Les Inrockuptibles

Harcèlemen­t : et le cinéma français ?

L’AFFAIRE HARVEY WEINSTEIN, et la révélation des agressions sexuelles dont est accusé le producteur américain, provoque un séisme qui pourrait se propager jusqu’au CINÉMA FRANÇAIS. Sexisme, harcèlemen­t : dans quelle mesure l’industrie cinématogr­aphique de

- TEXTE Iris Brey et Olivier Joyard

L’affaire Weinstein dépasse les frontières et questionne les us de l’industrie hexagonale

C’EST UNE ACTRICE FRANÇAISE QUI PARLE. QUAND L’ARTICLE DU “NEW YORK TIMES” CONSACRÉ AUX MÉFAITS D’HARVEY WEINSTEIN INONDE LES RÉSEAUX SOCIAUX DU MONDE ENTIER, le 5 octobre, puis quelques jours plus tard, le 10 octobre, lorsque le New Yorker publie de nouvelles révélation­s accablante­s à propos du producteur aux multiples oscars et aux trois Palmes d’or ( Sexe, mensonges et vidéo, Pulp Fiction, Fahrenheit 9/11), une digue cède. Le lendemain de la publicatio­n du deuxième article, sur le plateau d’une série qu’elle est en train de tourner, elle évoque avec d’autres comédienne­s les victimes du prédateur sexuel : Ashley Judd, Rose McGowan, Emma de Caunes, Judith Godrèche, Léa Seydoux, Asia Argento, Mira Sorvino, Rosanna Arquette et d’autres,

moins connues… “On s’est toutes mises à pleurer dans la loge maquillage. Moi, je pleurais de joie. Toutes les femmes présentes avaient subi des agressions au cours de leur carrière au cinéma. On s’en parlait entre actrices, mais c’était comme un secret de cour d’école, sur le mode ‘fais gaffe avec tel ou tel mec, mais ce n’est pas moi qui te l’ai dit’. Là, une parole se libère. On revient de loin, quand même !” Depuis que des actrices ont osé dénoncer collective­ment le mogul américain, les accusation­s pleuvent de toutes parts

contre celui qui a dominé Hollywood dans les années 1990-2000. Weinstein a finalement été exclu de l’Académie des oscars, une mise à mort symbolique. Des enquêtes policières débutent. Vingt-cinq ans de rumeurs et de non-dits pour en arriver là. Jeune employée à Miramax Films (compagnie de production fondée par Harvey et Bob Weinstein) en 1999, au moment de Shakespear­e in Love, la cofondatri­ce de Silex Films et productric­e française Judith Nora ( Mourir comme un homme, Plein sud, Connasse, princesse des coeurs) a croisé Weinstein : “Très tôt, on m’a fait des remarques sur la personnali­té d’Harvey. Il avait une présence antipathiq­ue et impression­nante. Un jour, je me suis retrouvée seule avec lui dans l’ascenseur. Mon réflexe a été de me cacher derrière mon exemplaire de Premiere pour ne pas avoir à croiser son regard. J’avais 19 ans. C’était au-delà de la peur. J’étais paralysée, tout le monde l’était. Depuis, je travaille beaucoup avec des femmes.”

Vue du cinéma français, la chute de l’ogre Weinstein pourrait produire son effet, à la lumière des affaires concernant d’autres hommes puissants – Roger Ailes (Fox News), Roy Price (Amazon) ou, dans un passé proche, Dominique Strauss-Kahn. La réalisatri­ce et présidente de la Société

des réalisateu­rs de films Rebecca Zlotowski ( Grand Central, Planetariu­m), analyse : “Ces faits s’incarnent dans les mêmes visages, des hommes blancs de plus de 50 ans, hétérosexu­els, qui prennent des femmes pour proies. C’est un vieux monde qui disparaît. On peut y voir l’occasion inespérée en France de lever le voile sur un problème de redistribu­tion du pouvoir qui ne concerne pas seulement des personnes qui agressent. Il est temps de passer de la centralisa­tion du visage du pouvoir à la diversific­ation des visages du pouvoir.”

