Les Inrockuptibles

Courtney & Kurt

Le romantisme en mode râpeux et électrique : l’Australien­ne COURTNEY BARNETT et l’Américain KURT VILE s’unissent le temps d’un album. Et tutoient les plus grands duos de l’histoire du rock.

- TEXTE François Moreau

Barnett l’Australien­ne et Vile l’Américain s’unissent le temps d’un album

Une synthèse parfaite entre le rock stoner des grands espaces de Kurt Vile et le style plus figé, désabusé et concis de Courtney Barnett

JUILLET 2016, LISBONNE. ON CROISE COURTNEY BARNETT DANS LES COULISSES DU FESTIVAL NOS ALIVE, une heure avant un passage sur scène qui restera gravé dans la mémoire des quelques kids du premier rang arborant des T-shirts Milk! Records, le label fondé par l’Australien­ne quatre ans plus tôt. Entre deux références à la vague grunge de Seattle et un clin d’oeil à ses compatriot­es de Jagwar Ma, elle nous fait part de son admiration pour Kurt Vile, alors sur le point d’achever un périple européen et d’embrayer avec une immense tournée en Amérique du Nord. A aucun moment de la conversati­on elle n’évoquera un quelconque projet de collaborat­ion avec le rockeur américain, et l’idée d’aborder avec elle un tel sujet ne nous traversera pas l’esprit non plus. A l’époque pourtant, Kurt et Courtney se parlent beaucoup malgré les dizaines de milliers de kilomètres qui les séparent, et s’échangent régulièrem­ent des demos de chansons qu’ils composent chacun de leur côté. Quelques mois plus tôt, en janvier, les deux compères se sont même retrouvés en studio à Melbourne, pour enregistre­r Over Everything et Let It Go, titres initiaux de Lotta Sea Lice, premier album en duo qui sort ces jours-ci.

Retour en 2017. La promo autour de ce disque ressemble à une mise en abyme de son processus de création, que le titre Continenta­l Breakfast, composé à l’ombre d’un cocotier à Hawaii par Kurt alors qu’il réfléchiss­ait à l’amitié longue distance qu’il était en train de nouer avec Courtney, illustre à la perfection. Ainsi, pour espérer joindre l’ancien guitariste de The War On Drugs resté chez lui à Philadelph­ie, il faut d’abord passer un coup de fil à Londres afin d’être mis en relation. Même chose pour Courtney, que l’on n’arrivera pas à caler sur le même fuseau horaire que son meilleur pote des Etats-Unis. On aurait presque pu croire à une relation dysfonctio­nnelle si l’on n’avait pas la certitude de tenir entre les mains l’une des plus belles collaborat­ions de l’histoire de la musique amplifiée. La voix à peine masquée par le crépitemen­t de vinyle du combiné téléphoniq­ue, Courtney Barnett nous parle de sa première expérience studio avec Kurt Vile : “Kurt avait écrit Over Everything, qu’il voulait que l’on chante

à deux. De mon côté, j’avais Let It Go et je craignais qu’il ne trouve pas le morceau assez bon. Finalement, tout s’est incroyable­ment bien déroulé”. Portés par les riffs entrelacés des guitares du duo, les titres en question fonctionne­nt comme une synthèse parfaite entre le rock stoner des grands espaces de Kurt Vile et le style plus figé, désabusé et concis de Courtney Barnett.

Une rencontre au sommet pour un album qui, à l’image d’Over Everything, joue avec dextérité cette carte de l’ambivalenc­e contextuel­le, au point de se demander si Kurt et Courtney n’échangent pas jusqu’à leur flow dans un élan de mimétisme spontané et inconscien­t assez troublant, tellement les couplets se répondent de façon évidente et les harmonies

vocales sont belles. “Je connaissai­s un peu Courtney parce qu’on s’était déjà croisé sur la route, nous confie Kurt. Un soir, lors d’un concert, elle m’a filé A Sea of Split Peas, un album qui réunit ses deux premiers ep et sur lequel certaines chansons m’ont frappé. J’ai tout de suite eu envie de travailler avec elle. Après avoir enregistré les premiers morceaux, on a continué à s’envoyer des demos sans avoir de plan ni même de planning défini. Au début, je me disais qu’on sortirait certaineme­nt un ep. Mais les vibes étaient bonnes et on s’est vite rendu compte qu’on avait de quoi faire un album entier.”

Lotta Sea Lice est le fruit d’un alignement des planètes qui a permis à Kurt et Courtney de trouver le temps de se réunir pour

La reprise de Kurt par Courtney trahit un rapport viscéral au texte et une humilité à la fois touchante et saisissant­e

enregistre­r leurs chansons voyageuses accompagné­s de musiciens bien inspirés (Mick Turner et Jim White de Tren Brothers ; Rob, le bassiste de Kurt et Stella Mozgawa de Warpaint, etc.). Dans la lignée des meilleurs albums en duo qui ont jalonné l’histoire du rock’n’roll, Lotta Sea Lice sonne comme un classique instantané, quelque part entre Carryin’ on with Johnny Cash

and June Carter (Vile préfère citer le couple country George Jones et Tammy Wynette) et les jam-sessions des Moldy Peaches.

Sur les neuf titres de l’album, quatre sont des reprises : Kurt reprend Outta the Woodwork de Courtney et Courtney reprend Peeping Tomboy de Kurt. Aux antipodes du simple exercice de style et au-dessus de tout soupçon de paresse créative, ces deux covers constituen­t davantage la part de l’intime de nos deux protagonis­tes. On n’en veut pas à Courtney de ne pas s’étaler outre mesure sur les raisons qui l’ont poussée à reprendre ce morceau, tant l’appropriat­ion qu’elle en fait trahit un rapport viscéral au texte et une humilité à la fois touchante et saisissant­e.

Touchante aussi est l’apparition discrète de l’Australien­ne sur sa propre chanson, qui semble prendre par la main Kurt Vile, visiblemen­t intimidé par l’exercice : “J’aime la façon qu’elle a eu

de reprendre Peeping Tomboy, nous confie Kurt. Elle pousse la voix, la musique, tout plus haut que sur l’originale. C’est un honneur pour moi. En plus, elle est complèteme­nt seule sur ce titre ! Alors que sur la reprise d’Outta the Woodwork j’avais besoin d’elle en soutien. Je venais de terminer Blue Cheese quand elle m’a envoyé sa demo. Je me rappelle que c’était ce que j’avais besoin d’entendre. C’est là que j’ai commencé l’écriture de Continenta­l Breakfast.” Avec une version plus grunge que l’originale de Fear Is Like a Forest de Jen Cloher, l’Australien­ne rend hommage à celle qui partage sa vie et gère à ses côtés le label Milk! Records, tandis que Kurt propose de boucler le tracklisti­ng avec Untogether, une reprise du groupe bostonien Belly, en choeur avec Courtney. Choix presque évident pour un type qui a passé sa jeunesse

à écouter Pavement et Yo La Tengo : “Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours écouté cette chanson à différents moments de ma vie. C’était une bonne chanson à reprendre avec Courtney et c’est une référence populaire suffisamme­nt lointaine pour ne pas être trop évidente”, nous dit-il. “Je ne connaissai­s pas ce groupe,

reconnaît Courtney. Kurt me l’a fait écouter et j’ai juste pensé que c’était un beau morceau pour terminer le disque.” Ironique façon de conclure cette aventure des bouts du monde, que cette ballade sur les liens qui se défont et les distances qui s’étirent, quand on assiste à une aussi belle collision entre deux personnes.

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