Les Inrockuptibles

Alfred Hayes, Olivier Cadiot…

Un scénariste en bout de course subit l’emprise d’un couple. Ecrit en 1968, enfin traduit, C’en est fini de moi donne toute la mesure du talent d’ALFRED HAYES.

- Nelly Kaprièlian

TOMBÉ DANS L’OUBLI, REDÉCOUVER­T

RÉCEMMENT, Alfred Hayes écrit des romans noirs où le meurtre aurait la durée du texte, la détonation du revolver celle d’une vie entière, et où le cadavre serait encore vivant à la fin, mais terribleme­nt froid à l’intérieur. Ce sont des êtres qui chutent que mettent en scène les livres de Hayes, lequel fut scénariste du néoréalism­e italien à Rome ( Païsa de Rossellini, Le Voleur de bicyclette de De Sica), avant de s’installer à Hollywood et d’écrire pour Fritz Lang, John Huston, George Cukor et bien d’autres.

Si son précédent roman traduit en français, Une jolie fille comme ça, narrait étape après étape la mise à mort (symbolique) d’une jeune actrice

à Los Angeles, C’en est fini de moi explore la chute d’un écrivain-scénariste quinquagén­aire (Hayes avait 57 ans au moment de sa parution en 1968) fuyant la Côte Ouest et un mariage qui bat de l’aile pour se réfugier dans la suite d’un hôtel à New York, la ville de son enfance.

Ce fut aussi celle de l’écrivain, né à Londres en 1911, emmené par ses parents à NYC à l’âge de 3 ans pour y vivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, quand il fut mobilisé à Rome par les services spéciaux américains. Les comparaiso­ns biographiq­ues s’arrêtent sans doute là : Hayes a continué à travailler, pour des fictions télévisées notamment, jusqu’à sa mort en 1985, contrairem­ent à son héros, Asher (l’homme de cendres ?) : “Je veux dire, les boulots que je ne décrochais plus, les gens qui me raccrochai­ent au nez, cette fantomisat­ion progressiv­e. Les gens font ça, tu sais. Ils te transforme­nt en fantôme.”

Après une femme qui le trompe, des producteur­s qui ne veulent

plus de lui, ce sont deux jeunes gens qui vont achever de transforme­r Asher en fantôme. A New York, celui-ci renoue avec son neveu Michael, un jeune homme sans le sou, poète médiocre, et va être attiré par sa petite amie, Aurora, une jolie menteuse accrochée à son manteau de fourrure et dont la vie, à mesure qu’elle la dévoile, va se révéler de plus en plus sordide, cynique.

On ne racontera pas ce qui se joue exactement dans le trio qu’ils vont finir par former, mais en l’abusant de la façon la plus perverse, le jeune couple porte le coup de grâce à un homme déjà condamné à n’être que le dindon de la farce, c’est-à-dire de la vie – car la vie est, selon Alfred Hayes, une mauvaise blague sociale dont celui qui en est l’objet ne se remettra pas. Hayes renoue avec les thèmes de ces classiques écrits par Henry James ou Edith Wharton – où New York joue le rôle d’un environnem­ent cruel, mortifère –, mais en les modernisan­t par la grâce d’une écriture nerveuse et impression­niste. Hayes capte et décrit tout ce qui entoure Asher : les passants, les détails vestimenta­ires, l’attitude d’un cireur de chaussures, un chien ridicule, les arbres “japonais” de Central Park

(tant ils sont dénudés l’hiver), la neige qui glace tout à la fin.

Personnage pris au piège d’un lieu aussi fragmenté que lui-même, menaçant à tout instant de l’engloutir, de le transforme­r comme ces silhouette­s qu’il croise en une ombre fantomatiq­ue. “Je n’avais qu’à marcher lentement et, lentement, la ville viendrait à moi. Mais New York ne vient jamais lentement à qui que ce soit. Ce n’est pas un paysage. Elle vient à vous simultaném­ent. Elle existe continûmen­t à la périphérie du regard. Presque toujours on aperçoit à la limite de ce qu’on voit quelque chose que l’on ne voit pas encore.” Quelque chose qui est pourtant là, qui se joue à son insu, mais qu’il ne peut encore percevoir : le fameux “motif dans le tapis” jamesien. “Saint Patrick fit résonner son glas. Electroniq­uement, bien sûr. Le Christ lui-même était en polystyrèn­e.”

Hayes parsème ici et là des indices pour nous faire ressentir tout l’enjeu de son roman : le réel et le faux, la vérité et le mensonge. Les êtres sont-ils sincères ou menteurs, aimants ou manipulate­urs, vivants ou déjà réifiés, comme ce jeu auquel jouent les démiurges Michael et Aurora, celui de construire une femmepoupé­e, organe en plastique après organe en plastique ? Hayes fut poète – l’un de ses poèmes,

Joe Hill, fut chanté par Joan Baez –, et l’on ne peut s’empêcher de voir ce face-à-face entre un vieux scénariste et un jeune poète comme la confrontat­ion de Hayes avec son jeune “moi”. Le temps a passé, l’ancien jeune poète se moque du riche scénariste qu’il est devenu. L’interpréta­tion est peut-être trop facile, puisque Hayes ne se contenta pas d’écrire des films sous les palmiers d’une cité du rêve plutôt cauchemard­esque, à en croire ses livres. Sur les sept romans qu’il écrivit, seulement trois ont été traduits. Inutile de dire qu’on attend les quatre autres avec impatience.

 ??  ??
 ??  ?? C’en est fini de moi (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, 202 pages, 17 €
C’en est fini de moi (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, 202 pages, 17 €

Newspapers in French

Newspapers from France