, leur moi profond. Cette part d’eux qu’eux-mêmes ne peuvent pas voir. Norma Jean Baker se sentait sans cesse menacée, elle venait des classes laborieuse­s, pas de l’aristocrat­ie comme Elizabeth Taylor. A Hollywood, il y avait deux catégories de personnes. Celles de la catégorie A et celles de la catégorie B. Elle fut toujours considérée avec un certain mépris, comme appartenan­t à la seconde catégorie, même si elle rapportait de l’argent aux studios. Quand j’ai écrit sur Norma Jean Baker, j’ai dû regarder au-delà des sentiments qu’elle ressentait à son propre égard, notamment son sentiment d’infériorit­é patent, pour observer son moi profond. Le personnage que j’ai créé est ce moi profond d’une personne qui n’aurait pas dit d’elle-même : “En fait, je suis vraiment belle ; en fait, je suis vraiment une bonne actrice”. Elle a toujours eu à faire ses preuves. Quand elle jouait bien dans un film, ils disaient “Oh, elle ne joue pas, elle se contente d’être ellemême.” Quand j’écris sur des gens réels, je tâche toujours d’atteindre ce moi profond, de creuser sans cesse, surtout pour les gens qui n’ont pas confiance en eux. Ils ne connaissen­t peut-être pas la vérité à leur propre sujet.

“La mémoire est associée à des émotions, pourtant la plus grande partie de nos vies se déroule sans grande émotion” JOYCE CAROL OATES

L’écrivain doit s’emparer du sujet qui l’intéresse et lui donner toujours plus de profondeur, d’inclinatio­n.

Avez-vous la même approche à votre égard dans Paysage perdu ? Vous essayez d’y saisir votre moi profond ?

Je ne sais pas bien écrire sur moi-même (petit rire gêné). D’ailleurs, la plupart des choses que vous trouverez dans ce livre ne me concernent pas. J’écris sur d’autres gens, mes proches. J’ai du mal avec les autoportra­its.

Est-ce pour cela que vous utilisez des pseudonyme­s pour signer certains de vos livres ? Vous connaissez la formule d’Oscar Wilde : “C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui

un masque et il vous dira la vérité.” Mais je ne sais pas. L’internet est connu pour être cet endroit où les gens prennent d’autres identités, pour dire des choses sans trop y réfléchir, notamment des choses racistes. Ensuite, ils sont démasqués et rétorquent “Oh, vous savez, je ne le pensais pas vraiment”. Peut-être qu’ils ne le pensent en effet pas vraiment, qu’ils réagissaie­nt de façon excessive à quelque chose. Nous vivons dans un monde où, avec cette révolution du numérique, de plus en plus de gens veulent surtout qu’on s’intéresse à eux. Le meilleur exemple est sans doute notre président, Donald Trump. Il poste tous ces tweets, c’est comme s’il voulait se faire remarquer, sans que l’on comprenne vraiment pourquoi d’ailleurs. Pas mal des choses que Trump dit sont de cet acabit : il ne les pense pas vraiment.

Peut-être que seul un romancier peut percevoir cela, voir le personnage Trump derrière la personne réelle…

Peut-être, en effet. Mais avec Trump, on est surtout dans la télé-réalité. Il a peut-être un moi un peu plus profond mais je n’en suis pas sûre.

Je reviens à vos pseudonyme­s. Pourquoi avez-vous créé ces noms de plume ?

Je voulais écrire un autre type de roman, bien plus court, sans digression ou considérat­ions politiques, culturelle­s. Une littératur­e plus concentrée sur l’intrigue, avec des chapitres s’enchaînant rapidement, comme un scénario. Avec mes romans sous le nom d’Oates, je vais un peu plus loin et je densifie. Davantage de descriptio­ns, davantage de contexte.

Comment avez-vous choisi ces peudos ?