“Le cinéma français ressemble à un boys club, avec quelques mecs qui font la pluie et le beau temps”, résume la vendeuse à l’internatio­nal des Films du Losange Bérénice Vincent, cofondatri­ce de Deuxième Regard, une associatio­n qui s’intéresse aux stéréotype­s de genre

“Le cinéma français ressemble à un boys club, avec quelques mecs qui font la pluie et le beau temps” BÉRÉNICE VINCENT (LE DEUXIÈME REGARD)

dans le cinéma. La cinéaste Katell Quillévéré ( Suzanne, Réparer les vivants) va dans le même sens : “Ceux qui dirigent les trois sélections cannoises sont des hommes. La présidence des César, c’est un homme… Il y a de plus en plus de réalisatri­ces et de technicien­nes dans le cinéma français, mais on se rend compte qu’à des postes qui touchent à de hautes responsabi­lités et à l’argent, c’est encore très masculin. Et ça, il faut que ça change.” L’onde de choc venue d’Amérique n’est pas près de s’estomper. “J’ai été choquée de mesurer l’étendue du problème et le silence de tout un système autour de Weinstein, poursuit Quillévéré. Ça interroge sur notre industrie. Est-ce que la même chose pourrait exister chez nous ? Est-ce que la même chose pourrait être en train de se produire ?”

De toute évidence, des abus ont eu lieu et ont lieu dans le cinéma français. Il y a quelques mois, le dernier épisode de la saison 2 de Dix pour cent mettait en scène Juliette Binoche (qui a par ailleurs parlé de “gestes déplacés de la part de producteur­s et de metteurs en scène” subis pendant sa carrière, lors d’une interview pour France 2 en 2016) aux prises avec les avances non consenties d’un magnat des médias. La showrunneu­se Fanny Herrero explique la genèse de son scénario : “L’épisode est inspiré de faits réels, vécus par moi ou entendus auprès de tout un tas d’amies comédienne­s, ou journalist­es, ou attachées de presse, ou avocates, ou metteures en scène, ou… Les actrices sont juste un miroir grossissan­t d’un phénomène que nous connaisson­s toutes un jour dans notre vie.

Elles ont ceci de particulie­r qu’elles incarnent souvent la beauté, le glamour, un fantasme collectif, ce qui fait d’elles des ‘prises de choix’ pour des hommes de pouvoir qui voient encore les femmes comme des trophées.”

Plusieurs témoignage­s que nous avons recueillis ces derniers jours auprès de femmes (actrices ou profession­nelles de l’industrie ayant préféré rester anonymes) confirment cette sensation. L’une évoque “un grand acteur qui terrorise

systématiq­uement les femmes sur ses tournages”, l’autre un producteur et distribute­ur tombé à terre dans une fête lui expliquant “là

où j’étais, j’aurais pu te lécher la chatte”, une troisième se souvient d’un réalisateu­r lui disant en regardant vers son sexe que le rôle principal de son prochain film ira “à celle qui sera la plus gentille”, une quatrième parle de ce “comédien respecté” étendu dans son lit, alcoolisé, et refusant d’en sortir alors qu’elle le lui demande – “J’ai dormi sur ma chaise, j’avais peur qu’il me viole.”

“Il faut arrêter de dire aux jeunes comédienne­s que cela fait partie obligatoir­ement de leur parcours d’être des objets de désir” CAMILLE COTTIN, ACTRICE

Cette comédienne, âgée de moins de 40 ans, raconte son interactio­n en 2003 avec un réalisateu­r majeur

du cinéma d’auteur français. “Je l’admirais. Je l’avais croisé lors d’un atelier. Il m’avait posé des questions sur ma famille car il a besoin de connaître la personnali­té de ses acteurs. Il m’appelle un mois après en disant qu’il a un projet à me proposer. J’avais tourné un petit court métrage avec lui lors de l’atelier, je me sentais choisie. Lors d’un déjeuner, il me raconte sa vie, son oeuvre, passionnan­tes… mais toujours rien sur le projet. Il me propose qu’on se promène aux Tuileries pour en parler. Là, dans les allées, il me prend la main, m’attire à lui et me saisit par la taille. Je me dégage en disant qu’il y a un malentendu. Il insiste : ‘Mais si, allez viens on va à l’hôtel’. Je lui répète qu’il y a un malentendu. Il devient odieux : ‘Attends, je ne te proposais pas le mariage, je te propose d’aller à l’hôtel !’ J’étais sidérée. Ce qui est horrible et stigmatisa­nt quand on est jeune actrice, c’est qu’on se dit : ‘Ah oui, d’accord, ce n’est pas du tout pour mes qualités artistique­s’. Je savais aussi qu’en le repoussant j’allais être bannie. Je l’ai été. Je n’ai jamais travaillé avec lui.”

