Les Inrockuptibles

Modiano et ses fantômes

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Dans ses deux nouveaux livres qui ont la texture du rêve, l’auteur raconte une jeunesse traquée. Elles s’appellent Mireille Ourousov, Geneviève Dalame, Madeleine Péraud. Elles sont déjà apparues dans les romans précédents de Patrick Modiano mais se retrouvent enfin ensemble dans un seul livre, comme si Souvenirs dormants était le concentré de tous les textes de l’auteur, leur apothéose. Le narrateur, jeune homme qui se laisse porter dans le Paris des années 1960 par ses rencontres, amoureuses ou dangereuse­s, ne les nommera que par leurs noms entiers. Dans quels autres cadres les personnes sont-elles ainsi définitive­ment inscrites ? Les cartes d’identité ou les pierres tombales. S’incarner, exister, ou mourir : c’est toujours entre ces deux alternativ­es qu’oscille Souvenirs dormants. Entre les deux, il y a les limbes, une zone floue, la fiction et le rêve : là où elles pourraient toutes sombrer, société

secrète pour l’une, oubli pour l’autre. C’est de là qu’écrit Patrick Modiano. Une seule femme ne sera pas nommée, petite amie du narrateur, qui tuera un homme, appelle le jeune homme à son secours, et les voilà tous deux en fuite. La force du roman est de nous faire vaciller nous-mêmes dans le doute : est-ce réellement arrivé à l’auteur ? est-ce une invention ? ou encore un rêve ? Le jeune homme lit un livre, Le Retour du même – l’essence même des songes, quand les choses vécues apparaisse­nt dans nos rêves ou cauchemars, mais de façon déplacée, décalée, travestie. Il faut peut-être lire la pièce de théâtre Nos débuts dans la vie (souvent très drôle) à la suite du roman, tant il semblerait que Jean soit le même narrateur mais mieux ancré dans la vie grâce à un amour fixe, une femme enfin nommée par son seul prénom, Dominique (c’est aussi celui de l’épouse de l’écrivain), et l’écriture. Jean se balade avec une mallette, qui contient son premier manuscrit, accrochée à son poignet par une menotte. De crainte que le compagnon de sa mère, une actrice de boulevard – alors que la jeune Dominique joue La Mouette de Tchekhov –, ne vienne le lui voler pour le détruire, l’empêchant alors de renaître, d’échapper au statut flou de personnage de fiction, tels les êtres de son enfance. L’écriture est ce qui lui permettra le grand passage entre le passé et le présent, le moyen de changer les êtres malfaisant­s en fantômes. Les déréaliser, ne plus en avoir peur, barrer leurs pouvoirs mortifères. Il y a du conte dans ces deux livres, des maléfices et des mauvaises fées auxquels les jeunes protagonis­tes, toujours un garçon et une fille, devront échapper – pour éviter peut-être le suicide, tel que l’accomplit l’un des personnage­s de La Mouette, et pour devenir adultes. Un seul passeport pour ce dangereux passage : un manuscrit. Ecrire ou périr. L’oeuvre de Patrick Modiano ne porte pas sur la nostalgie d’un Paris révolu, comme certains pourraient l’y réduire, mais sur des questions plus essentiell­es de vie ou de mort, d’échec ou de réussite. Et la magie, noire ou blanche, opère toujours. N. K.

Souvenirs dormants (Gallimard), 112 p., 14,50 € Nos débuts dans la vie (Gallimard), 96 p., 12 € En librairie le 26 octobre

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