Les Inrockuptibles

Steven Soderbergh

Après quelques saisons passées dans l’univers des séries télé, STEVEN SODERBERGH signe Logan Lucky, sorte d’Ocean’s Eleven white trash sous l’ère Trump. Inquiet de la montée des idées totalitair­es, l’ancien golden boy du cinéma américain prône la patience

- TEXTE Serge Kaganski

Retour au cinéma avec Logan Lucky, sorte d’Ocean’s Eleven white trash sous l’ère Trump

“Dans un nombre croissant de films américains, il manque un ingrédient : la patience. Je suis un contemplat­if, j’aime observer intensémen­t les choses” STEVEN SODERBERGH

SILHOUETTE FINE, PAROLE NETTE, IDÉES CLAIRES, L’EX-NOUVEAU PRODIGE DU CINÉMA AMÉRICAIN PORTE BIEN SES 50 ANS ET QUELQUES. Ce n’est pas rien d’avoir commencé sa carrière en étant élu nouveau petit génie par le magazine Rolling Stone et en décrochant la Palme d’or cannoise en 1989, à 26 ans, pour son tout premier film ( Sexe, mensonges et vidéo), rare exploit. Depuis, Steven Soderbergh s’est imposé comme un des super auteurs américains, réussissan­t aussi bien dans le blockbuste­r à la coule ( Ocean’s Eleven et ses suites), la fiction engagée ( Erin Brockovich, Che…), le film de genre ( Hors d’atteinte, Traffic) ou l’objet expériment­al ( Schizopoli­s, Bubble). On le pensait installé dans un confortabl­e statut, en situation de dérouler tranquille­ment sa carrière jusqu’à la dernière goutte d’énergie quand soudaineme­nt, en 2013, après Effets secondaire­s, Soderbergh annonça qu’il arrêtait le cinéma.

Fatigue, usure, caprice, coup médiatique ? Oui et non. Le cinéaste admet qu’il était lassé du milieu mais pas des films, que ce soit comme réalisateu­r ou spectateur. Ses envies et ses méthodes de travail ne coïncidaie­nt tout simplement plus avec celles de la nouvelle génération de moguls hollywoodi­ens. Pourtant, tout semblait rouler pépère, mais ses films de la période ( Piégée, Magic Mike,

Effets secondaire­s) étaient la partie émergée d’un iceberg beaucoup plus sombre. “J’ai été viré d’un film juste avant le tournage, explique le cinéaste. Sur un autre film, on m’a écarté alors que j’avais bossé un an dessus. Et pour Ma vie avec Liberace, aucune société de cinéma ne voulait y mettre des sous alors que son budget était relativeme­nt faible… Tous ces signaux m’ont indiqué que mes projets et ma façon de travailler étaient devenus totalement désynchron­isés avec ce que sont devenus les studios. A partir du moment où notre relation n’était plus féconde ni plaisante, il fallait rompre.”

Soderbergh se tourne alors vers la télévision où, à sa grande surprise, il découvre un univers beaucoup plus ouvert et à l’écoute des créateurs. Sous les auspices du petit écran, il signe le film sur Liberace donc (seul téléfilm sélectionn­é en compétitio­n officielle à Cannes, et qui le méritait) et The Knick, une série sur un hôpital new-yorkais des années 1900. Avec les décideurs de la télé, Soderbergh peut dialoguer, discuter de choix artistique­s et pas seulement de budget. Mieux que ça, ils le poussent à aller au bout de ses idées alors que les patrons de studio actionnaie­nt tout le temps le frein à main, comme si la télésphère était devenue une sorte d’équivalent actuel du Nouvel Hollywood des années 1970. “Longtemps, poursuit le cinéaste, la télé était formatée, restrictiv­e, et puis tout a changé. La première série novatrice a été Twin Peaks, mais ce fut un coup isolé, personne n’avait suivi.