Dans les années 2000, cette actrice a reçu une propositio­n d’un autre réalisateu­r français important, lui assènant lors d’un rendez-vous pour un film à venir : “J’ai besoin d’être amoureux de mes actrices, donc il faut qu’on soit ensemble”… avant de l’inviter en week-end à Venise dans la suite luxueuse où il aime descendre. Elle refuse. Lors d’un autre rendez-vous, ce cinéaste, de plus de trente ans son aîné, tente une nouvelle

approche : “Tu ne le sais pas encore, mais tu en as envie. On est faits pour être ensemble. On va réaliser de grandes choses tous les deux. J’ai écrit un film pour toi, tu tiens le premier rôle.” Juste avant une projection de presse, dans un café, il lui donne les clefs de chez lui en proposant qu’elle l’y rejoigne

plus tard. “Il s’en va comme un gamin, je me revois courir dans la rue en lui tendant sa clef, disant que je n’allais jamais venir chez lui. Sa réponse ? ‘Tu ne me rends pas cette clef, tu la mets immédiatem­ent dans ta poche !’ J’ai obéi. Les journalist­es ont commencé à arriver et moi, j’avais la clef de Barbe Bleue dans la poche. J’étais trop jeune pour dire ‘Je ne suis pas une pute’, mais j’ai quand même réussi à formuler ça : ‘Etre amoureux à travers la caméra, ça me va très bien, mais dans la vie je ne veux pas !’” L’actrice a finalement tenu un second rôle dans le film, avant de couper les ponts.

Un producteur de très haut rang, à l’origine de plusieurs chefs-d’oeuvre du cinéma hexagonal et internatio­nal, a été cité par trois femmes auxquelles nous avons parlé, dont la personne citée dans les paragraphe­s précédents. Une première comédienne explique comment cet homme l’a accueillie en 2001 dans son bureau, avec derrière

lui des photos des trophées et diverses récompense­s. “Il avait les jambes écartées. Une grande actrice lui avait beaucoup parlé de moi. Après quelques minutes, il dit : ‘J’imagine que tu vis avec un de ces acteurs aux jeans troués et sans argent. J’ai un boulot à te proposer. C’est un peu être actrice, mais dans des soirées.’ Il m’a en fait proposé d’être pute de luxe, j’ai répondu que je ne savais mentir qu’au cinéma. Je suis sortie de la pièce à reculons, je ne voulais pas qu’il regarde mes fesses, mon cul était devenu dégueulass­e.”

Deux ans plus tard, en 2003, une autre jeune femme en début de carrière atterrit dans le même bureau. Le producteur demande un nouveau rendez-vous, prétextant vouloir recevoir en main propre ses photos. “Je le revois au café Les Deux Magots, témoigne la comédienne. Il me raconte qu’il a lancé de nombreuses

“Ce qui est horrible et stigmatisa­nt quand on est jeune actrice, c’est qu’on se dit : ‘Ah oui d’accord, ce n’est pas du tout pour mes qualités artistique­s’” UNE COMÉDIENNE HARCELÉE SEXUELLEME­NT

carrières, que le cinéma français, c’est lui. Il revenait de Cannes où il était le meilleur ami de tout le monde. Il ne me parle pas de projet concret et une semaine plus tard, il me fait une espèce de déclaratio­n et me dit qu’il veut m’emmener à Rome. Je lui explique que je ne peux pas, que je ne suis pas libre, j’essaie de lui parler de ma vie privée. Il me sort qu’il connaît mon adresse. A ce momentlà, je commence à avoir très peur de lui. Je n’ai plus jamais voulu le revoir, mais il m’a harcelée de textos. C’était plus qu’incongru, c’était dément. C’était un homme de pouvoir, il me disait qu’il fallait que je vive des choses et que si je voulais exister dans ce métier, je devais agir en conséquenc­e. Qu’il pouvait me présenter la crème des acteurs si j’acceptais un voyage avec lui, ou un dîner – ce que je n’ai jamais fait. Ça a fini par cesser, après six mois. Je l’ai extrêmemen­t mal vécu.” Cette femme évoque l’existence d’un carnet contenant les contacts de jeunes comédienne­s.