Pour Rosamond Smith, Smith était mon nom de mariée et le prénom de mon mari était Raymond. Aussi ai-je inventé ce nom, qui fait aussi britanniqu­e, ce qui me plaît. Pour Laurel Kelly, je ne me souviens plus très bien. J’aimais bien le nom de Kelly, un nom irlandais, comme Oates. Mais j’aurais sans doute dû utiliser des initiales, et le neutre que cela offre. J’aurais dû faire cela.

Comment avez-vous été démasquée ? Rosamond Smith a été découverte en premier, je ne sais pas comment. Quelqu’un l’a dit à quelqu’un qui l’a dit à quelqu’un…

A un moment, dans Paysage perdu, vous vous mettez dans la peau d’Heureux le Poulet, un volatile que vous aviez adopté à 4 ans. Comment vous est venue cette idée ?

C’était, à l’origine, une commande pour un essai : écrivez une histoire du point de vue d’un animal. Mais j’ai surtout décidé d’écrire l’histoire de ce poulet afin d’écrire sur l’enfant que j’étais alors. Heureux le Poulet était une façon de parler de ma famille. Il aurait en effet été très difficile d’écrire du point de vue d’une petite fille de 4 ans, car elle ne sait encore presque rien, elle n’a pas de vocabulair­e à elle, etc. Le poulet observe la petite fille, sa famille. C’est une figure mythique, il connaît des choses au sujet du père, du grand-père, qu’elle ne connaît pas. Comme dans les contes de fées.

Il y a aussi une recherche de la vérité dans ce livre. Vous écrivez sur la façon dont les adultes mentent…

Du point de vue des enfants, les adultes semblent conspirer à ne pas leur dire certaines choses – même si c’est parfois pour leur bien. Mes parents me cachaient des tas de choses. Lorsque Heureux le Poulet a disparu et que j’étais encore incapable de faire le rapprochem­ent avec ce que j’avais dans mon assiette, je me disais qu’ils savaient quelque chose qu’ils ne voulaient pas me dire. Toutes les familles ont ces secrets que l’on cache et parfois que l’on cultive : telle maladie, tel drame. Ou des choses plus anodines. Par exemple, je n’avais aucune idée du salaire de mon père, probableme­nt très modeste, en tant qu’ouvrier. Personne n’en parlait. Quand une de mes amies se suicida, à l’université, il fallut attendre des années avant de le savoir. Vous ne pouviez pas aller dans sa famille et demander à ses parents “Hey, où est donc passée votre fille ?” Et puis, cela fait partie de mon tempéramen­t, je suis timide. Quand on est en voiture, avec mon mari, c’est lui qui s’arrête et demande : “Vous savez où se trouve la gare ?” Je n’oserais pas faire cela. Alors j’ai appris à inventer des choses quand je n’ai pas le courage de poser des questions sur certains sujets.

Vous expliquez aussi être devenue écrivaine quand vous avez réalisé vos limites dans d’autres domaines, le piano par exemple. Vous ne pouviez être bonne à quoi que ce soit d’autre que l’écriture ?

Longtemps, je n’ai été qu’une petite fille de la ferme, très limitée. Puis, je suis arrivée à l’école. Mes talents singuliers pour l’orthograph­e et la grammaire étaient enfin reconnus. Je suis entrée dans un autre niveau de conscience. Mes profs disaient : “Joyce a tout bon, toutes les bonnes réponses”. Certains de mes professeur­s me demandèren­t même de faire la classe à mes camarades à leur place, sur tel ou tel sujet. Quelle surprise ! J’ai commencé à me dire : “Peut-être que je n’aurai pas à rester à la ferme, que je pourrai devenir professeur un jour”. Et puis ce professeur m’a encouragée à écrire, il lisait mes dissertati­ons à la classe. “Je suis peut-être bonne aussi à cela”, me suis-je alors dit.

Paysage perdu (Ed. Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 432 pages, 24 € La Princesse-Maïs et autres cauchemars (Ed. Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Auché et Catherine Richard, 384 pages, 23 €

“Je suis timide. (…) Alors j’ai appris à inventer des choses quand je n’ai pas le courage de poser des questions sur certains sujets” JOYCE CAROL OATES

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