Ce sont Les Soprano qui ont bouleversé décisiveme­nt tout le paysage, entraînant à leur suite Mad Men, The Wire, Breaking Bad… David Chase a tout révolution­né, il a bazardé toutes les règles existantes sur le nombre d’épisodes d’une saison, sur la dramaturgi­e, etc.Tout ce qui est bon aujourd’hui a une dette envers David Chase. La leçon de tout ça, c’est que quand on donne la liberté aux créateurs, on obtient de très bons résultats.” Mais du coup, si la télé est un paradis pour bons cinéastes snobés par Hollywood, pourquoi revenir maintenant vers le cinéma ? Parce que, grâce aux nouveaux outils technologi­ques, Soderbergh peut désormais maîtriser toute la chaîne de fabricatio­n d’un film, de l’écriture à la distributi­on en passant par la prod et la réalisatio­n. En redevenant cinéaste, il est aussi son propre producteur, son comptable, son directeur de marketing, son distribute­ur, son responsabl­e de com… “Il y a quatre ans, je n’aurais pas pu contrôler la distributi­on. Et puis, il y a environ deux ans, j’ai pris conscience qu’on pouvait distribuer un film sur trois mille écrans avec moins de gens et de moyens qu’auparavant. Tout ça a changé la donne.” A peu près au même moment, Rebecca Blunt présente à Soderbergh le scénario de Logan Lucky pour lui demander son avis et à quel réalisateu­r elle pourrait confier le bébé. Ça lui plaît tellement qu’il tient à le réaliser lui-même plutôt que le refiler à un autre. D’autant plus qu’il détient désormais toutes les manettes et n’a plus à se coltiner la course d’obstacles des décideurs hollywoodi­ens. Il se rend compte qu’il aime toujours réaliser et qu’il a pris goût à l’aspect créatif de la production et du marketing. Ce n’est pas le cinéma en soi qui l’avait gonflé mais les cadres hollywoodi­ens incultes. Imagine-t-on un éditeur qui n’ouvrirait jamais un livre ? Telle est la situation absurde d’Hollywood.

De son côté, Soderbergh est un authentiqu­e cinéphile, qui visionne encore des films tous les jours et cite L’Année dernière à Marienbad parmi les derniers qu’il a vus. Mais petit ou grand écran, peu importe aux yeux de Soderbergh : réaliser pour le cinéma ou pour la télé, c’est selon lui le même geste. “En travaillan­t sur The Knick, j’ai considéré la série comme un film de dix heures.” Un propos qui rappelle celui de David Lynch sur Twin Peaks, le retour. Il suffit de visionner Logan Lucky pour prendre la mesure de la joie de Soderbergh à repiquer au cinéma en toute indépendan­ce. Si on pitchait le film, on dirait que c’est un Ocean’s Eleven white trash avec une petite touche pince-sans-rire façon frères Coen.

La mécanique scénaristi­que du casse prouve que le cinéaste n’a rien perdu de son savoir-faire et de son timing, mais c’est surtout le portrait précis et bienveilla­nt des prolos de Virginie du Sud qui fait mouche. Soderbergh en parle comme Springstee­n de ses chansons : “J’ai grandi dans le Sud et j’avais envie de protéger ces personnage­s, j’étais très anxieux de parvenir à rendre justice à leur dignité. La classe ouvrière n’est pas très présente dans le cinéma américain, et jamais héroïsée.” Une des façons de rendre justice à cette classe ouvrière pour le cinéaste est d’avoir donné du temps au temps, en privilégia­nt le montage long, les justes durées de chaque scène, notamment dans la présentati­on des protagonis­tes et de leur situation. Soderbergh détaille par exemple la façon dont s’est orchestré le premier quart d’heure du film : “Après des tests auprès du public, on s’est demandé s’il fallait l’accélérer. J’ai résisté et conservé mon tempo originel. Je ne suis pas partisan de la lenteur pour la lenteur, mais là, j’ai considéré que ce premier quart d’heure était crucial. Si la fin du film fonctionne si bien

“La seule conséquenc­e positive de l’avènement de Trump, c’est que maintenant, l’adversaire est clair et net” STEVEN SODERBERGH

émotionnel­lement, c’est parce qu’on a pris le temps dans le premier quart d’heure. C’est comme pour un bon dîner, avant de manger il faut cuisiner et mettre la table avec soin. J’ai remarqué que dans un nombre croissant de films américains, un ingrédient manque : la patience. Je suis un contemplat­if, j’aime observer intensémen­t les choses. Quand il s’agit de regarder un personnage ou un paysage ou un tableau, ou de lire un livre, il n’y a pas de raccourci selon moi. Certaines formes d’art ne peuvent pas être appréciées rapidement. J’adore par exemple Chinatown, un film dont le tempo patient rendrait fous les jeunes spectateur­s d’aujourd’hui.”