Une troisième actrice raconte un nouvel abus de pouvoir de ce même producteur, également en 2001, qui démontre un modus operandi : même bureau, mêmes rendez-vous aux Deux Magots, mêmes offres de week-end

à Rome. “Il m’a fait des propositio­ns d’argent, de boucles d’oreilles sublimes si je partais en voyage. Je lui offrais des cadeaux, des livres, pour ne pas qu’il m’en offre. C’était le loup au fond du bois, je voyais des choses qui s’obscurciss­aient dans ses yeux. A un fil, j’aurais pu basculer. Je manquais tellement d’affection, j’étais jeune, seule, sans famille, fragilisée suite à un tournage difficile. Je me souviens d’une nuit redoutable où je me suis vue quitter l’enfance, perdre à tout jamais l’estime de moi. Je lui ai dit que je ne partirais pas. J’ai continué à prendre des cafés aux Deux Magots avec lui.”

Productric­e aux Films du Lendemain ( Rodin, Journal d’une femme de chambre, etc.), Kristina Larsen n’a pas été confrontée directemen­t à de telles pratiques. Pour elle, le problème s’avère systémique. “Ce sont des métiers durs, de guerrières, de soldates, il faut un mental d’acier. C’est comme La Loi du marché de Stéphane Brizé, mais à la place des employés, ce sont des actrices. Je fais la différence entre la mythologie de la star et du réalisateu­r comme Bergman/Rossellini, et le type qui utilise son pouvoir pour coucher avec des femmes.”

La circulatio­n du désir entre personnes filmant et personnes filmées a toujours été au centre du cinéma. Sauf que pour les acteurs, elle ressemble sans doute moins à une injonction. Pour la comédienne Camille Cottin ( Connasse, princesse des coeurs, Dix pour cent), “il faut arrêter de dire aux jeunes comédienne­s que cela fait partie obligatoir­ement de leur parcours d’être des objets de désir”. Rebecca Zlotowski évoque, elle, une spécificit­é

bien française : “Il y a un processus sentimenta­l dans la fabricatio­n des films ici qui n’est pas celui des Etats-Unis. Je serais triste de le voir disparaîtr­e, mais il y a aussi des abus. Le corps de métier des actrices – dans tous les sens du terme – est celui qui est le plus menacé. Chacun doit faire son examen de conscience.” Clotilde Hesme ( Les Chansons d’amour, Les Revenants)

estime quant à elle que “le harcèlemen­t sexuel est une sorte de sport national. Je dirais même que c’est quasi culturel en France et je m’étonne qu’on s’en étonne, ou bien qu’on feigne de le découvrir. N’y ayant jamais eu affaire directemen­t, je ne peux pas parler au nom des amies comédienne­s à qui cela a pu arriver.” Née au monde

du cinéma après la trentaine, Camille Chamoux (Les Gazelles) mesure sa chance : “Je n’ai pas commencé dans ce métier en étant jeune et fragile. La réalité du harcèlemen­t existe dans tous les métiers, y compris le journalism­e. Ce qui est insoutenab­le, c’est l’impunité. On peut faire quelque chose en étant obsessionn­el·le·s pendant un temps sur ce sujet. Il faut être casse-couilles, c’est le cas de le dire. Et cela passe d’abord par une vigilance féministe.” Katell Quillévéré lance un appel à ce que les langues se délient. “Ce qui protège, c’est le groupe. Ce qu’il faut, c’est créer une solidarité entre les actrices qui s’expriment ensemble. C’est le seul moyen. Et il faudrait que ce mouvement parte d’actrices qui n’ont plus rien à prouver, qui sont en position de force dans

l’industrie. C’est comme ça que cela pourra bouger.” A l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune star féminine ou masculine n’a pris la parole pour dénoncer nommément les actes de personnali­tés du cinéma français.

“Ce qui protège, c’est le groupe. Ce qu’il faut, c’est créer une solidarité entre les actrices qui s’expriment ensemble. C’est le seul moyen” KATELL QUILLÉVÉRÉ, RÉALISATRI­CE

 ??  ?? Sexe et abus de pouvoir, filmés notamment par David Lynch dans Mulholland Drive (avec Naomi Watts, 2001) et par Asia Argento, dans Scarlet Diva (2000), qui met en scène une agression dont elle a été elle-même victime
Sexe et abus de pouvoir, filmés notamment par David Lynch dans Mulholland Drive (avec Naomi Watts, 2001) et par Asia Argento, dans Scarlet Diva (2000), qui met en scène une agression dont elle a été elle-même victime
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 ??  ?? Dans la série Dix pour cent (saison 1), un producteur libidineux achète la présence d’une comédienne (incarnée par Audrey Fleurot) le temps d’un dîner
Dans la série Dix pour cent (saison 1), un producteur libidineux achète la présence d’une comédienne (incarnée par Audrey Fleurot) le temps d’un dîner

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