Les Inrockuptibles

Rio reprend les armes

Comment, à RIO DE JANEIRO, une statue de Michael Jackson est-elle devenue le symbole d’une nouvelle vague de violence entre police et narcotrafi­quants ? Reportage dans la favela de Santa Marta jusqu’où résonnent les scandales de corruption au sommet de l’

- TEXTE Maxime de Abreu PHOTO Diego Murray/4See/RÉA pour Les Inrockupti­bles

Entre la police et les narcotrafi­quants, la guerre fait rage à nouveau

DES GAMINS JOUENT AU FOOT SUR LES HAUTEURS. D’UN CÔTÉ DU TERRAIN, LA VUE PLONGE SUR LES QUARTIERS RICHES DU SUD DE RIO, de Botafogo à Copacabana. De l’autre, elle s’élève en direction du Corcovado et d’un Christ Rédempteur qui semble bien lointain. Mais Rio, c’est aussi des parois de tôle, de brique, de bois, dont l’un porte une banderole “Gentrifica­ção !” L’ironie de la chose ferait presque sourire si, à quelques mètres, le regard ne se heurtait au mur du commissari­at local, entièremen­t recouvert d’impacts de balles.

Santa Marta ressemble à l’idée qu’on peut se faire d’une favela. Malgré les changement­s survenus ces dernières années, dont l’introducti­on des Unités de police pacificatr­ice (UPP) et les prémices d’un nouveau type de tourisme, le quartier est toujours fait de tout et de rien. C’est un entrelacs de ruelles et de bâtisses plus ou moins vétustes, où les couches de peinture colorée masquent mal la pauvreté ambiante. Où l’oeil est sans cesse aimanté par le Rio des plages, et se perd pour de bon vers la mer quand on arrive sur la “place Michael-Jackson”, au coeur de la favela. Une statue de l’icône la surplombe. Elle est en bronze, taille réelle. C’est l’oeuvre de l’artiste Ique dont la mémoire s’active en revenant sur place. “A l’époque de son installati­on, dit-il, je n’aurais jamais pu imaginer le rôle de cette statue dans la transforma­tion d’une communauté toute entière. Je suis fier d’avoir participé à ça. Mais aujourd’hui…” Aujourd’hui, après quelques années d’accalmie, Rio traverse une nouvelle crise sécuritair­e.

La statue de Michael Jackson date de 2010. C’était un an après sa mort et quatorze après son passage dans la favela pour le tournage d’un clip, celui de They Don’t Care about Us, quatrième single de l’album HIStory. Un tournage qui a tout changé pour les habitants. “Il y avait du monde partout, se souvient Lena, une commerçant­e à l’oeil rieur. On avait loué nos chambres, invité des amis… Tout le monde a participé !” Lena apparaît au début du clip, sur un balcon. Son mari, lui, a été embauché pour faire la sécurité. Quant à Andreia, une autre commerçant­e, elle a préféré aller à la plage ce jour-là. “Bah !

On ne pouvait pas circuler dans les rues, raconte-t-elle. Il y avait trop de monde. Mais je remercie Dieu que Michael Jackson ait choisi Santa Marta. Il aurait pu aller dans n’importe quelle autre favela…” Le clip comptabili­se aujourd’hui près de 400 millions de vues sur YouTube, soit deux fois la population du Brésil. On y voit Michael Jackson danser en parcourant les rues, les deux poings dressés vers le ciel. C’est ce geste d’ouverture, d’espoir et de revendicat­ion qu’Ique a figé dans le bronze.

Du jour au lendemain, la statue est devenue la mascotte de la favela. Elle a attiré les curieux dont la venue a été rendue possible par les politiques de l’Etat de Rio de Janeiro visant à y promouvoir le tourisme. Le financemen­t de l’ouvrage a suivi cette logique. Des guides locaux ont été formés. Des subvention­s ont été distribuée­s. On a ouvert des boutiques de souvenirs. A elle seule, la statue de Michael Jackson a symbolisé le renouveau de Santa Marta. Ce fut d’ailleurs la première favela de Rio à expériment­er, dès 2008, la présence des UPP dans ses rues. Dans ce laboratoir­e de “pacificati­on”, selon le terme en usage, les seuls à se faire du souci furent les narcotrafi­quants. Jusqu’à cet été.

Un matin de juillet, une photo circule sur Twitter. On y voit la fameuse sculpture avec… une mitraillet­te autour du cou. La photo tourne, tourne, et termine dans les journaux locaux qui en font rapidement un signe de reprise en main de la favela par les narcotrafi­quants. Et plus généraleme­nt du retour de la violence à Rio, de l’échec de la politique des UPP,

“La corruption est structurel­le au Brésil, elle est partout. Le pays a besoin d’une nouvelle mentalité politique” IQUE, SCULPTEUR

de l’abandon des pouvoirs publics après la Coupe du monde 2014 et les JO 2016. La provocatio­n est en tout cas consommée. Et trouve du répondant : trois jours plus tard, une nouvelle photo se propage sur Twitter. On y voit toujours la statue de Michael Jackson, mais cette fois avec une casquette militaire sur le crâne. Une contre-attaque potache suivie par l’arrestatio­n d’un certain Mateuszinh­o, garçon déjà connu des registres UPP pour des histoires de tentative de meurtre.