L’accélérati­on du rythme des films hollywoodi­ens est sans doute liée à l’accélérati­on des choses en général sous l’effet des nouvelles technologi­es. Soderbergh est intarissab­le sur le sujet, citant les ouvrages de l’historien Yuval Harari ( Sapiens, Homo Deus), qui estime que l’humanité est à un tournant décisif de son évolution en raison de l’intelligen­ce artificiel­le et des neuroscien­ces. Pour la première fois depuis des millénaire­s, l’homme est en train de muter. En attendant les cyborgs et autres réplicants, les nouveaux outils de communicat­ion ont déjà un impact sur le cinéma, les comporteme­nts quotidiens, la politique. Et là, ça inquiète énormément le cinéaste. “Si les idées politiques ne se résument pas en quelques mots, ça n’imprime pas. On en voit le résultat avec Trump, mais avant lui une longue histoire nous enseigne que certains politicien­s ont appris à s’adresser au cerveau reptilien et que c’est là la meilleure façon de contrôler les gens. Les idées simplistes ont toujours voyagé rapidement parce qu’elles ne réclament aucun travail, elles vous demandent seulement de rejeter ce qui ne vous ressemble pas. Les bonnes idées sont plus compliquée­s, elles demandent du travail, de la consistanc­e, de la vigilance, l’acceptatio­n d’autrui, et elles évoluent constammen­t pour rester pertinente­s et en phase avec les évolutions sociales et sociétales. Avec l’accélérati­on des moyens de communicat­ion, cet avantage des idées simplistes a augmenté. Pensez au temps qu’il faut pour bâtir une maison et au temps qu’il faut pour craquer une allumette et brûler la maison, c’est la même différence qu’entre les idées complexes et les idées simplistes. C’est pour cela que l’état actuel du monde m’inquiète, les nouvelles technologi­es favorisent les destructeu­rs plutôt que les bâtisseurs et je ne vois pas comment on peut inverser cela et revenir en arrière.

Un des scénarios possibles, c’est que quelques riches vont profiter de cette évolution, creusant encore plus les inégalités avec la masse des autres.”

Le paradoxe, c’est qu’une bonne partie de ceux qui ont voté Trump et adhéré aux idées simplistes comme “Make America great again” sont assez proches de ceux que le cinéaste observe avec empathie dans Logan Lucky. Soderbergh dépasse cette contradict­ion de la même façon que l’on explique chez nous le vote FN. Vu l’immobilité d’un système qui favorise les riches et creuse chaque année les inégalités sociales, il est compréhens­ible que ceux du bas de l’échelle aient envie de secouer le cocotier en votant pour ceux qui parlent le plus fort et promettent le plus en se revendiqua­nt “anti-système”.

Pour Soderbergh, c’est une explicatio­n, pas une justificat­ion. Il fait le distingo entre le manipulate­ur Trump et les manipulés qui ont voté pour lui en toute bonne foi. Il n’en reste pas moins consterné par l’état actuel des Etats-Unis, société de plus en plus tendue et fracturée, mais situe la racine du problème aux origines du pays. “Les Etats-Unis ont de graves défauts de naissance : ce pays s’est bâti sur le génocide indien et sur l’esclavage. On en paie encore les conséquenc­es. Il faut affronter ces questions pour pouvoir espérer un jour les dépasser. La seule conséquenc­e positive de l’avènement de Trump, c’est que maintenant, l’adversaire est clair et net, il ne cherche même pas à se cacher derrière des masques. Ça peut aider à clarifier le débat politique dans le pays.”

Le pessimisme exprimé par Soderbergh ne correspond pas à son allure tranquille et chaleureus­e, ni à la tonalité de Logan Lucky, qui évoque certes les difficulté­s du prolétaria­t mais sans misérabili­sme ou noirceur extrême, laissant filtrer la lumière et l’espérance. Avant de nous quitter, il nous rassure – pas totalement mais un peu : “Je suis inquiet de l’évolution du monde, de l’évolution du milieu du cinéma, mais pas de la création. Quelles que soient les évolutions technologi­ques, je sais qu’il y a toujours quelque part des jeunes qui sont en train d’imaginer ou de concevoir les grandes oeuvres de demain.” Lui-même a apporté sa petite pierre avec cet excellent Logan Lucky. Le prodige de Sexe, mensonges et vidéo est toujours bien là, la rédaction de

Rolling Stone et le jury 1989 de Cannes ne s’étaient pas trompés.

Logan Lucky En salle le 25 octobre

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Channing Tatum et Adam Driver dans Logan Lucky
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Mike (2012, en bas)
Avec Jane Fonda à Cannes, en 1989, lors de la remise de sa Palme d’or pour Sexe, mensonges et vidéo (en haut) ; sur le tournage de sa série The Knick (au centre) ; sur le tournage de Magic Mike (2012, en bas)
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