Rien de neuf depuis. “Personne n’ira en prison, balaie Ique. L’affaire s’étouffera comme d’habitude, en attendant les prochaines provocatio­ns.” Au sein des UPP (qui ont reçu la directive de ne plus parler à la presse), les mots sont encore plus durs. “Personne ne dira les choses comme ça, mais nous sommes en guerre, ni plus ni moins”, estime un agent en patrouille souhaitant rester anonyme. Il a le regard sombre. Plus de cent policiers ont été tués cette année à Rio. “On traverse une crise sécuritair­e, mais aussi une crise morale, s’emballe Ique après quelques minutes de

discussion. La corruption est structurel­le au Brésil, elle est partout. Le pays a besoin d’une nouvelle mentalité politique. La pression populaire doit faire émerger de vraies transforma­tions.” Car le retour des armes dans les favelas de Rio coïncide avec un nouveau scandale de corruption au plus haut niveau de l’Etat brésilien.

L’ancien président Lula, au pouvoir entre 2003 et 2011 et pressenti pour y revenir en 2019, vient d’être condamné à près de dix ans de prison en première instance pour détourneme­nt de fonds publics. Il aurait organisé, durant son deuxième mandat, l’entente cordiale entre le groupe industriel Odebrecht et le pétrolier public Petrobras, moyennant le financemen­t de son parti politique et, accessoire­ment, de ses résidences secondaire­s. Venant du “Père des pauvres”, jadis engagé contre les zones de non-droit, et dont la politique de gauche fut souvent présentée comme un exemple de réussite, la pilule ne passe pas vraiment auprès de l’opinion. D’autant que l’héritage de “l’affaire Petrobras” aurait laissé des traces sous la présidence de la successeur­e de Lula, Dilma Rousseff, ainsi que sous celle de Michel Temer, le président actuel. A bientôt 72 ans, Lula continue de clamer son innocence en attendant d’être jugé en appel. Une nouvelle condamnati­on l’empêcherai­t évidemment de se présenter à l’élection présidenti­elle d’octobre 2018, ouvrant potentiell­ement un boulevard à l’extrême droite qui pointe au second rang des intentions de vote…

Dans ce contexte politique tendu, où les priorités attendent d’être redéfinies, les narcotrafi­quants se sentent pousser des ailes. “Le projet de pacificati­on est un processus lent”, temporise Maria Salete, une guide de Santa Marta. Dans sa bouche comme dans celle des autres habitants, la machine à mots semble s’enrayer, quand le retour de la violence fait irruption dans la conversati­on. Ça penche plutôt la tête, ça hausse doucement les épaules. Les regards chutent.

Tout près de la statue de Michael Jackson, il y a la boutique où travaillen­t Andreia et sa mère. Cette dernière ne semble même pas entendre certains mots, “violence” par exemple. Elle répond en faisant l’inventaire des choses à vendre autour d’elle, décrit leur fabricatio­n artisanale dans un flot ininterrom­pu de paroles et montre avec fierté un des murs de la petite boutique, où une poignée de stars ont laissé leurs signatures après le tournage d’une pub ou d’un film : Madonna, Bradley Cooper, Shakira… Ils ont tous suivi la trace de Michael Jackson dans les rues sinueuses de Santa Marta. Mais il y a moins de passage ces derniers temps. “Les trafiquant­s sont partout et ce n’est pas près de changer, se désole Ique, connu de tous mais qui ne réside pas à Santa Marta. La politique de pacificati­on n’est qu’un gentlemen’s agreement entre les autorités et les trafiquant­s. Avec cette photo diffusée sur les réseaux sociaux, ces derniers ont tout simplement brisé

cet accord tacite” La vraie crainte d’Ique, troublé par la confiance retrouvée des narcotrafi­quants, concerne l’avenir. En moins d’une décennie, ils se sont réorganisé­s tandis que les politiques publiques envers les favelas, elles, n’ont guère évolué.

Zé Mario est le président de l’asso des résidents de Santa Marta, dont le financemen­t est directemen­t lié au tourisme local. Son bureau se trouve au pied de la favela où la vue n’a plus l’occasion de se perdre à l’horizon. Zé Mario rit mécaniquem­ent. Il esquive les questions : “Il faut se concentrer sur le positif !” Il enchaîne en pointant du doigt vers le mur quelques photos aériennes du quartier. Le regard un peu vague, il insiste : “C’est beau, hein ?” Une semaine plus tard, une vague de fusillades éclatera dans huit favelas de Rio… dont celle de Santa Marta.

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A gauche : une patrouille des UPP (Unités de police pacificatr­ice) sur la place Michael-Jackson. Ci-contre : Lena montre, dans sa boutique, le clip de They Don’t Care about Us, tourné en 1996, et où elle fait une apparition

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